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Soyez sympa, détournez (Petite ode au geste suédé de Michel Gondry)

samedi 4 décembre 2021, par Sébastien Rongier

Le dialogue se poursuit avec la revue de Dominique Berthet




Soyez sympa, détournez
(Petite ode au suédé)




Le vocabulaire cinématographique contemporain est saturé de termes qui désignent l’acte de refaire, entre presque-refaire et multiples approximations scénaristiques. Nous ne sommes plus devant des films mais des reboot, prequel, sequel, spin-off ou cross-over, voire midquel, interquel, ou sidequel. Nous sommes entrés à l’intérieur d’un réseau marketing ouvrant une nouvelle ère, celle de la franchise. Le remake est sans doute la matrice de ce modèle même s’il est aujourd’hui débordé par cette logique commerciale. Il arrive pourtant qu’à l’intérieur de ces machineries, certains bricolent des gestes qui ne refont finalement rien mais détournent l’idée même du refaire cinématographique. Ainsi en est-il peut-être de Be Kind Rewind (Soyez sympa, rembobinez, 2008, USA) de Michel Gondry.


Quand refaire n’est pas faire

Le remake est devenu une banalité, même si la notion est problématique. C’est un re-faire : le point de départ est une matière filmique existante à qui l’on donne une autre consistance. On refait une histoire traitée dans un film antérieur. Cette définition a minima élude une distinction fondamentale : l’histoire n’est pas le film. Ce substrat fictionnel et narratif devient l’enjeu du déplacement vers une œuvre plus contemporaine. Il faut donc distinguer le remake de la citation (même si parfois les remakes citent, souvent pour le pire, les films sources), de la reprise, de la parodie ou de l’écho. On a longtemps envisagé le film comme une production unique, comme un geste artistique spécifique, voire prototypique, sans que cela oblitère l’inspiration ou la citation d’autres films. La Jetée (1962) de Chris Marker [1] cite Vertigo (1958) d’Hitchcock. On distingue également le remake de l’adaptation (sauf si l’on se tient au critère de l’histoire comme lieu d’échange), ou de la notion de métafilmique développée par Marc Cerisuelo [2]. De même, le remake n’est pas une suite, et ne s’inscrit pas dans une série, même si des effets de brouillage peuvent apparaître : la tendance actuelle du prequel (faire un film qui raconterait ce qui précède un autre film) rend possible des suites. Quand on en a fini avec les suites et que le remake semble improbable, l’industrie du cinéma sort la carte du prequel : Alien, le huitième passager (1979) de Ridley Scott a connu trois suites (James Cameron en 1986, David Fincher en 1992 et Jean-Pierre Jeunet en 1997). En 2012, Ridley Scott décide de revenir sur les origines de son Alien en réalisant Prometheus, navrant prequel, bientôt suivi de Alien Covenant (2017). Le prequel produit un sequel comme un jeu infini de recyclage, allant jusqu’au cross-over, à savoir un film réunissant des personnages d’univers distincts, pratique héritée de la bande-dessinée ou des séries télévisées : on se souviendra des dispensables Alien vs Predator (2004 et 2007).

Mais avant de sombrer dans la logique du serpent qui se mord la queue, le cinéma a largement développé la mécanique du remake comme logique de reconnaissance du connu. La pratique du sequel a longtemps été très marginale. Qu’on se souvienne des Tarzan des années 1930 avec Johnny Weissmuller, de La Planète des singes des années 1970, ou du cas déjà plus pervers des Star Wars. Seuls les James Bond sont plus atypiques par leur longévité et leurs évolutions. En reprenant une typologie avancée par Jean-François Rauger [3], on envisagera le remake comme un vouloir-défaire et un vouloir-refaire, essentiellement un « refaire américain » (ou aujourd’hui un refaire chinois, ou un refaire indien). Les questions économiques (souvent minimisées) et idéologiques permettent d’avancer l’idée du remake comme forme de « programmation des regards ». C’est une logique commerciale de contenu et de flux qui domine le cinéma commercial. On peut certes trouver sur la carte mondiale du cinéma, des films qui seraient de passionnants remakes pour l’analyse et pour la pensée. Cependant, l’immense majorité des remakes repose sur une logique de neutralisation. Ce regard programmé par le remake organise un schéma de consommation d’un événement. C’est une logique commerciale rassurante, celle d’un connu qu’on pourrait reconnaître, c’est-à-dire l’inscription du remake dans une mécanique du toujours-semblable. Certes, le geste de re-faire appartient à une tradition artistique. Mais avec le remake, l’appropriation ne conduit à aucune transmission. Jean-Loup Bourget souligne lui-même que le « fantasme du retour aux sources » du remake est contradictoire [4]. Car le mécanisme du remake repose sur l’évidement et sur l’effacement du film antérieur [5]. Peut-être faut-il également envisager le remake comme un dispositif au sens foucaldien du terme (repris par Agemben), à savoir un dispositif qui induirait un processus d’effacement : le passage du spectateur au consommateur, la radicalisation du film en produit, voire en produit d’appel à des dérivés de toutes formes (variations filmiques, marchandises de substitution, ou immersion attractive des parcs à thèmes). Le remake est littéralement devenu « le mouvement de revenu » [6] qu’évoque Jean-François Lyotard c’est-à-dire l’unification d’une rentabilité économique et libidinale dans une forme de conformité (conformité de la copie).

Or, la logique de dérivation et d’effacement n’est pas celle du détournement





La matière du détournement

Si l’idée de détournement peut contenir une dimension frauduleuse, l’art du détournement relève plutôt d’une pratique qui expose, voire exhibe ses procédures. L’esthétique du détournement fonctionne d’abord sur une reconnaissance et un effet d’écart. C’est un détour qui cherche le trouble de la reconnaissance, qui transforme un lien direct en chemin de traverse. Souvent ludique (mais sans s’enfermer dans un simple pastiche), la pratique artistique du détournement prélève un fragment qu’elle rend aussi reconnaissable qu’inconnaissable. Le détournement s’impose comme une tension dialectique entre ces deux pôles qu’il s’agit de maintenir actifs ensemble. C’est cette tension qui permet un changement de direction, une reconfiguration du fragment : il relève moins du clin d’œil que d’une subversion du sens initial. C’est ce qui permet de concevoir le détournement comme une forme ludique contenant une dimension critique. L’héritage de Dada est ici précieux, même si l’on pourrait trouver de nombreux précédents comme chez Rabelais. Les œuvres de Marcel Duchamp sont importantes pour comprendre la logique moderne du détournement.

Le readymade est un exemple significatif de cette mécanique critique. En effet, il repose d’abord sur un modèle citationnel. Le readymade cite le système des objets, notamment les objets industriels. Il fonctionne comme un écho ironique de cet objet célibataire, lequel est moins absence d’objet que sa mise en retard perpétuel. Pour Duchamp, « [l’] écart est une opération » [7] soutenant un principe d’indifférence [8]. En subvertissant le culte de l’objet de l’art, Duchamp ouvre la modernité au récit de sa mise en absence par le retard, la trace différée, en écho. Le readymade devient la formule d’un écart. La signature permet désormais d’authentifier l’œuvre et de désidentifier l’objet. Ainsi la signature devient-elle le processus de passage de l’objet à son autre, l’œuvre. Pourquoi Fontaine ne s’appelle-t-elle pas « urinoir » ou « pissotière » ? L’objet est retourné. La photo de Stieglitz, seule preuve de l’existence de l’objet initial rejeté, caché derrière une cloison lors de l’exposition des Indépendants de 1917 à New York, le confirme. Ce readymade de 1917, perdu comme la majeure partie des readymades de Duchamp, a ensuite fait l’objet de répliques contrôlées par lui-même. Fontaine demeure ostensiblement retourné. L’objet a perdu sa fonction. On ne peut donc plus uriner dedans. La position souligne le passage de l’objet à l’œuvre tandis que la signature (R.Mutt) affirme avec ironie ce jeu de décatégorisation et de recatégorisation qui sont les procédures duchampiennes du détournement. Fontaine est aussi une farce, une provocation livrée à l’institution artistique de son époque. Mais cette farce et cette provocation relèvent autant du geste ludique que de l’affirmation critique. Il s’agit seulement d’accepter l’existence conjointe et tendue des deux possibilités de l’œuvre.


Les détours ludiques de Michel Gondry

Be Kind Rewind (Soyez sympa, rembobinez, USA, 2008) est un film de Michel Gondry. Le cinéaste français a très vite été happé par la machinerie hollywoodienne. Gondry est d’abord un musicien qui va très vite devenir un grand faiseur de clips marquant par leur univers visuel : de Daho aux Chemical Brothers en passant par Björk ou The White Stripe, ou encore Come Into My World (2001) de Kylie Minogue, clip reposant sur un système de saturation d’une boucle visuel qui tient autant du jeu contemporain avec les images que de la citation pointue de Tango (1980) de l’artiste et cinéaste Zbigniew Rybczyński, ou encore de son clip de 1988 pour Bleu comme toi d’Etienne Daho (une autre boucle se boucle). Au cinéma, entre Hollywood et Paris, Michel Gondry réalise une œuvre personnelle qui cherche à imposer une vision bricolée de l’onirisme entre Eternal Sunshine of the Spotless Mind (USA, 2004) et Microbe et Gasoil (France, 2017). Avec Be Kind Rewind Gondry réalise un film hollywoodien qui invente, à l’intérieur de la grande machinerie cinématographique, espace d’évasion. Même s’il est pris dans grande contradiction interne, le film offre des îlots, des archipels de liberté.

L’histoire est celle de Be Kind Rewind, le vidéoclub de Paissac dans le New Jersey. M. Fletcher (interprété par Danny Glover), propriétaire de la boutique doit faire face à deux menaces : d’abord un projet immobilier qui menace de raser l’immeuble vétuste du vidéoclub, ensuite l’arrivée du DVD menace l’avenir de la VHS (le film se déroulant autour des années 2003-2004). Le film évoque donc la fin d’un monde. M. Fletcher est aidé par Mike (Mos Def) qu’il a recueilli enfant en lui racontant que l’immeuble du vidéoclub était le lieu de naissance du célèbre Jazzman Fats Waller. Devant s’absenter Fleitcher confie son magasin à Mike en lui recommandant d’interdire l’entrée de sa boutique à Jerry (Jack Black), le meilleur ami de Mike, certes, mais surtout une source continuelle d’ennuis. Adepte de diverses théories du complot et obsédé par les ondes, Mike finit par être lourdement électrocuté et porteur d’ondes magnétiques qui effacent toutes les cassettes VHS du magasin de Fleitcher. Face au désastre et aux clients qui réclament leurs cassettes, Mike et Jerry décident de re-tourner les blockbusters effacés avec les moyens du bord : une vieille caméra vidéo, du carton, du scotch et quelques idées bricolés. Avec quelques complices, ils multiplient les faux-films : Ghostbuster, Le Roi Lion, Robocop, King Kong, Rush Hour, Carrie, 2001, Miss Daisy et son chauffeur et bien d’autres encore. C’est ainsi que nait l’idée du film suédé. Il remporte un franc succès auprès des habitués et bientôt d’autres clients. A son retour, M. Fletcher découvre l’emballement général jusqu’à l’arrivée d’agents du FBI qui accusent le vidéoclub de contrefaçon. Avant que tout ne s’écroule (fermeture du vidéoclub, expulsion et destruction de l’immeuble), Fleitcher et Jerry convainquent Mike de réaliser avec la population de Paissac un court film sur la vie rêvée de Fats Waller. Ce film, réalisé avec les mêmes pauvres moyens que les films suédés, s’élabore avec la population locale. Il est projeté le soir de l’expulsion et conduit l’ensemble du quartier, grâce à ce cinéma bricolé, à partager un moment en commun.

Le film suédé est donc un home movie fauché qui bricole ses citations cinématographiques, ne cherchant pas à reproduire ou à refaire mais bien à produire une alternative pauvre, mais assumée comme telle. En ce sens le film suédé n’est pas un détournement du film original mais bien au contraire un détournement de la tentation du remake qui est un réel mécanisme d’effacement. C’est ce qui se joue littéralement lors de la séquence du FBI : ce qu’il faut finalement arrêter, c’est moins la contrefaçon qu’une alternative au remake qui passerait par un agir individuel, un acte de création qui détournerait le public des produits cinématographiques au profit du film amateur… qui serait alors un double détournement (au sens esthétique comme au sens juridique). Suéder Ghostbuster (USA, 1984) d’Ivan Rietman, c’est reprendre la trame narrative du film et inventer des trucages (une guirlande sur une canne à pêche à la place d’un rayon laser, détourner le travail des bibliothécaires, pratiquer le tourné-monté en utilisant des effets spéciaux hérités de Mélies, utiliser les maquettes les plus grossières possibles, etc.). L’imprécision, le bâclé, le brouillon permettent de subvertir une logique réaliste ou une logique de crédibilité visuelle pour un geste de bricolage qui renvoie moins à l’accomplissement d’une narration qu’à l’exposition d’un geste de création. Le geste suédé se situe à la croisée des chemins entre le don ludique, la critique implicite et l’expression d’un sentiment nostalgique, celui d’un geste esthétique qui tente de sauver une part de jeu et de pensée au milieu d’une mécanique économique. Car c’est aussi un sous-texte qui traverse tout le film : l’exposition d’un entre-deux technologique, entre la fin du VHS et le développement du DVD, le numérique ouvrant une nouvelle phase de développement de l’industrie du divertissement. Mais c’est aussi un entre-deux urbanistique avec la destruction du vieil immeuble de Fleitcher, ainsi qu’un entre-deux de la mémoire : effacement de la mémoire du cinéma symbolisée par les VHS démagnétisées et mémoire rêvée de Fats Waller qui n’est pas né sans l’immeuble. Le film interroge cet entre-deux à la fois avec les films suédés et avec le film Fats Waller Was Born Here comme un véritable manifeste esthétique et social. Peut-être le film de Gondry est-il moins un objet nostalgique que l’expression d’un espace de tension, y compris une tension interne. Be Kind Rewind n’échappe pas à ses propres contradictions, étant lui-même un film hollywoodien, tourné en pellicule et non en vidéo, et non selon un principe de tourné-monté… logique fragile des interstices qu’interroge Mathieu Potte-Bonneville son article « Politique du rembobinage » [9]. Peut-être le film de Gondry s’applique-t-il sa modeste fragilité : moins objet de discours que temps d’expérience et de partage. Le film suédé ensauvage la mécanique du remake par un détournement fondamental : subvertir l’effacement et mettre à nu une politique du lien. Be Kind Rewind est peut-être moins un film nostalgique et ludique qu’un film fondamentalement pessimiste, ou tragiquement ironique en tentant un moment du commun avant la destruction.

Peut-être Gondry rêve-t-il de retrouver un peu de cet « acinéma » [10] que cherchait Jean-François Lyotard ? Pour lui, la question du cinéma est moins celle de voir un film, une histoire que d’habiter l’image et d’offrir au spectateur une expérience critique de l’image. Il y a dans l’acinéma de Lyotard une volonté de disconvenance de la fiction. Dans une analyse ancrée dans une logique de l’économie libidinale, marquée par les lectures de Freud et de Marx, le cinéma est défini par « l’ordre de l’ensemble » [11]. Il est du côté de la loi de la valeur (l’échange) définissant le cinéma comme un « art représentatif-narratif » où les « mouvements sont en général ceux du revenu, c’est-à-dire la répétition du même et de sa propagation. » [12] Ce cinéma résorbe toute forme de disconvenance, tout « le fortuit, le sale, le trouble, le mal réglé, le louche, le mal caché, le bancal, le mal tiré » [13]. Cette revendication d’une forme de désordre et d’exploration de l’écart permettrait d’envisager la tentative fragile de Gondry à l’intérieur d’une machinerie hollywoodienne : tenter un détournement qui ne reproduirait rien du même et ouvrirait la possibilité d’une expérience du commun.



Le cinéma comme lien


Face à une analyse réductrice du contemporain, Jacques Rancière envisage de penser l’art à partir de la notion de régime, manière de s’éloigner du geste hégélien de succession et de dépassement pour concevoir un espace de modification, de transformation, voire de coexistence. C’est une analyse des configurations spécifiques des formes artistiques. Il distingue trois régimes, le régime éthique des images du régime de représentation pour finalement poser un régime esthétique de l’art. La question esthétique introduisant celle du sensible est l’indice d’un débordement, d’une désidentification des formes et des habitudes c’est-à-dire une « idée d’art consistant à construire des espaces de relations pour reconfigurer matériellement et symboliquement le territoire du commun. » [14]

Travailler la matière cinématographique ne peut plus être strictement pensé comme rapport au nouveau car « [l]’art n’est pas un concept commun qui unifie les différents arts. C’est le dispositif qui les rend visible. » [15] Ce que rend visible le détournement de Be Kind Rewind, c’est une mise en désordre des identifications. Ce débordement ouvre l’esthétique à un « partage du sensible » [16] c’est-à-dire un mode d’être et de dire de l’apparition des objets d’art. En partant d’une reconnaissance, d’un déjà-vu, s’expérimente une forme inédite. C’est en l’occurrence ici une expérience de l’image comme commun. Pour Gondry, outre le détournement issu de l’héritage duchampien, il faudrait sans doute interroger l’influence du détournement situationniste chez lui. S’il s’est débarrassé de la logique révolutionnaire, il n’est pas pour autant enfermé dans une simple posture ludique fermée sur elle-même. Une part critique s’élabore au cœur du jeu et permet à Gondry de trouver un chemin de pensée au cœur du potache. Ce chemin est littéralement un partage du sensible. Ce film de Gondry est l’occasion d’une expérience partagée durant le tournage et dans sa mise en scène. Comme il le fera dans The We and the I (USA, 2012) ou dans ses installations de films amateurs (Centre Pompidou en 2011 par exemple), Michel Gondry met l’expérience cinématographique à la disposition de chacun. Il a donc tourné avec les habitants de Paissac. Ils ont participé activement à l’élaboration de Fats Waller Was Born Here et des films suédés. Ce partage concret est également mis en scène dans la séquence finale du film qui met en scène un partage collectif : le film projeté sur dans le vidéoclub sur un drap tendu devant la vitrine se reflète à l’extérieur. La sphère privée rencontre l’espace public le temps d’une projection. Et dehors, le public s’amasse pour regarder les images produites in situ par les habitants du quartier. L’heure que M. Fleitcher a arraché au promoteur immobilier venu raser le bâtiment produit un moment de cinéma qui vient suspendre l’effondrement le temps d’un partage. Alors que sur l’écran on découvre Fats mourant, Fleitcher entend les rires à l’extérieur. La conscience et la mise en scène de la disparition n’empêchent pas le lien, un lien cinématographique, le mirage d’un cinéma qui serait autant diffusé à l’intérieur de la salle qu’à l’extérieur. La fin du film de Gondry nous donne à voir une utopie cinématographique proche d’une œuvre de Dan Graham, Cinéma (1981). Cette œuvre n’existe que sous la forme d’une maquette et d’un projet. C’est une projection de cinéma, une salle conditionnée à l’imaginaire architectural de Graham qui parle volontiers de « perceptual machine  ». Il s’agit d’un cinéma dans lequel l’écran est un sas de perception entre le « dehors » du monde et le « dedans » (celui du film et celui de la salle), l’écran étant également mur de séparation entre la salle et la rue. Cet écran conçu comme un miroir à double-face peut être à la fois une surface réfléchissante et une transparence, l’objet d’une projection et une double perception : non seulement, lors de la projection, le film est vu dans la salle, mais il est également perceptible (en image inversée) par la rue. L’éclairage de la salle offre de nouvelles combinaisons de perception (perception de soi, perception du monde) rendant poreuse la relation entre le monde de la salle et celui du flâneur et ouvrant la possibilité du lien : « Lorsque la salle est obscure, le spectateur peut voir le film projeté, mais les passants de la ville le voient aussi en image inversée sur la façade. Pour peu que la salle soit éclairée, les spectateurs se voient eux-mêmes sur l’écran, grâce aux miroirs sans tain qui tapissent la salle et le dédoublent. A ce moment-là, ils sont vus par les flâneurs de la ville, comme immobilisés dans leur attitude de voyeuriste. Mais la confusion-stratification des images ne s’arrête pas là. Dans la salle obscure, soudainement habitée par la ville, les spectateurs peuvent voir défiler les passants. Mieux, en fonction de l’éclairage leur propre image reprojetée finit par se mélanger au film, au point que la distinction spectateur-acteur, image virtuelle ou « réelle » est tout à fait relativisée en un nouveau « passage » d’images » [17]. Le Cinéma de Dan Graham est l’espace utopique des passages de la lumière et de l’image entre les mondes.

Ce que Michel Gondry tente dans ces détournements, c’est de mettre en scène un lien (l’œuvre d’art, le cinéma et son bricolage comme véritable religion, c’est-à-dire au sens propre ce qui relie). En se confrontant aux mécanismes de l’industrie culturelle, sans nier ses propres apories, Michel Gondry offre un regard critique et ludique sur ce qui nie l’idée même d’œuvre. La dimension métadiscursive assumée et la critique des errements industriels de la propriété intellectuelle participe d’un moment de cinéma qui fait l’hypothèse d’un commun, un film qui tente dans le film et par le film de poser les bases d’un moment de commun éphémère et bricolé… mais un moment qu’il faut tenter au milieu des certitudes du désastres.







[1Le film de Marker a fait l’objet d’un remake hollywoodien avec L’Armée des douze singes (1995), et aujourd’hui d’une série télé adaptée de ce dernier film.

[2Marc Cerisuelo, Hollywood à l’écran, Paris, Presses de la Sorbonne nouvelle, 2000.

[3Jean-François Rauger, « Remakes américains » dans Pour un cinéma comparé, influences et répétitions, Pour un cinéma comparé. Influences et répétitions, Sous la direction de Jacques Aumont, Paris, la Cinémathèque française, 1996.

[4Jean-Loup Bourget, Hollywood, la norme et la marge, Paris, Armand Colin, 2005, p. 84.

[5Voir De l’Ironie dans lequel j’analyse plus précisément les enjeux d’un film et de son remake : The Shop Around the Corner (1940) d’Ernst Lubitsch et de You’ve got Mail (1998) de Nora Ephron, p. 169 et suivantes.

[6Jean-François Lyotard, « L’acinéma », dans Cinéma : théorie, lectures, (Dir. Dominique Noguez), Paris, Klincksieck, 1978, p. 360.

[7Marcel Duchamp, Duchamp du signe, textes réunis et présentés par Michel Sanouillet, Paris, Flammarion, 1991, p.41.

[8« Il faut parvenir à quelque chose d’une indifférence telle que vous n’ayez pas d’émotion esthétique. Le choix des readymades est toujours basé sur l’indifférence visuelle en même temps que sur l’absence totale de bon ou mauvais goût. » Marcel Duchamp, Ingénieur du temps perdu, entretiens avec Pierre Cabanne, Paris, Belfond, 1976, p.80.

[9Mathieu Potte-Bonneville, « Politique du rembobinage », Médiapart, 25 mars 2008, https://blogs.mediapart.fr/mathieu-potte-bonneville/blog/250308/politique-du-rembobinage
Consulté le 4 juillet 2018.

[10Jean-Francois Lyotard, « L’acinéma », dans Cinéma : théorie, lectures, sous la direction de Dominique Noguez, Paris, Klincksieck, 1978. Le texte date de 1973.

[11Ibid., p. 358.

[12Ibid., p. 360 et 361.

[13Ibid., p. 357.

[14Jacques Rancière, Malaise dans l’esthétique, Paris, Galilée, 2004, p. 35.

[15Ibid., p. 36.

[16« le terme d’esthétique : non pas la théorie de l’art en général ou une théorie de l’art qui le renverrait à ses effets sur la sensibilité, mais un régime spécifique d’identification et de pensée des arts : un mode d’articulation entre des manières de faire, des formes de visibilité de ces manière de faire et des modes de pensabilité de leurs rapports, impliquant une certaine idée de l’effectivité de la pensée. » Jacques Rancière, Le Partage du sensible, Paris, La Fabrique éditions, 2000, p. 10.

[17Christine Buci-Glucksmann, « La machine du cinéma mise à nu », dans Passages de l’image, sous la direction de Raymond Bellour, Catherine David, Christine Van Assche, Paris, Editions du Centre Georges Pompidou, 1990, p. 152.