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Les anfractuosités du réel (Olivier Rolin, Jean Rolin et François Bon)

vendredi 3 décembre 2021, par Sébastien Rongier

Recherches en esthétique de Dominique Berthet et son accueil ouvert et chaleureux. Voici le texte tel qu’il a paru, sans ajout ni modification. J’ajoute seulement quelques images de la rue de la clôture et du périphériques prises au moment de l’écriture de ce texte.




Les anfractuosités du réel
Espace utopique et littérature contemporaine
(Olivier Rolin, Jean Rolin et François Bon)






Des endroits n’ont parfois pas lieu : parking, périphériques, autoroutes, friches ou terrains vagues. La Cité serait autour. Mais ces espaces lui appartiendraient par défaut ou dans un passage incertain et aveugle. Ces formes de disjonction à l’écart de la course des villes viennent pourtant interroger les discours urbains de planification harmonieuse (utopie classique) ou de développement débridé, voire sauvage (une certaine tendance d’utopie urbaine « ludique »). Il existe une doxa contemporaine qui propose et valorise la surdimension urbaine, la consommation et de l’expansion illimitée. La ville devient réseau, rhizome, environnement. Ce mimétisme du langage informatique transforme le tissu urbain en réseau et connexion, en flux informes, glissants et interchangeables. Qu’en est-il dans cette logique des lieux reliés à rien ou des espaces qui font apparaître une incertitude ou une fragilité au cœur de ces flux ?

Il s’agirait d’un lieu qui ne serait plus conforme à l’idée même de lieu, un lieu sans identité, un lieu qui existerait sans une réelle localisation. Il ne se disposerait pas, ou plutôt il ne disposerait de lui-même qu’une forme négative d’habitation. Ce non-lieu du lieu, ce lieu en l’absence de tout lieu serait alors un espacement, une tension négative contrariant les évidences et les certitudes.


Les utopies classiques s’envisagent à partir de l’irréalité du représenté. Dans la forme fictionnelle des utopies, le non-lieu tient lieu de lieu. L’excès même du hors-lieu devient la justification rationnelle d’un espace défini comme une totalité accomplie et parfaite. C’est ce qu’une forme utopique oblique et bricolée, pour reprendre les termes de Daniel Bensaïd [1], vient interrompre et critiquer. A rebours des mouvements de réconciliation liés aux formes utopiques classiques, l’oblicité devient un enjeu de perturbation et de résistance. L’ambiguïté dialectique est ici une dynamique critique contre l’effectivité du temps réduit à une pure actualité. C’est en ce sens que la vérité du présent est celle d’un contretemps, ou plus exactement d’un temps de l’après-coup et du différé.


L’utopie bricolée dont on voudrait proposer une lecture à travers quelques exemples de la littérature contemporaine, ne vient pas reproduire le présent ou réconcilier les lieux abandonnés avec le mouvement ou le flux. Elle invite au contraire à en mesurer la tension et à penser le contretemps qu’instaure l’évidement du lieu. Fragilisé par l’évacuation de toute évidence, ce lieu s’excède à lui-même. Il n’est plus question de l’approcher ou de le penser frontalement. C’est désormais une voie latérale qui se dessine et qui fait surgir un impensé critique. Il s’agit d’un hors-lieu du lieu, d’une extraterritorialité qui vient interroger un réel rendu impossible à lui-même.

D’Oliver et Jean Rolin à François Bon, la littérature contemporaine prolonge ces aspects obliques des formes utopiques en dégageant, à partir d’une séparation dialectique du réel, un mouvement d’émancipation tel qu’il a été décrit par Walter Benjamin. L’espace utopique benjaminien est un point de convergence entre le nouveau et l’ancien, permettant de penser les tensions induites par cet entremêlement. Se dessinent alors un nouvel espace désormais transitoire et une forme urbaine vacillante. L’ambiguïté utopique questionnée par Benjamin pose les enjeux d’une émancipation et déplie le mouvement même d’une forme moderne de l’utopie [2]. Benjamin appelle à considérer une forme oblique de l’utopie qui ne serait ni une forme classique fixée depuis More, ni une contre ou une anti-utopie. L’image dialectique qui émerge de l’ambiguïté temporelle n’assure aucune finalité (aucune téléologie). Elle prolonge au contraire une interrogation critique sur les conditions et sur les formes du réel à partir de leurs détails. Adorno dira, après la mort de Benjamin, que ce travail micrologique est l’enjeu méthodologique d’une pensée qui fragmente et déplace la tradition ou la convoque seulement « sous une forme dispersée, souterraine, oblique. » [3]. C’est cette micrologie critique que l’on retrouve dans les livres des frères Rolin et de François Bon et que l’on tentera d’explorer en ouvrant ce chantier de réflexion.


L’ambiguïté utopique ouvre une tension par la fragmentation et par l’oblicité. Elle pose un nouvel enjeu pour le présent. En convoquant un regard qui biaise les certitudes, la pensée résiste à l’ordre et à la doxa : il ne s’agit plus de reproduire le présent (une immédiateté neutralisée) mais de produire et de penser un présent à partir de son contretemps… un contretemps qui ouvrirait sur un contre-lieu. Ce que Benjamin envisageait, à partir des passages parisiens, la littérature contemporaine l’investit dans des lieux radicalement épuisés ou seulement destinés à ne jamais faire lieu comme le suggère Eric Hazan :


« Le Paysan de Paris d’Aragon […] donna à Walter Benjamin l’idée d’entreprendre le Passagenwerk […]. Peut-être le passage, lieu si poétique aujourd’hui, n’était-il pour les contemporains qu’un détail urbain commode mais peu digne d’intérêt, comme sont pour nous les galeries commerciales, les cinémas multisalles ou les parkings souterrains. » [4]


En proposant une géographie fragile de ces espaces utopiques qui disent une distance et impliquent un questionnement sur le temps présent, on retrouve le sens d’une inconciliation qui résiste à l’idée d’un monde effectif et définitivement pragmatique. La littérature vient ici dire, nommer ou faire l’expérience de ce qui ne se nomme pas, de ce qui ne se dit ni ne se regarde sinon comme un espace vide de sens. Les livres d’Olivier Rolin, de François Bon et de Jean Rolin prennent position au milieu des vestiges de certaines utopies d’un passé récent ou plus ancien. Ils semblent prendre acte des échecs, des errements, et des agonies des grandes utopies : celle de mouvements révolutionnaires et celle de la contre-culture (deux utopies croisant parfois leurs chemins respectifs). Olivier Rolin dans Tigre de papier [5]revient sur le tumulte activiste des années soixante tandis que Jean Rolin tisse dans La Clôture [6]d’autres rapports avec l’espace urbain.


Sur le périphérique parisien, le personnage principal de Tigre de papier raconte sa jeunesse révolutionnaire à la fille de Treize, son meilleur ami décédé. L’omniprésent périphérique vient heurter le récit par une présence continuelle : les panneaux indicateurs, les HLM, les publicités, les bâtiments, le défilé des portes et des sorties. Le récit tient à ce tour infini qui dure, s’enroule dans le passé, revient se cogner sur les signalisations ou les fumées des cheminées industrielles au petit matin. Toute une nuit à raconter et à tourner autour de Paris, à dire les événements de l’Histoire, la grande et la petite, à articuler le combat à une pensée ou à des parcours.


« C’était la fin de La Cause, vous aviez décidé la mort dans l’âme de baisser le rideau, de vous disperser. En Allemagne et en Italie l’histoire de ces années-là s’enfonçait dans le sang. Vous gardiez assez de bon sens pour ne pas vouloir de ça, vous c’était juste alcool et défonce, un suicide par-ci, par-là, la vie, quoi… » [7]


Toute la vie défile autour du périphérique : les guerres, le colonialisme (L’Indochine meurtrière avant l’Algérie), l’idéologie (le Grand Timonier), les amitiés, les morts et la Révolution, « [m]ais avant que ça devienne […] des envies d’épopées » [8].

Au bout de la vie défilée, il y a les derniers mots, les dernières phrases qui ne portent aucun espoir. Le récit se termine. La ville retourne bientôt dans le flot habituel. Entre-temps, c’est une ronde nocturne et un récit aux lendemains ternes. Plus rien ne brille sinon les affiches publicitaires :


« Voilà, c’est fini. Tu ne sais plus quoi dire, tu es gêné, tu allumes une cigarette. […] Vous fumez en silence. Les panneaux publicitaires clignotent et s’éteignent le long du périphérique. Le premier train de banlieue glisse au milieu d’éclairs, en bas dans la vallée, vers Austerlitz. Tu lui tapotes la nuque, sous les cheveux. Tu penses que dans quelques jours ce sera le premier solstice du XXIe siècle.


Et après ? Après, rien. On s’en va, vous en faites pas. » [9]


Une tension sourde clôt le livre. Mais l’espace même inscrivait déjà la marque de cet espoir perdu, d’un espoir qui tourne en rond et au bout duquel il n’y a plus de voyage possible. Car il est interrompu par la forme circulaire du périphérique. C’est le tour et l’infini d’une route qui ceinture la ville et le récit, une route qui ne mène nulle part. Elle dessert seulement des destinations. Le périphérique est ici intrinsèquement le lieu vide de toute révolution, un espace sur lequel aucune réconciliation n’est possible : entre les générations (entre la fille de Treize et le narrateur), ni entre le narrateur et son époque. La figure du périphérique vient au contraire contredire cette époque d’engagement et souligner une certaine amertume. Si le temps des années 1960 est celui de l’espoir révolutionnaire, c’est aussi celui de la construction du périphérique : cette trace tangible de la rationalisation urbanistique et du développement capitaliste est d’abord la marque de l’ordre contre l’esprit de subversion. Ce contre quoi s’est soulevé cette jeunesse est devenu dans Tigre de papier l’espace même du récit. La DS qui roule a beau être baptisée Rembember [10], la fable du désordre est ceinturée par la boucle du périphérique. Le lieu devient un signe paradoxal d’abandon. On ne se perd pas. On tourne. On s’abandonne à la confession pour mieux dire ce qui s’est abandonné en nous. C’est autant le lieu du récit que le récit du lieu. C’est l’écriture qui vient heurter l’ordre circulaire et dire un espace rendu invisible, oublié dans le paysage circulaire des immeubles de bureaux et des panneaux publicitaires.

Olivier Rolin glisse dans le récit des fissures, celles du hors-lieu dans le réel. Là, bien après les révolutions perdues, il peut dire un évidement autour duquel on tourne encore, comme une voiture au milieu de la nuit. C’est un tour qui jette obliquement un regard et ouvre une écriture sur ce qui n’est pas regardé au milieu du flux.


Dans Tigre de papier on roule en boucle sur ce périphérique pour raconter. Les anfractuosités du périphérique deviennent dans le roman de Jean Rolin, La Clôture, un autre enjeu décisif du récit. Le narrateur du livre de Jean Rolin se déplace imperceptiblement. On quitte l’asphalte du périphérique pour se retrouver sous l’édifice. Y a-t-il une vie sous le périphérique, ou autour de lui ? S’agit-il encore d’un espace ? Qu’en est-il de cet espace oublié et nié en tant que tel ? Un tel endroit, censé être vidé de toute forme humaine et de toute habitation, permettrait-il pourtant quelques rencontres ?


La Clôture est le récit d’une topographie fragile qui semble vouée à la perte et à l’abandon [11]. De la description panoramique et plongeante du début du récit [12] à la toponymie ultérieure [13], surgit une tension dans le paysage de la ville. Ce sont « les trous dans le tissu urbain » [14] et un monde en marge, concentré au milieu de la circulation sans fin des hommes et des marchandises, ou des êtres humains comme marchandise : les véhicules sur le boulevard des Maréchaux ou sur le périphérique, les camions de transport, la circulation de la drogue et la prostitution des jeunes femmes d’Europe de l’Est ou d’Afrique.

C’est donc un monde de passage, voué au silence et à l’oubli, traversant un lieu qui n’en est pas un, donnant « à ce secteur du boulevard un caractère assez sombre et essentiellement transitoire, impropre aux longs séjours comme aux activités régulières et déclarées » [15].

Il s’agit d’un lieu qui n’est pas fait pour la vie des hommes, un espace dominé par le grondement du périphérique qui recouvre habituellement toute forme de déclaration. Le narrateur du livre de Jean Rolin vient contredire cette certitude en observant ce qui ne donne généralement lieu à aucune forme de regard. C’est pourtant là, sous ce périphérique parisien, que le narrateur de La Clôture découvre une armoire électrique devenue « la résidence principale (…) d’un anachorète » [16]. Mais c’est plus loin à l’intérieur d’un pilier creux soutenant le périphérique qu’on découvre une caravane encastrée, une caravane dans laquelle vit Jacques Cerbère. Entre le périphérique intérieur et le périphérique extérieur, « et le ciel entre les deux » [17], il y a un homme « se tenant à l’intérieur de son pilier comme à la limite de deux mondes » [18].


Un monde dans les fissures mêmes du monde se tient là, en deçà, comme pour en souligner les paradoxes et les tensions : au milieu du grondement sourd du flux incessant des voitures sur les voies qui ceinturent la ville, on découvre une caravane immobilisée, statufiée à l’intérieur d’un pilier du périphérique. Sous l’espace du flux, la caravane n’est plus l’appel ou la réponse à aucun mouvement. Une habitation dans l’impropre même du lieu, c’est ce que cache le quartier de la rue de la Clôture. Ce nom de rue, qui désigne paradoxalement un terrain vague, révèle les anfractuosités d’un univers réglé sur le mouvement et sur la circulation. Comme le village de Goussainville-le-Vieux, vidé par la création de l’aéroport Charles de Gaulle [19], l’avancée du flux urbain crée un espace vide qui n’est la transition d’aucune réalité mais son immobilisation et sa tension. Le hors-lieu du lieu devient celui d’une présence dans le contretemps. La perturbation de l’évidence qui se dessine dans le récit est un autre regard sur ces espaces voués à l’oubli parce qu’il est d’abord la mise en place d’un attention sur un lieu donné pour vide. C’est ici la forme oblique d’une utopie qui donne au présent une autre dimension : ces lieux qui sont en marge de tout lieu, se heurtent aux effectivités d’un réel. En bordure, une disjonction et un espace transitoire viennent ouvrir une nouvelle expérience du lieu et de l’histoire, et donner un autre regard sur les révolutions et sur l’Histoire.


Ici encore les deux livres des frères Rolin semblent tisser une nouvelle boucle. Dans Tigre de papier d’Olivier Rolin, la génération qui se raconte évoque la disparition d’un idéal politique et d’une ligne révolutionnaire maoïste. Le personnage de Treize représente une mémoire collective devenue introuvable et, au tournant de l’histoire, improbable [20]. Car Treize, qui prend la photo du groupe évoqué par le narrateur, est justement celui qui est en position d’absence. Il lui est impossible d’apparaître sur la photographie. Son action sera sans autre trace que les maigres témoignages qui, au matin, se sont agités sur le périphérique.


Dans La Clôture, les « grands soirs » se perdent ou se réduisent à n’être plus qu’une triste parodie, une victoire de football [21] et le constat amer de l’air du temps présent : les enfants d’immigrés « aspiraient de moins en moins à révolutionner la société – cette idée étant d’ailleurs complètement passée de mode » [22]. En revanche ce que le roman de Jean Rolin cherche à évoquer dans la fragmentation du récit, ce sont les traces et les enjeux des bouleversements politiques et idéologiques dans les formes mêmes de la ville. C’est d’abord le nom oublié de Ney restitué en fragment dans le texte : l’Histoire surgit du nom d’un boulevard sur lequel d’autres histoires se nouent tragiquement. L’évocation de la vie bagarreuse du maréchal d’Empire est disjointe et éparpillée au long du livre. Le récit de cette figure napoléonienne se heurte à celui de la découverte du corps de Ginka Trifonova, une prostituée retrouvée morte sur le talus de la rue de la Clôture [23]. La Clôture est traversé d’images souterraines qui rappellent l’idée du choc benjaminien d’un présent renvoyé à son incertitude. Les temps historiques entremêlés de Jean Rolin ne viennent pas faire leçon. Leur lecture souligne au contraire un impensé et trace une expérience nouvelle du lieu par l’écriture. Le roman de Jean Rolin fait ici l’expérience du retournement oblique de l’utopie. Il n’est plus question d’envisager la recherche d’une perfection ou d’un absolu. Il s’agit de penser un regard à l’écart des certitudes et des maîtrises du présent pour l’ouvrir à une interrogation critique.


L’ombre de Daewoo plane étrangement sur les deux livres des frères Rolin. Point d’accroche visuelle, le sigle est dans La Clôture un repère qui permet de rythmer l’étirement descriptif autour du périphérique parisien. La publicité de la marque est un point d’articulation décisif pour le roman de Jean Rolin [24]. On retrouve également la trace de Daewoo dans le roman d’Olivier Rolin. C’est d’abord une marque de voiture parmi d’autres [25]. Puis, elle devient un autre fanal publicitaire dans le décor urbain [26] ponctuant le grand tour nocturne de la voiture et du récit.


François Bon va porter son regard au-delà de la surface publicitaire qui ponctue l’horizon des villes. Il suit l’histoire du sigle effacé de la marque, la marque littéralement déposée sur le sol d’une usine vidée. Les différentes formes d’utopies sont aussi le témoignage d’un état des aspirations sociales d’une société. Quelle forme d’utopie peut encore vibrer dans l’évidement, dans l’effacement et dans la mise en absence du lieu ? Qu’est-ce que ce nulle part de l’usine ? Il ne s’agit plus d’une usine qui aliène dans le travail. Il s’agit de celle qui écrase dans le licenciement. Deawoo parle d’une usine qui ferme, dépose son nom, s’enfuie et brûle dans un incendie. Cette mise en absence n’est pas celle d’un lieu hors de lui-même, ni celle d’un autre du lieu, mais la manifestation fragile du défaut du lieu dans le lieu lui-même. Au lieu du lieu, un déni et un écrasement comme l’image d’une caravane dans un pilier de béton. Il s’agit donc d’être au cœur d’un présent qui ne répond plus à quelque principe (et même plus à celui d’une espérance).L’écriture de François Bon tient cette place. Elle vient rappeler des mots et des noms. Elle vient suivre les échos et les silences qui restent au seuil des paroles. C’est ce qu’évoque François Bon à la fin de son livre : « Et laisser toute question ouverte. Ne rien présenter que l’enquête. » [27]

Les mots ? C’est d’abord Daewoo, le nom d’une marque et les termes qui s’agrègent à lui et que l’on retrouve dans le roman : l’usine, l’inauguration avec les ministres, la circulation des capitaux, les bas salaires, l’interim, la faillite, les licenciements, les reclassements, la fermeture, l’incendie criminel, la liquidation, les plans sociaux, la rentabilité économique, les subventions publiques, la mission interministérielle, la logique de l’argent, la misère, la maladie, le suicide…

Daewoo : une marque, des usines et une usine, celle de Fameck (Lorraine). Daewoo, le titre d’un roman et les lettres qui surplombent un décor décrit par l’auteur. Daewoo, c’est donc un lieu, l’usine « une géométrie très pure [et] le nom découpant fièrement le ciel » [28]. C’est donc cela qui frappe au moment de la première visite « le nom de l’usine dans le ciel en gros flottant encore sur le bâtiment bleu en contrebas » [29]. Ce nom qui signifie en coréen « vaste univers » [30] finit par être la négation d’une quelconque place dans l’univers au moment de la faillite.


« La disparition progressive des six lettres, d’abord comme on efface à la machine, enlevant les derrières lettres. Quand j’étais arrivé, c’est un O majuscule qui se promenait dans le ciel, soulevé par le bras jaune de la grue au-dessus du rectangle bleu de l’usine : et DAEWO puis DAEW puis AEW puis EW, enfin ce seul W au lieu de DAEWOO, écrit en géant sur l’usine. » [31].


Le nom s’est effacé, perdant par là même le lieu : l’usine est vide (une « ambiance de fin de monde qu’est une usine qu’on vide » [32]). Il ne reste rien des outils de fabrication ou de gestion. Et surtout, il ne reste plus rien des vivants. Derrière le nom qui se gomme, ce sont les histoires qui se taisent, les paroles qui s’oublient et des traces qui s’effacent. Tout Daewoo tient dans ces traces dont on refuse l’effacement et que l’incipit précise immédiatement : « Refuser. Faire face à l’effacement même. » [33]. Sans doute avons-nous là une clé pour désigner cet espace de résistance particulier que l’on envisage comme une forme oblique de l’utopie qui s’insinue et interroge les « [s]ignes discrets pourtant et opaques, rien que d’ordinaire » [34]. L’utopie littéraire contemporaine est toute entière dessinée dans l’interrogation d’une présence et d’une distance évoquée dès le second paragraphe de Daewoo  :


Pourquoi appeler roman un livre quand on voudrait qu’il émane de cette présence si étonnante parfois de toute chose, là devant un portail ouvert mais qu’on ne peut franchir, le silence approximatif des bords de la ville un instant tenu à distance, et que la nudité crue de cet endroit précis du monde on voudrait qu’elle sauve ce que béton et ciment ici enclosent, pour vous qui n’êtes là qu’en passager, en témoin ? [35]


L’enjeu de l’écriture, c’est une déclôture inconditionnelle, une forme d’inconciliation avec le réel et l’immédiateté du présent afin de rendre possible « ce lien [pour honorer] cette si vieille tension des choses qui se taisent et des mots qui les cherchent » [36]. Face à un réel qui ne produit plus de lien, qui le tord et l’efface, l’écriture de François Bon devient la question politique de la possibilité de la parole. Il s’agit bien de rattraper les mots silencieux et perdus de ces femmes qui se sont battues et qui, épuisées, taisent la défaite ou en meurent. Après la mort de Sylvia, il y a encore des mots qui se heurtent au silence, comme par exemple ceux des amies qui restent :


« Le matin, quand je viens sur sa tombe, au début je lui parlais.

« Maintenant non, silence. Et l’entendre dans sa tête ce silence. Il n’y a plus d’histoire, Sylvia. […] La sueur de ton front maintenant est invendable, quand tu mangeras ton pain tu sauras que la sueur de ton front est superflue. On est les superflues, elle avait ajouté. Et j’y pense, à ce mot, sur sa tombe… » Silence, j’avais coupé le magnétophone : « Et ce mot superflue, comme ensuite il vous colle… » avait ajouté Maryse P., et je l’ajoute ici à la transcription. » [37]


Mais qu’on ne s’y trompe pas, cette transcription est bien celle de la littérature qui tire les traces des paroles ordinaires de l’oubli, élabore un dialogue entre l’instance narrative et la parole qui ne se rapporte pas. L’écriture [38] tient cette place contre l’oubli, une place fragile et ouverte contre l’effacement, contre l’idée même d’une réponse. La voie latérale ouverte par la littérature est l’expérience d’un présent qui contrarie les évidences et les consentements en restituant un regard et une tension là où on ne regarde plus, là où l’on n’écoute ni n’entend qu’il existe encore des paroles dans l’étranglement du réel. La distance ouverte par ces anfractuosités littéraires cherche à donner la parole à ceux qui ne l’ont pas. C’est profondément l’enjeu de « la part des sans parts » comme le dirait Jacques Rancière qui forme dans les œuvres d’Olivier Rolin, de Jean Rolin et de François Bon un espace oblique qu’on envisage comme une forme utopique et comme un enjeu politique qui reste à étudier. Le matériau et le sens sont ceux d’un monde laissé sur le bas côté du monde. C’est ici qu’une certaine littérature s’aventure pour une mémoire qui recommencerait dans la chair des mots.



[1« Contre la fausse évidence des faits accomplis, elle anime la résistance à la catastrophe probable. Elle renonce aux ambitions totalisantes et aux grandes architectures monumentales, pour un bricolage critique et fragmentaire. Elle ne prétend plus aux visions lointaines qui usent la vue, aux utopies transcendantes de la fin finale, mais besogne à l’invention immanente du devenir. Cette utopie profane est alors un modeste "clinamen du réel", une légère oblique qui trace le passage fragile d’une liberté dans la fatalité en chute libre. »
Bensaïd, Daniel, Temps de la résistance, temps de l’utopie, in Art, culture et politique, actes du congrès Marx international II, sous la direction de Jean-Marc Lachaud, Paris, PUF, 1999, pages 143-144.

[2« Mais c’est précisément la modernité qui invoque toujours l’histoire la plus ancienne. Elle le fait ici à travers l’ambiguïté qui caractérise les rapports et les produits sociaux de cette époque. L’ambiguïté est l’image visible de la dialectique, la loi de la dialectique au repos. Ce repos est utopie, et l’image dialectique, par conséquent, image de rêve. »
Benjamin, Walter, Paris, capitale du XIXe siècle, Œuvres III, traduit de l’allemand par Maurice de Gandillac, Rainer Rochlitz et Pierre Rusch, Paris, Gallimard, collection folio essais, 2000, page 60.

[3Adorno, Theodor W., Sur Walter Benjamin, traduit de l’allemand par Christophe David, Paris, Gallimard, collection point essais, 2001, page 27.

[4Eric Hazan, L’invention de Paris. Il n’y a pas de pas perdus, Paris, Seuil, 2002, page 55.

[5Olivier Rolin, Tigre de papier, Paris, Seuil, septembre 2002.

[6Jean Rolin, La Clôture, Paris, P.O.L, janvier 2002. On peut également lire le propre récit par Jean Rolin de l’aventure du gauchisme dans L’organisation (Paris, Gallimard, 1996), livre dans lequel apparaît l’ombre tutélaire du frère absent mais cadre éminent de l’organisation militante.

[7Olivier Rolin, Tigre de papier, Op. Cit., p. 94.

[8Ibidem, p. 172.

[9Ibidem, p. 268.

[10Ibidem, p.93.

[11Les différents romans de Jean Rolin confirment cette piste, celle d’un écrivain qui décide d’aller voir comment les choses se passent dans les endroits dont on parle sans n’y être jamais allé : des banlieues parisiennes de Zones (Paris, Gallimard, 1995) au siège de Sarajevo pour Campagnes (Paris, Gallimard, 2000) ou du séjour impossible dans la Bethléem chrétienne (Chrétiens, Paris, P.O.L, 2003) aux villes portuaires de Terminal Frigo (Paris, P.O.L, 2005).

[12Jean Rolin, La Clôture, Op. Cit., p. 12.

[13Ibidem, pp. 26-27.

[14Ibidem, p. 26.

[15Ibidem, p. 28.

[16Ibidem, pp. 26-27.

[17Ibidem, p. 47.

[18Ibidem, p. 66.

[19Ibidem, pp. 174-175.

[20C’est également une mémoire improbable qu’Olivier Rolin met en scène dans l’écriture de Suite à l’hôtel Crystal (Paris, Seuil, 2004). Ce récit prend pour point de départ les descriptions très précises et minutieuses des chambres où l’auteur aurait séjourné. Mais très vite cette perspective péréquienne prend le large. Elle est contaminée par une par une explosion romanesque qui débride le récit du côté de fables policières ou d’espionnage ou encore de confidences érotiques. Les certitudes descriptives confrontées aux chevauchées romanesques se heurtent finalement à une incertitude radicale. La chambre de l’hôtel Crystal est un lieu opaque, celui justement de l’absence de souvenir et de l’impossibilité de toute description. L’enjeu romanesque repose alors sur la tension d’un nom qui vient contrarier le projet sans l’annuler et donc ouvrir à la création d’un espace incertain. Comme la rue de la Clôture débouche sur un terrain vague la chambre de l’hôtel Crystal conduit à une impasse descriptive et à une opacité narrative.

[21Jean Rolin, La Clôture, Op. Cit., p. 20.

[22Ibidem, p. 32.

[23« Dans la nuit du 21 au 22 novembre 1999, Ginka Trifonova reçoit un grand nombre de coups de couteau : vingt-six d’après Libération daté du 8 décembre, vingt-trois d’après le même journal dans son édition du 5 janvier. Elle est trouvée morte dans la matinée, par un employé de la ville de Paris (ou, selon d’autres témoignages, par une dame du quartier venue ravitailler les chats errants), sur un talus qui borde du côté nord la rue de la Clôture, là où elle surplombe de plusieurs mètres les voies de la gare de l’Est. »
Jean Rolin, La Clôture, Op. Cit., p. 37.

[24« Si l’on se tient en haut de cet escalier et que l’on regarde vers le nord, on voit le terre-plein triangulaire qui marque l’extrémité de la rue de la Clôture, des panneaux publicitaires de plus en plus nombreux et pour lesquels on dresse inlassablement de nouveaux supports (de nouvelles potences), la silhouette de la tour Daewoo au-dessus du coude que forme le boulevard Macdonald avant d’amorcer sa descente vers l’avenue Corentin-Cariou et la porte de la Villette. » Jean Rolin, La Clôture, Ibid. p. 101.

[25Olivier Rolin, Tigre de papier, Op. Cit., p 15.

[26« … mais attends il faut que je reprenne au début METZ NANCY PORTE DE LA VILLETTE vert émeraude comme la côte de ton enfance N301 150 M DAEWOO rayonnant rouge dans la brume STATION SERVICE TOTAL PERIPH FLUIDE » Olivier Rolin, Tigre de papier, Ibidem., pp. 46-47.

[27François Bon, Daewoo, Paris, Fayard, 2004, p. 290.

[28Ibidem, p. 11.

[29Ibidem, p. 13.

[30Ibidem, p. 34.

[31Ibidem, p. 90.

[32Ibidem, p. 80.

[33Ibidem, p.9.

[34Ibibidem

[35Ibibidem.

[36Ibidem, p. 10. Il faut ici rappeler à travers quelques titres que l’œuvre de François Bon s’inscrit dans cette ligne dense, sensible et politique : de Sortie d’usine (Editions de Minuit, 1982) à Billancourt (sur des photographies d’Antoine Stéphani, Editions du Cercle d’Art, 2003) en passant par Tous les mots sont adultes (Fayard, 2000) ou Mécanique (Verdier, 2001) ainsi que Paysage Fer, récit paru en 2000 chez Verdier et documentaire de création réalisé en 2003 par Fabrice Cazeneuve, tissant d’autres liens avec les œuvres d’Olivier Rolin et de Jean Rolin.

[37Ibidem, pages 28-29.

[38« Mon travail, c’est de rendre compte par l’écriture de rapports et d’événements qui concernent les hommes entre eux. L’énigme, c’était Daewoo vide, mais à chercher ainsi ce qui porte trace et fait mémoire, il semble que chaque manifestation de la ville participe de la fresque et la complète, s’y insère de façon aussi serrée et nécessaire que dans un puzzle. »
Ibidem, page 223.