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Muette d’Eric Pessan : De la nasse à la métamorphose

mercredi 25 septembre 2013, par Sébastien Rongier

Eric Pessan a publié en septembre 2013, Muette chez Albin Michel.




1/ Cinéma


Au début du roman, le narrateur rêve pour Muette. Il rêve avec Muette. Il lui rêve une vie de cinéma, de ces grosses productions qui multiplie les travellings et les figurants pour filmer les fugitives.

« ce serait une course folle et effrénée, pense Muette, une échappée formidable à travers les champs de maïs, de colza et de tournesols… » (p. 11)


Pourtant le conditionnel nous alerte. Ce n’est qu’un rêve, un fantasme, l’imagination galope… mais bientôt, et d’ores et déjà arrêtée par des phrases en italiques, des phrases qui laminent l’élan avant même sa naissance, au moment même de son apparition.


A la fin du roman, quand les espoirs minces et dérisoires de Muette s’éteignent, et, avec eux, le lecteur, tenu par la fin du livre de laisser le personnage au désastre qui continuera encore de peser, quand Muette est finalement retrouvée, l’écriture d’Eric Pessan devient cinématographique. Dans un passage extraordinaire de beauté, Muette est à l’arrière de la voiture des gendarmes. Moment d’amplification visuelle et de trouble des frontières. Elle regarde la nature qui la regarde. Ils ne font plus qu’un. Même la tique qu’elle arrache fait parti de ce commun. Elle est dans la voiture et les animaux semblent venir à son passage, pour la saluer. La narration est au plus près d’elle, alors que file à l’arrière-plan la nature, et les animaux qui l’accompagnent. Mystère du regard, du rêve, de la pensée qui vagabonde encore un peu. Regard tremblé de la narration qui suit au plus près ce personnage qui regagne la déroute familial. Moment suspendu où le trajet en voiture s’accroche encore à la nature qu’on quitte. Avant le silence de la fin du livre.

« Et Muette regarde – au-delà de la vitre – défiler le paysage : le bois, les champs de maïs, de blé, de colza et ceux de lin dont les fleurs bleues ont déjà fané, la révolte va bientôt commencer.

Elle voit une chose.

C’est furtif, rapide, plus entraperçu que vu.

Un chevreuil à l’orée d’un fourré, l’animal tourné vers la route suivait la voiture des yeux. Muette est certaine qu’il cherchait son regard, à elle. » (p. 204)





2/ Voix


D’ores et déjà les phrases en italique viennent rompre et cisailler.

Ces phrases, au départ, on ne les comprend pas. On ne sait pas leur statut. Mais elles viennent nuire à la narration. Elles entament l’élan, le coupent et rendent inaudibles ce qui les entoure. On ne sait pas ce que c’est d’abord. Cependant, dès la deuxième page, on a compris que ces phrases étaient des parasites :

« tu es complétement folle ma pauvre fille, »
« tu veux nous faire mourir, c’est ça ?  »
« tu nous portes le coup de grâce, tu vas finir par nous faire mourir de chagrin. »



C’est la ligne musicale du roman : fragments mis en boucle car il s’agit pas toujours de phrases mais des morceaux prélevés au réel, l’absence de majuscule initiale indiquant ces échantillons arrachés des voix parentales : ligne basse continue, empilement du quotidien comme un claquement de fouet. Ces phrases sont des zébrures profondes au jour le jour. Elles s’impriment dans le roman même. La chair du roman est nouée à ces mots qui racontent l’anéantissement d’une personne, son processus profond, au long des jours, des semaines, des années, des décennies, un processus entamé avant même la naissance de l’enfant. Au détour des italiques, un quotidien sordide, et surtout l’os de l’humiliation, la blessure intime chaque jour ouverte et les cris des vivants chaque jour étouffés. Ce que le livre d’Eric Pessan nous donne à éprouver, c’est l’os de l’humiliation. Muette n’est pas à proprement parlé le récit de cet enfer-là puisqu’il est le récit de la brève parenthèse que s’invente le personnage de Muette. Mais le dispositif d’écriture du livre installe une véritable immersion dans ce processus d’humiliation, créant une tension constante entre un principe de liberté tenté et un principe de destruction à l’œuvre.


« Elle pue le pelage, la venaison et le sous-bois.

Tu vas sortir de la salle de bain ?

Elle, si propre passant des heures et des heures à se laver (…)

Arrête de gaspiller l’eau.

Elle n’a même plus honte de sa puanteur, elle s’est enveloppée d’une carapace de crasse et d’infection. Elle a construit son bouclier. » (206)




3/ Adolescence


Muette est le portrait d’une adolescente mais plus encore le portrait, la description d’un processus :


C’est d’abord ce moment où la conscience au monde est la plus vive, la plus tendue, ce moment où tous les signes du monde et du réel infligent des blessures (les nouvelles à la télé, les comportements des parents, les copains à l’école) ; c’est ce moment où l’adolescence est le réceptacle fragile du monde dont elle se nourrit.


« Des fous qui n’empêchaient pas son père de rire deux minutes plus tard devant son écran, des fous qui ne coupaient pas l’appétit ni ne troublaient le sommeil. » (p. 34)



Ce sont ensuite les premières tentatives pour agir : transformer son rapport au monde en même temps que le corps se bouleverse dans ce monde-même. C’est très exactement là qu’évolue le roman d’Eric Pessan, dans les replis de ces cataclysmes intimes. L’épisode de la poupée (p. 151) en serait la prémisse symbolique.


« D’une détente frétillante de ses arrières-membres, Muette quitte l’abri et bondit sous la pluie. Elle ne supporte plus d’attendre, elle cède aux fourmillements qui parcourent ses muscles,

pourquoi as-tu couru comme ça, tu es folle ?

Elle ne sait plus raisonner, elle court. Vivante. » (92)




4/ Fugue Muette


La jeune fille est Muette car elle est d’abord un corps en mouvement, ce corps qui s’invente une place dans le monde. Son expression, sa solution, les signes de son rapport au monde, Muette les trouve dans la fugue, un art qu’elle s’invente dans la nature. Muette élabore une robinsonnade pour s’inventer elle-même contre la nasse. Elle part, elle quitte tout. Elle fait un écart radical qui la mène dans une grange abandonnée, non loin de chez elle. L’enjeu n’est pas la distance, c’est la séparation et la rencontre du personnage avec elle-même,son corps, et la nature. Elle trouve refuge, là même où elle passe habituellement ses journée. Seulement là, elle laisse tout derrière, et décide d’y passer ses nuits. Loin de tout, loin de tous.

« Depuis que Muette a dix ou onze ans, la grange est sa cabane. Au début, elle venait là pour jouer, pour faire comme les grandes (...) En grandissant, Muette a cessé de jouer à l’épouse. Pas de venir à la grange. C’est son lieu, son seul espace, celui de ses lectures adolescentes, de ses escapades secrètes. Sa chambre à elle où nulle mère n’entre en coup de vent... » (p. 23-24)




5/ Eclosion


Le personnage central du livre n’est pas seulement le personnage éponyme, c’est également la nature. Présence constante, troublante qui rappelle le récit N d’Eric Pessan publié en 2012 aux Inaperçus. Ici, Muette connait les signes et les plantes. Elle identifie les bruits, mâche les herbes, lit les traces et commet des erreurs de jugements. Des expériences malheureuses, un apprentissage parfois difficile comme cette bataille perdue avec les fourmis qui dévorent son maigre garde-manger. Car la nature conserve une dimension hostile, bruyante, poisseuse et inquiétante.


Pourtant Muette décrit une véritable fusion du personnage avec la nature :


« Muette voit le lapin et se place à l’intérieur du lapin. (…)

Le lapin, lui, a toujours esquivé son prédateur, sinon il ne serait plus là, à prêter son corps.

Muette joue, bondit de joie sur ses pattes antérieures. Le monde s’offre à raz de l’herbe. Muette est heureuse. Elle quitte la grange, renifle le vent et épie le ciel. » (p. 56-57)





6/ Le monde est une nasse


A l’opposé de l’éclosion de Muette, il y a la nasse du monde. Muette n’échappe pas à la nasse. Dans le livre. La nasse est la structure répétitive des phrases en italique qui enferment autant le personnage que l’écriture et le lecteur. Ce dernier est littéralement englouti à l’intérieur de cette nasse par ces phrases dont il voudrait (en vain) se débarrasser. C’est au travers de ces litanies du désastre que se noue l’identification du lecteur avec le processus de destruction qui enserre Muette.


Le père a installé un été une douche solaire dans le jardin. A l’occasion d’une réunion familiale, Muette, alors enfant de huit ans, est obligée d’essayer l’installation :


« Allez,

ordonne sa mère,

ne fais pas ta chochotte,

Muette ne veut pas mais Muette n’a pas le choix, on ne lui laisse que rarement le choix (…)

Ravalant sa honte, Muette se déshabille, elle est nue, les gens rient, son père, sa mère, ses grands-parents. » (194)



Cependant, le livre a saisi une éclosion, ce temps du vivant dans la nature, ce moment de liberté. Muette retourne dans la nasse qu’elle n’a jamais quitté pour mieux en sortir. Car ce que semble avoir appris Muette au terme de son échappée est l’art de la métamorphose.


« Muette pense que la prochaine fois elle partira plus loin, elle franchira des frontières, elle se transformera durablement en biche, elle commencera à préparer cette évasion dès qu’elle aura remis un pied chez eux. » (p. 205)



Elle est devenue autre. Le livre devient le battement d’une vie à venir. Métamorphosée.






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