Accueil > Articles > 2003 > « Petite entreprise de la voix à l’ère industrielle (Blanche-Neige Lucie, (...)

« Petite entreprise de la voix à l’ère industrielle (Blanche-Neige Lucie, Pierre Huyghe)

vendredi 3 décembre 2021, par Sébastien Rongier

Nouvelle collaboration avec cette revue qui accueille une troisième réflexion autour de Pierre Huyghe. Voici le texte tel qu’il a paru, sans ajout ni modification.






« Petite entreprise de la voix à l’ère industrielle
(Blanche-Neige Lucie, Pierre Huyghe)


A y regarder de plus près, l’actualité critique et esthétique continue de reproduire des espaces catégoriels alors même que les œuvres, ou du moins une partie d’entre elles, s’élaborent en dehors de ces enjeux. Si les artistes n’ont pas nécessairement un point de vue net sur ces questions, leurs pratiques et leurs œuvres témoignent de ces déplacements. La peinture interroge les effets de l’image et des pratiques contemporaines ; les installations (vidéo ou non) dialoguent plus que jamais avec la littérature, le cinéma… Et inversement.

En forçant l’espace des pratiques contemporaines, en cherchant une nécessité essentialiste voire une téléologie aux œuvres contemporaines, certains contempteurs des définitions analytiques et pragmatiques ratent cette spécificité qui refuse de se résumer et de se résoudre à un cadre, une normalisation et son effectivité.

L’espace ouvert par l’expérience de cette génération d’artistes contemporains participe d’un effrangement des formes d’art. Cet enjeu ne supprime pas pour autant les interrogations. Elle active au contraire de nouvelles perspectives ouvertes par la modernité. C’est pourquoi cette temporalité esthétique ne saurait se laisser enfermer dans un exposable réduit à un lieu ludique et anhistorique.

Si le cinéma est un espace d’interrogation pour Pierre Huyghe, ce que le spectateur de son œuvre découvre n’est pas du cinéma mais une forme qui organise avant tout un dialogue et un questionnement. Il ne s’agit pas d’en faire un discours sur une catégorie d’art depuis un bastion (cinéma vs art contemporain). Dans cette ancienne guerre de positions catégorielles, certains élaborent un passage fragile et précaire qui retourne nos habitudes et permettent de penser l’image dans l’écart qu’elle produit. C’est pourquoi nous envisagerons Blanche Neige Lucie de Pierre Huyghe comme une interrogation de notre imaginaire cinématographique soumis à la domination marchande.

Blanche Neige Lucie (1997) est une vidéo de trois minutes quarante secondes. On y voit une femme dans un studio de cinéma. Elle est silencieuse. Mais une voix off sous-titrée (la propre voix de cette femme) nous raconte son histoire : Lucie Dolène est l’interprète française de Blanche Neige des productions Walt Disney. Elle raconte les démarches qu’elle a dû engager pour se réapproprier sa propre voix [1]. Durant ce plan-séquence, Lucie Dolène finit par chanter "Un jour mon prince viendra".

On peut distinguer deux niveaux à ce travail. Il y a d’une part une tension entre l’image et le son (le silence et le chant, la mécanique du plateau et la voix). Et d’autre part, on découvre une tension dans le rapport oral et écrit dans l’image puisque l’enregistrement de l’interview qui défile en sous-titre et en anglais se heurte au silence visage ou à la chanson en français.

Les deux langues disjointes (l’une à l’écrite, l’autre à l’oral) renforcent nécessairement cette tension. Cette dernière souligne l’émergence de l’histoire individuelle dans un horizon social et idéologique (le rapport à l’entertainment) dans le matériau artistique. L’enjeu de la vidéo de Pierre Huyghe est de réaliser (et pas seulement enregistrer… en réalisant, il met en scène et interroge) cette captation, ce vol. Si l’on met souvent en rapport cette tension son / sous-titre, on ne dit pas assez que l’image dans Blanche Neige Lucie instaure un autre processus critique. Car Lucie Dolène, doublure française de Blanche Neige n’est qu’une voix, une voix de dessin animé.

Huyghe explore l’identité de cette femme par l’image. C’est d’abord un visage muet que l’on regarde. La distance instaurée par le sous-titre permet d’envisager l’épaisseur humaine de ce visage, de cette femme, peut-être en représentation sur un plateau de cinéma. C’est ce plateau (plan de départ et de fin) en arrière-plan, dans lequel personnage et caméra tournent (au sens propre comme au sens figuré) imperceptiblement, c’est donc ce plateau qui opère la circulation entre le sous-titre et le visage (avant, pendant et après la chanson).

L’enjeu est donc de montrer que l’émergence de cette voix (son rapport au cinéma et à l’enfance… toutes les enfances : celle de Lucie Dolène mais aussi celle des spectateurs) est profondément liée aux structures de l’industrie culturelle. Le prix du rêve cinématographique est ici le vol d’une voix, son utilisation, sa marchandisation. Dépossédée non pas par la fiction mais par les structures économiques qui construisent ces fictions (en l’occurrence Walt Disney productions) Lucie Dolène, après le procès et les différents témoignages de ses mésaventures, injecte de la fiction dans le réel. Contrairement à ce que l’on pourrait penser Lucie Dolène ne prend pas la parole. Ce que l’on voit et entend, c’est elle chantant, c’est cette part d’elle perdue et regagnée.

Pourtant cette voix retrouvée, à laquelle le spectateur est confronté, est paradoxale puisque c’est celle de la fiction. Plus exactement c’est le chant de cette voix, son objet, qui est ambivalent. "Un jour mon prince viendra…" est ancré dans la fiction.

En somme, retrouver son identité (Lucie Dolène vs Blanche Neige), c’est finalement, après le passage dans le réel (le procès gagné), l’affirmer dans l’image par la fiction (la chanson du dessin animé). La distance voix / sous-titre éclaire bien cette tension : la voix qui chante est enjeu de fiction, le réseau du sous-titre est dimension du réel. Cette tension est également renforcée par l’opposition des langues puisque le sous-titre est en anglais et que la chanson est en français.

La vidéo de Pierre Huyghe n’est pas l’affirmation positive d’une réalité contre une autre mais l’exploration de cette ligne d’effrangement où l’exercice de la pensée se développe. L’image, en ne se soumettant ni à la passivité, ni à l’instantanéité renverse les effets réificateurs en les dénonçant par ce processus ironique que forme ce dé-codage : il ne s’agit pas de lire un code caché mais de sortir de la codification normative pour être l’espace de création de son propre événement. C’est le sens moderne d’une insoumission à la stabilité (normative) du sensible et de l’intelligible que Jacques Rancière définit comme étant le régime esthétique des arts [2]. Ce dé-codage est le propre de l’événement artistique.

L’évènement qui s’instaure n’est pas débarrassé de contenu historique ou social comme pourrait le suggérer le philosophe Alain Badiou. Il offre au contraire une temporalité qui interroge et critique l’éternel présent, si intimement lié aux principes de l’industrie culturelle.

En créant sa propre forme dans le matériau, l’œuvre implique le monde. Car le matériau se conçoit dans son histoire, dans son organisation en formes et donc se noue nécessairement à la société puisque ce matériau est historiquement et socialement déterminé. Blanche Neige Lucie permet de lier les enjeux du matériau dans le monde et d’examiner son autonomie. Cette dernière renvoie l’indépendance de l’art à une indépendance quasi autotélique. N’étant ni déposée, ni dans le monde mais au-dessus, l’œuvre, comme sédiment transcendantal, échappe alors au monde. Cette monade artistique est finalement aussi confortable qu’aveuglante puisqu’en refusant d’inscrire l’œuvre dans sa réalité historique et sociale, elle neutralise ses enjeux esthétiques, idéologiques ou sociaux.

Aussi faut-il penser Blanche Neige Lucie à partir des dimensions du matériau et des changements de perception, notamment après la perte auratique analysée par Benjamin. Pierre Huyghe interroge les marges idéologiques qui traversent ces changements. C’est pourquoi nous envisageons Blanche Neige Lucie comme une forme autoreflexive. En interrogeant sa propre forme (image et cinéma… l’image et son rapport au cinéma), elle dialectise un rapport sujet et objet, image et humain. N’étant ni une pure forme, ni un collage citationnel, cette vidéo de Pierre Huyghe élabore et explore le processus social de l’identité dans l’industrie du spectacle. Cette réflexion oblique qui explore son propre contexte social et historique (par un jeu de mise à distance son / image / sous-titre et imaginaire du spectateur) est une forme de ce processus ironique que nous envisageons comme processus critique et forme de pensée. L’ironie n’est pas ici cette raillerie de connivence neutralisant dans l’air du temps les enjeux de la pensée. En explorant la dimension interrogeante du terme, l’ironie se noue aux formes d’une pensée esthétique résolument critique.

L’enjeu n’est pas dans la séparation du sujet et de l’objet mais dans leur interrogation réciproque. Ce que la crise narcissique soulève, c’est l’aliénation individuelle aux formes de représentations. Cette aliénation interroge la liquidation de l’individu par la société marchande : l’industrie culturelle est une forme possible de cette régression [3].

L’instauration autoréflexive de Blanche Neige Lucie permet d’envisager cette tension inhérente à l’industrie culturelle et de relier très fortement l’œuvre au monde par un processus critique. Cette dialectisation de l’identité dans l’image comme matériau social en fait vaciller l’évidence. Les déterminations idéologiques de l’industrie culturelle, interrogées dans cette vidéo, montrent la fragmentation du sujet et la soumission à sa marchandisation. C’est ce résidu individuel face à la domination sociale que Blanche Neige Lucie traite sans céder à la tension qui demeure immanquablement. En effet, la chanson du film reste la forme affirmative alors même qu’elle est l’enjeu de son aliénation. Même si l’on peut penser que Lucie Dolène se réapproprie son identité, la vidéo de Pierre Huyghe conserve pourtant la trace de cette dissolution de l’individu dans les formes de l’industrie culturelle.

L’autonomie réelle de l’art est dans le refus de l’ordre et de sa reproduction. Son authenticité réside dans son renversement critique. C’est dans le moment dialectique, dans l’usage critique de sa forme inscrite dans le matériau que l’œuvre d’art apparaît comme moment authentique contre la résignation affirmative de la culture. L’ensemble du travail de Pierre Huyghe produit des décalages dans l’exploration de la temporalité envisagée comme matière même de l’image. Le dispositif de l’image induit la densité de son propre passage dans ces constructions qui dédoublent, redoublent et ouvrent l’interrogation, son incarnation, dans la multiplication des strates temporelles, spatiales et imagielles.


Blanche Neige Lucie est une forme contemporaine de l’art qui interroge cette dissolution de l’individu. Ce rapport entre l’art contemporain et le cinéma, cette "cinématière" de l’art contemporain constitue un enjeu esthétique mais aussi social et politique. S’il est question d’image, de construction, de processus d’interrogation sur les formes dominantes de production d’images (cinéma, télévision…), elle opère en amont un profond renversement en interrogeant les conditions d’expérience de représentation contemporaine. C’est au travers l’autoréflexion de ce matériau que se noue l’action politique et sociale.

Avec Blanche Neige Lucie, nous ne sommes pas dans une activité artistique décontextualisante mais bien au contraire dans une conscience qui expérimente la contemporanéité et la domination du visuel. Le dé-codage de ce visuel problématisé par le maillage sonore forme cette expérience critique puisque la vidéo, l’installation vidéo et la "cinématière" sont l’expérience de notre époque et nous permettent de comprendre nos propres mutations.



[1Lucie Dolène raconte (le sous-titre que l’on lit) :
"… Ma première rencontre avec Blanche-Neige remonte à mon enfance, lors de la sortie du film en 1938, j’ai chanté "Mon prince viendra" à la fête de l’école. Ma seconde rencontre s’est faite en Amérique, je faisais des comédies musicales. On m’a invitée à chanter pour l’inauguration d’un grand hôtel à Hollywood, toutes les stars étaient là, après ma prestation on m’a placée à la table de Walt Disney, un homme délicieux, très attentif.
Enfin, en 1962 je suis venue faire le casting pour la voix de Blanche-Neige, j’ai appris par hasard qu’ils n’avaient toujours pas trouvé la chanteuse, on a fait des essais et le lendemain, j’ai été choisie pour le rôle et pour le chant.
C’est le plus beau doublage que j’ai fait.
La voix de Blanche-Neige est un soprano léger mais pas trop lyrique non plus, une petite voix timbrée, très enfantine, fraîche sans être trop technique.
Pour les indications de jeu, c’est le dessin et le personnage qui vous les donnent. J’ai enregistré avec un casque, j’avais la voix originale dans l’oreille, j’aime bien entendre le retour de la voix, c’est troublant mais on s’y fait.
C’est un petit guide qui vous aide à suivre la structure musicale.
Quand j’ai donné ma voix à ce personnage, cette petite princesse belle comme le jour, gracieuse et innocente j’étais complètement Blanche-Neige, oui, absolument.
Aujourd’hui quand je regarde le film, j’ai un sentiment étrange, c’est ma voix et pourtant elle semble ne plus m’appartenir, elle apprtient au personnage et à l’histoire. Récemment j’ai appris que Disney avait conservé ma voix pour la nouvelle version, j’ai d’abord été heureuse puis j’ai réalisé qu’il y avait un problème : imaginez en trente ans ma voix a été utilisée sur toutes sortes de supports.
C’est ma voix quand même !
Je me suis lancé dans un procès pour protéger mes droits sur l’utilisation de ma voix, c’était en même temps que la grève des interprètes.
Les gens ont été touchés par cet événement, je me souviens pendant la manifestation qu’un artiste Américain m’a crié "Hey Snow White, woderful, I’m with you." ".
Pierre Huyghe in Pierre Huyghe— Some Negociations, catalogue de l’exposition du 28 avril au 13 juin 1999 au Secession, Wien, du 22 octobre au 21 novembre 1999 à la Kunstverein München, et du 15 janvier au 12 mars 2000 au Kunsthalle Zürich, Munich-Zurick, Kunstverein München et Kunsthalle Zürich éditeurs, 2000, index page 26 dans le supplément traduit en français.

[2Rancière, Jacques, Le partage du sensible, Paris, La Fabrique, 2000, page 33.

[3"L’industrie culturelle ne sublime pas, elle réprime."
Horkheimer, Max et Adorno, T.W., La dialectique de la raison, traduit de l’allemand par Eliane Kaufholz, Paris Gallimard, collection tel, page 148.