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Une oblicité ironique au regard de l’image : Cinéma de Tanguy Viel

samedi 4 décembre 2021, par Sébastien Rongier

J’avais benoîtement répondu à un appel à contribution. Ma proposition avait été retenue mais l’université dans laquelle j’étais encore avait refusé de financer mon voyage et mon séjour. Je ne suis donc pas allé à Sfax pour parler d’ironie. Mais Alain Montandon et Mustapha Trabelsi ont gentiment proposé d’accueillir mon texte dans les actes du colloques. D’où ma présence. Ce texte sur Tanguy Viel a évolué depuis cette première approche de 2004. Mais je publie ici la version de publication : Une oblicité ironique au regard de l’image : Cinéma de Tanguy Viel, dans L’ironie aujourd’hui : lectures d’un discours oblique, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2006


Une oblicité ironique
au regard de l’image : Cinéma de Tanguy Viel




Interroger les formes actuelles en traçant la circulation des images permet parfois de retrouver une littérature contemporaine qui invente une résistance aux fausses certitudes du romanesque. Cinéma de Tanguy Viel appartient à cette littérature qui développe une voie oblique et renverse les linéarités conventionnelles en questionnant les images depuis l’écriture. Cinéma est le récit d’une admiration et d’une dévoration. Mais au fil de la lecture, on comprend progressivement que l’ironie n’est pas la marque d’un narrateur dévoré par les images d’un film mais bien celle d’une instance auctoriale qui dessine dans l’écriture du roman une distance ironique et critique. Penser l’ironie comme une forme inconciliée qui questionne plus qu’elle ne donne une réponse tangible implique une pensée de l’écart qui ouvre une tension. L’oblicité que l’on découvre dans le roman de Tanguy Viel prolonge cette forme dynamique et critique de l’ironie. En entrant dans Cinéma, on découvre à la fois un processus d’identification et l’instauration d’un écart renversant aussi bien les habitudes du regard que les conventions de lecture.


Sleuth (Le Limier, 1972) est le dernier film de Joseph L. Mankiewicz. Un écrivain, célèbre pour avoir inventé un nouveau Sherlock Holmes, découvre que sa femme le trompe avec un coiffeur à la mode. Il invite l’amant pour lui proposer un arrangement et surtout lui tendre un humiliant piège. Le film met en scène la confrontation féroce entre les deux hommes et le désir de domination physique, sociale et psychique de l’un sur l’autre.

Il est beaucoup question de Sleuth dans un roman de Tanguy Viel, Cinéma [1]. Cependant le lecteur l’apprendra réellement à la toute fin du livre. Le narrateur de Cinéma raconte la relation particulière qu’il entretient avec un film, glissant du récit de la confrontation cinématographique entre le mari et l’amant à ses propres rapports au film. Le titre de l’œuvre cinématographique est donc connu tardivement. Aussi un lecteur qui ne connaîtrait pas l’ultime opus de Mankiewicz serait en droit de s’interroger durant une large partie de sa lecture sur l’existence de ce film. Entre le déploiement d’une narration qui se faufile et l’incertitude de l’objet dont il parlerait, le lecteur manque de stabilité dans l’approche de Cinéma s’il ne connaît pas l’existence de Sleuth. Le roman de Tanguy Viel s’échappe en se déplaçant constamment et en ne cessant de recomposer ce que l’on croyait attendre de lui. Son statut n’est donc pas rigide et traverse une variété de possibilités. Il n’y a pas de doute, c’est un récit autour d’un film. Mais Cinéma ne se réduit pas à une telle description. Elle ne suffit pas. Peut-être est-ce une analyse filmique ? L’idée est séduisante mais reste trop incomplète. Car elle occulte une autre dimension du récit qui décrit une subjectivité compulsive.

Le narrateur de Cinéma n’apparaît pas immédiatement. Il commence par se cacher derrière le récit du film. Il se dissimule. Il faut un long moment pour comprendre le rapport que le narrateur entretient avec le film. Le statut équivoque du narrateur laisse d’abord penser qu’il cherche à partager une passion pour un film, Sleuth. Mais on apprend tardivement qu’il s’agit effectivement du dernier film de Joseph L. Mankiewicz. L’incertitude laisse donc planer un doute. On identifie d’abord le narrateur à un cinéphile voire un cinéfils. De nombreux éléments d’analyses, des fragments d’une esthétique et peut-être même une définition du cinéma de Mankiewicz apparaissent au long de la lecture. Lorsque le narrateur avoue « Il y a des secrets qui nous échappent » ou « Et je dois dire : encore aujourd’hui il y a des choses dans ce film qui restent un mystère pour moi. » [2], on peut y lire une démarche esthétique. L’art repose sur ses propres incertitudes et sa capacité de « résistance » [3] et l’esthétique interroge cette possible définition de l’art. Mais le nous inclusif et identificateur pousse vers d’autres pistes. De plus, l’expression « encore aujourd’hui » ouvre le récit sur une expérience qui s’éloigne des réflexions sur une esthétique cinéma. Pourtant lorsque le narrateur prétend que « [c]’est intuitivement qu’on comprend » [4], il semble proposer une méthode d’analyse.

Cependant, la naïveté du narrateur dans sa relation aux images tranche avec la piste cinéphilique : l’expression « voir les images dans le bon ordre » [5], la notion de reconnaissance [6], ou encore la découverte d’un procédé qui souligne l’ellipse, « le très subtil procédé du journal » [7] désigne une méconnaissance du narrateur. La subtilité qu’il découvre est en réalité extrêmement classique. Le narrateur s’enorgueillit de sa découverte mais ne semble pas conscient des enjeux cinématographiques déployés. Ces éléments permettent déjà de percevoir une contradiction entre une argumentation explicative et une analyse basée sur l’intuition qu’il met en avant.

La piste du cinéphile n’est donc pas la bonne. Malgré les bribes éparses d’analyse, on comprend très vite que l’image et le cinéma ne sont pas l’enjeu déterminant du narrateur. Le film est en réalité une nourriture. L’intérêt de Cinéma est de renvoyer toute éventuelle analyse de type esthétique à la seule subjectivité du narrateur. On pourrait faire une critique du relativisme contemporain qui distant la valeur critique des œuvres. Mais ce serait une maladresse. Car Cinéma n’est pas un essai. L’instance romanesque prend toute son ampleur dans la confrontation à la forme cinématographique et dans l’espace d’incertitude sur laquelle elle repose. La subjectivité est profondément inscrite dans l’organisation romanesque de Cinéma. On pense d’abord que le narrateur parle depuis le cinéma – le titre du roman entraînant sur cette piste hasardeuse, cette chausse-trappe. Or c’est depuis le film qu’il parle, ou plus exactement c’est depuis un film qu’il ne cesse de répéter. Le narrateur n’est pas un cinéphile. Car il est fixé sur un film unique. Cinéma est le récit de cette dévoration.

La description qui ouvre le roman est celle du début du film (même s’il ignore le générique).


Une voiture de sport, la voiture rouge de Milo Tindle, qui roule dans l’allée qui mène au château, au manoir qu’on voit de face et qui en impose. Tindle, c’est son nom, c’est un Anglais, et il se gare dans la cour du manoir, sur le gravier, avec sa voiture de sport rouge, avec sa veste étriquée très à la mode dans les années soixante-dix. Il en sort, de sa voiture rouge (avec ses initiales inscrites sur le côté, sur l’aile droite, rajoutées par-dessus la peinture, c’est écrit : M.T., comme Milo Tindle).
 [8]


Par moments, la voix du narrateur, commençant à prendre le pas sur le film, sur le contenu de son organisation et sur sa mise en image, devient une évocation. La phrase s’allonge, s’emballe et suit mimétiquement l’enthousiasme du narrateur, tout en introduisant quelques bribes d’analyses. L’articulation subtile entre l’évocation enthousiaste du narrateur et les instants d’analyse construisent le trouble de la lecture.

Mais l’analyse est toujours ramenée à la dimension subjective du narrateur. « [M]ais mon idée, c’est… » [9] rompt la simple évocation pour imposer une vision affirmative (« c’est indéniable » [10]) plutôt qu’une interprétation avançant une proposition sur le narrateur (« c’est exactement ça, Milo demandant… » [11]). De plus, on constate la même tendance inversée dans la suite du texte. La dimension subjective retombe alors dans le film. On comprend qu’il s’agit finalement d’une même chose construite sur un rapport autotélique et clivé. Le récit organise un double va-et-vient entre le narrateur et le film qui abolit toute forme de distance et construit une parfaite identification au cœur de laquelle se développe la subjectivité compulsive du narrateur. Evoquant à la page 95 l’importance de la conscience de soi, on comprend qu’elle est intimement liée au film, comme dans un jeu de miroir. L’espace qu’on croyait être celui d’un apprentissage est celui d’une fixation identificatoire. Aux dernières pages du livre, il parle enfin des comédiens Lawrence Olivier et Michael Caine qui interprètent les personnages du film. Il ne peut alors s’empêcher de les identifier à leur rôle, comme il se confond lui-même au film. Il l’avoue d’ailleurs.


Mais je ne devrais pas parler d’eux comme ça, et je ne dois pas les confondre avec leurs personnages, c’est une question de déontologie, laisser à chacun sa vie à côté du film, je devrais mais c’est impossible, parce que moi-même je n’ai pas de vie à côté du film, je suis un homme mort sans
Sleuth. [12]


Le processus d’identification est ici clairement en marche. Il se déplie d’ailleurs au long de la lecture. La piste cinéphilique se révèle impossible. Elle cédant la place à une filmophagie pour Sleuth, unique objet de l’appétit du narrateur. L’aveu est appuyé par la première nomination du film. Les quatre vingt quinze pages précédentes se sont développées dans la méconnaissance effective du film. L’identification opérée par le lecteur glisse du film au narrateur puisque nommer le film, dire le titre du film, c’est avouer une perte, à la fois la perte de soi mais aussi la perte de soi dans la domination de l’autre.

Car le jeu narratif est complexe dans les passages identificatoires, dans les jeux de manipulation et de domination. Le rapport du narrateur au monde est strictement organisé autour du film de Mankiewicz. Son rapport aux autres est alors conditionné par ce rapport au film. Non seulement il cherche à convaincre le monde entier que ce film est essentiel mais il cherche surtout à en convaincre le lecteur lui-même par une toile identificatoire.

Ce qui apparaît insupportable au narrateur, c’est qu’on ne trouve pas le film, ce film, formidable. Regardant d’une manière compulsive (des centaines de fois avoue-t-il [13]), le narrateur veut qu’on aime ce film… son film. Ainsi, l’identification Sleuth, c’est moi, induit-elle aimer Sleuth, c’est m’aimer. C’est pourquoi le narrateur revient de manière incessante sur les spectateurs à qui il montre le film et qui n’apprécient pas le film. Il veut convaincre et devient pour cela autoritaire. Insidieusement, l’image du personnage-narrateur devient plus brutale et sourdement inquiétante tout au long du récit.


J’ai vu des gens penser et dire à haute voix, pendant le film, dire que (…), ce sont des gens sans goût d’une part, sans discernement d’autre part, parce que, je le répète, c’est entièrement fait exprès pour qu’on trouve ça laid et maladroit.
 [14]


« J’ai du mal à comprendre qu’on ne trouve pas ce film formidable » [15] est sans doute le cœur du récit et le nœud psychologique du narrateur à partir de quoi tout le récit s’organise. La première tactique que le narrateur met en place pour s’opposer aux malheureux spectateurs qui ne trouvent pas ce film formidable, ce n’est pas de les convaincre. Car le narrateur ne peut finalement adopter aucune argumentation dans son système identificatoire. L’abolition de toute distance ne permet aucun exercice critique, seulement une opération d’adhésion qui refuse toute distance et toute résistance. C’est pourquoi, selon lui, il faut être en position d’accepter « l’invasion de l’image dans le cerveau » [16]. Il est lui-même l’image. Il est convaincu d’être lui-même l’image occupant son esprit. Mimétiquement, il envahit l’espace et l’esprit du spectateur éventuel par ses commentaires et par ses explications préalables. Les personnes qu’il invite à voir le film avec lui savent tout avant le visionnage. Il résume l’action, impose une explication et des clés en anticipant l’action du film et rompt toute possibilité de découverte individuelle du film. Tout contact doit préalablement passer par lui.

C’est pourquoi le rapport au monde du narrateur s’organise autour du rapport au film, si bien que ses amis sont conditionnés par l’épreuve du film. « En cela je suis content : mes meilleurs amis n’ont jamais ri, et même : ils sont devenus mes meilleurs amis parce qu’ils n’ont jamais ri… » [17]. Le rire est ici vécu par le narrateur comme une insupportable distance critique. L’intérêt de ce début de phrase n’est pas seulement d’afficher l’axiome de son existence dans cet enchâssement causal, finalement mis dos-à-dos par les deux points, mais d’en poursuivre la lecture. A partir de cette causalité qui se clive, le narrateur s’emballe, la phrase entame une course folle tout au long de la page. Il explique alors les modalités de ses constructions sociales et affectives à partir de ce film. Il revient une fois de plus sur le pas formidable, indique son autoritarisme explicatif et retourne brutalement dans le récit du film de Mankiewicz.


En cela je suis content : mes meilleurs amis n’ont jamais ri, et même : ils sont devenus mes meilleurs amis parce qu’ils n’ont jamais ri, et non seulement cela, mais ils ont saisi profondément l’œuvre de Sleuth à l’intérieur d’eux-mêmes, voilà ce que j’appelle, moi, des amis, des gens capables des marques les plus grandes de respect à l’égard de Sleuth, très loin de la vulgarité du regard, et la vulgarité du jugement, des gens avec qui réellement nous avons des choses à dire, des vraies images, des espaces avec leurs dimensions, des expressions de visage, voilà ce qui traverse nos mots quand on parle ensemble, et pas du tout des termes vagues, flottants, malpropres, pas du tout des « pas formidables », parce que j’ai exclu les gens qui les prononcent, et je dois dire, je sais maintenant comment m’y prendre avec ce genre de personnes, une méthode extrêmement dissuasive, je les sens venir, alors voilà : je les invite quand même, je leur donne rendez-vous en bas de chez moi, et dans l’escalier j’opère un résumé complet du film avant d’avoir enclenché la cassette dans le magnétoscope, un résumé complet de quand Milo Tindle, le parvenu (mais bien sûr on ne le sait pas dès le début normalement), quand il arpente l’allée avec sa voiture de sport rouge.
 [18]


La phrase apparaît à plusieurs niveaux comme la mimétique de la construction mentale du narrateur. Ce dernier impose son commentaire, comme le souligne les adverbes de la parenthèse. On peut parler d’une personnification du film. Au travers d’un pronom (« nous avons des choses à dire… »), le film forme une troublante communauté avec le narrateur. Par ailleurs, il n’y a aucune distinction entre les notations subjectives et le récit du film. Le récit du film peut s’achever par une notation subjective, et inversement. Le modèle identificatoire repose donc sur une réciprocité qui efface toute frontière.

C’est pourquoi la litanie des pas formidable structure le récit. Non seulement elle illustre le caractère répétitif et obsessionnel du narrateur, mais surtout elle souligne une instrumentalisation du rapport du narrateur aux autres êtres. Car il n’y a, en fait, qu’une seule et unique relation du narrateur au monde. Elle est avec Sleuth. Car Sleuth est une personne et plus seulement le titre d’un film. La simple transformation typographique suffirait à le prouver. En effet, page 96, parlant du titre, on peut encore lire à trois reprises le titre en italique. Puis l’italique disparaît. L’hypostase est en marche.


… je n’ai pas de vie à côté du film, je suis un homme mort sans
Sleuth, oui Sleuth, le titre original du film en anglais, pour moi ce n’est plus un nom de film, c’est le nom d’un ami, je dis Sleuth comme je dirais Andrew. Quelque fois je sors de chez moi et je m’excuse auprès de Sleuth parce que je le laisse seul, et je fais très attention où je l’entrepose… [19]


L’identification amène le narrateur à penser et à poser sa relation au film comme une relation intersubjective conduisant à une véritable personnification. C’est ainsi que Sleuth devient un être doué de sentiments, notamment autour de l’expérience du regard que l’on ferait de lui. Cette personnification visant à balayer la catégorie des pas formidable (« Sleuth n’est pas susceptible ; il déteste la médiocrité du regard, c’est tout. » [20]), achève la fusion/confusion identificatoire entre le film et le narrateur. « Mais au fond j’ai pensé : tout ce que vous faites à Sleuth, c’est à moi que vous le faites. » [21]

Par l’exploration de ce rapport au monde, Tanguy Viel interroge moins l’image que le rapport à l’image. C’est moins l’image que son identification qu’il travaille.


Je dois les laisser parler à ma place, non pas à ma place, je suis là aussi, mais ensemble que les images et moi on parle ensemble, voilà ce que je dois faire.
 [22]


Le à ma place évoque un déplacement et une substitution qui est immédiatement niée pour renforcer l’omniprésence et l’omnipotence de la subjectivité. La subjectivité ne peut être évincée car elle est tout en devenant « images » mais surtout images « ensemble ».

La confusion identitaire est d’autant plus intéressante que le narrateur parle peu des images. Il ne dit pas grand-chose d’elles. Il parle parfois de ce qu’il voit et décrit quelques situations mais il se préoccupe peu des images et de l’écriture filmique.

Le récit qu’il développe déborde le matériau filmique pour élaborer une autre forme, la sienne propre. La tentative d’épuisement d’un film raconte en réalité la tentative d’épuisement d’un psychisme qui tente de dévorer le film qui l’a englouti. C’est ce qui explique un rapport au monde uniquement lié au film s’apparentant à une forme clivée et autotélique. Le langage du narrateur est celui de la répétition. Outre la répétition liée à l’obsession des pas formidable, on rencontre une volonté dominante dans ses constructions argumentatives. Les répétitions appuyées et les tics d’un langage d’autorité trahissent l’incapacité argumentative. Sous couvert de l’enthousiasme, la multiplication de « je le répète », de « mais bref (…) je dis » ou encore de « mais passons » trahissent bien une obsession autoritaire organisant son rapport au monde sur une (fausse) domination compulsive. La place de la subjectivité dans le récit est donc déterminante. Car elle organise les faux-semblants sans jamais s’effacer, notamment dans le rapport au lecteur et aux personnages.

La très grande mobilité de l’instance narrative permet un moment de penser que le narrateur s’identifie au spectateur du film et à n’importe quel spectateur. Si l’on a bien compris qu’il n’en était rien, il maintient une certaine illusion durant le texte.

Débutant par le récit du film, le narrateur s’interrompt en soulignant : « C’est toujours le début pour nous non plus pour eux. » [23]. La phrase est plus ardue qu’il n’y parait car elle renvoie à l’ambiguïté et à la complexité des instances qui se croisent. En effet, « pour nous » semble relier le narrateur au lecteur envisagé en spectateur hypothétique tandis que « pour eux » évoque les personnages du film. Pourtant le narrateur participe également à la forme pronominale qui est dans le récit quelque chose de connu. On le comprend grâce à une petite notation antérieure (« Et c’est vrai… » [24]). Elle accentue une connivence non pas avec le spectateur mais avec l’image qu’il raconte. Cette petite anticipation est là pour montrer la mobilité du narrateur et indiquer qu’il n’est déjà pas là où il semble s’assigner une place. C’est de nouveau la saturation des pas formidable qui permet de comprendre la véritable place de l’interlocuteur pour le narrateur : il n’est qu’un spectateur qui se doit d’être convaincu de caractère irréfutablement formidable de Sleuth/Sleuth.


Moi je trouve ça extraordinaire, et beau, et tout le monde doit trouver ça extraordinaire, et beau, et grand, tout le monde, n’importe où dans l’univers, c’est irréfutable.
 [25]


Le « moi je » qui ouvre cette affirmation, à l’allure kantienne du beau universel et désintéressé, structure les relations identificatrices. La démarche interpelle obliquement l’interlocuteur (lecteur) qui glisse ostensiblement dans une position de spectateur. Le changement de place vise à imposer un point de vue en mettant l’interlocuteur de son côté par une argumentation basée sur l’évidence. Cependant l’identification d’une communauté de spectateurs ne forme pas une unité si tangible. Mais le narrateur parvient toujours à s’échapper pour prendre une position de domination c’est-à-dire l’intégration d’une idée autre du film. Sa mécanique interne concentre tout dispositif autour du noyau subjectif. Sa mimétique substitutive n’intègre pas le spectateur. Elle reste concentrée sur le rapport moi/Sleuth. C’est pourquoi le narrateur s’affranchit toujours de la communauté du spectateur qu’il met en place pour la dominer car il est à la fois le méta-spectateur et le sur-narrateur de Sleuth puisqu’il est Sleuth. L’organisation pronominale permet de le comprendre. Si l’idée d’une communauté est envisagée (« et nous, spectateurs, on ne peut pas s’en tirer à si bon compte… » [26], une limite étant déjà perceptible avec le passage du nous au on), elle est balayée immédiatement après :


… nous, spectateurs, on se fait avoir tout le temps (…), je dis, moi, que nous spectateurs, on devient Milo d’abord, puis, (…) nous, spectateurs, on devient Andrew ensuite.
 [27]


La structure pronominale est particulièrement serrée entre l’idée d’une communauté marquée par pronom personnel nous, puis par une nomination précise (spectateur), et enfin par la forme dégradée du pronom impersonnel on qui neutralise l’émergence d’une telle communauté. Au cœur du double déploiement (et de la double négation) qui cherche à identifier le spectateur aux personnages du film, le noyau actif demeure la subjectivité doublement affirmative et dominatrice du narrateur (je dis, moi). Une étude plus approfondie du système pronominal de ce récit reste à faire. On peut tout de même noter que la forme impersonnelle du pronom on prend une tournure identificatrice lorsqu’elle désigne la relation entretenue par le narrateur avec les personnages du film [28]. Mais la tournure impersonnelle devient neutralisante quand elle désigne le rapport du narrateur au spectateur/lecteur [29]. De même, l’utilisation de la forme neutre du pronom il devient une substitution personnalisante lorsqu’elle duplique une assertion formée à partir du pronom personnel je. L’expression « il faut dire » est par exemple l’écho distinct de « je veux dire » et s’inscrit dans un même réseau sémantique de l’autoritarisme. Le système qui se développe autour du pronom vise bien l’éjection de tout spectateur autre que le narrateur par un processus identificatoire et par l’affirmation répétée de la puissance du narrateur. La stratégie face au spectateur est donc exclusive et dominatrice [30]. C’est pourquoi le spectateur est constamment envisagé comme une possible menace qui attaque le film en « projet[ant] leur médiocrité sur l’écran » [31]. Le lecteur est donc traité de la même manière que les autres spectateurs sont traités. Il subit les résumés, les anticipations et les discours de domination. Le lecteur est au cœur d’un tourbillon, assigné à une place de spectateur et subissant le résumé exhaustif du film avant son visionnage (comme par exemple la page 102 qui reprend, redit et répète ce que l’on a déjà lu du film).

Le narrateur semble voué à une répétition compulsive. Soumis à une finalité entendue comme commencement, le narrateur semble condamné à poursuivre une voie obsessionnelle et un drame dans lequel aucun changement ne peut advenir. C’est la raison pour laquelle il ne saurait, par exemple, voir le film au cinéma. Il fantasme brièvement de voir la mort de Milo Tindle sur grand écran. Il se rétracte car aller au cinéma représente un danger « par rapport bien sûr à [son] équilibre, [son] mental très fragile. » [32]. L’expérience induirait une altérité dans l’habitude de la reproduction du même et entraînerait sans doute selon sa propre expression « une grande dépression » [33]. Le narrateur est donc le symbole psychique d’une reproduction du même réduisant toute forme de différence et concentrant sa puissance d’existence à l’invariance et à l’indifférence. Il est l’incarnation des mécanismes de reproduction appartenant au remake. Cinéma engage donc un récit qui soulève les enjeux de la dislocation par la reproduction du même. On comprend que les modalités répétitives du narrateur n’offrent aucune instance différentielle. En revanche, l’écriture déployée par le livre permet de trouver un détour oblique ouvrant à la différence du narrateur.


L’écrivain de Cinéma n’enferme pourtant pas la lecture dans la répression répétitive même s’il l’organise. Seule l’écriture de Tanguy Viel est capable d’opérer une dimension émancipatrice, la perlaboration, selon la terminologie lyodardienne qui prolonge le dialogue avec le discours analytique. En termes freudiens, la perlaboration est un concept lié au mouvement de la cure. Elle permet d’accepter et de surmonter une résistance déjà interprétée. Elle est « une répétition mais modifiée par l’interprétation et de ce fait susceptible de favoriser le dégagement du sujet à l’endroit de ses mécanismes répétitifs » [34]. Agissant comme une attention flottante, la perlaboration permet à Lyotard de transformer le processus d’émancipation analytique en concept esthétique. Pour lui, « [l]a saisie esthétique des formes n’est possible que si l’on renonce à toute prétention de maîtriser le temps par une synthèse conceptuelle » [35]. Envisagée sur un horizon kantien comme une finalité dégagée d’un but, la perlaboration interroge et travaille le potentiel d’incertitude et d’équivocité. On peut alors sortir de la synthétisation normative de la répétition en la fissurant et en travaillant la tension même de l’œuvre afin de «  rendre possible l’impossible » [36], d’œuvrer l’inconciliation qui est le cœur de la modernité. Cette « répétition modifiée » ouvre à la différence qui seule préserve l’œuvre de la normalisation et de la standardisation répétitive à laquelle Adorno opposait l’authenticité, non pas entendue comme forme de l’original mais comme contenu de vérité de l’œuvre dans son rapport au monde.

Tanguy Viel ne réduit pas son écriture à seulement saisir la répétition. Il inscrit un écart et une distance qui permettent à l’œuvre d’exister dans sa différence. Le narrateur finit par convaincre qu’il n’est pas un cinéphile mais bien un filmophage monomaniaque. Pourtant les notations cinéphiliques qui s’opposent à la naïveté et à l’univocité du narrateur abondent dans le texte. On peut percevoir ces interstices comme la présence d’une intentionnalité auctoriale selon les termes d’Antoine Compagnon, intentionnalité qui prend en charge obliquement certains aspects cinématographiques. Comment comprendre l’analyse de la place du revolver au cinéma [37] ou encore celle sur le nom Plodder/Doppler sinon comme la présence dissimulée dans le livre, au-delà de l’instance narrative irréductiblement concentrée sur un unique film et incapable de toute mise en perspective puisqu’elle serait immanquablement vécue comme une chute ou une trahison ? Il en va de même pour les quelques phrases qui permettent aussi bien de comprendre l’ensemble du cinéma de Mankiewicz que la position même du narrateur : « Pour lui, revenir dans cette maison le dimanche soir, c’est revenir en fantôme, c’est seulement hanter un vieux manoir… » [38]. Le cinéma de Mankiewicz tient tout entier dans ces deux propositions. Il se développe autour des axes du retour à la maison [39] et surtout d’une véritable théorie des fantômes [40] qui est celle du cinéma. Tanguy Viel ne cède pas à la tentation du commentaire. L’enjeu de l’écriture fait face aux résistances du film et se confronte aux défaillances inhérentes à l’œuvre que le narrateur énonce mais qu’il est incapable de construire. La place particulière de l’écriture trace une voie oblique qui est celle d’une modernité ironique. Il travaille une mimétique du suspense filmique [41] dans la phrase en ponctuant le récit d’un décompte (en anglais, souci naïf et contradictoire du narrateur d’une vérité de l’original), de point de suspensions ou de répétitions soulignant l’idée d’un affolement. C’est au cœur du livre que l’on note la place particulièrement piquante de l’instance autoriale dans le récit. Non seulement la moitié du livre coïncide avec celle du film mais surtout Tanguy Viel organise dans son écriture une réflexion/réflection des enjeux de la mimétique psychique et esthétique (le remake). Organisant le récit à partir de la coupure du film qui traduit le passage à la deuxième partie, Tanguy Viel ouvre le nouveau volet par une nouvelle incursion dans la psychologie du narrateur.


Et comment la vie s’accroche à rien, et comment ce n’est pas rien, ce film, ces deux hommes, le contraire de rien, tout, tout pour moi, ce cahier pour continuer, il faut dire, c’est tout pour moi, c’est très important de comprendre ces choses à quoi on s’accroche.
 [42]


Les contradictions internes et oppositions vont se poursuivre dans la suite du texte. Le narrateur ne cherchera pas à comprendre. Il retourne immédiatement dans le récit et évacue sine die toute forme de réflexion. Le dire et la répétition d’un dire unique sont la seule forme de compréhension et d’existence du narrateur.


Comme s’accroche une main sur la corde de la sonnette, à Sombremanoir.
 [43]


La coupure radicale marque le retour au récit. Elle désigne dans le récit le passage à la seconde partie du film alors même qu’il n’y a pas de seconde partie du livre car il s’inscrit dans la continuité et dans le mouvement d’immédiateté du narrateur. L’intentionnalité autoriale se comprend par la place de cette coupure dans l’économie du récit et par les modalités d’écriture. En effet, la comparaison initiale entraîne la répétition du verbe « s’accrocher » et inscrit clairement le passage des questions psychiques du narrateur à l’image du film (sa description). En passant d’un sens figuré à un sens propre, c’est l’organisation de la répétition qui instaure par l’écriture la vibration d’une différence et qui propose une interrogation sur les conditions de ce passage. La question du remake prend alors la figure de cette seconde phrase verbale, incomplète et bancale. Elle a perdu toute structure principale. La notation descriptive qui renverse le récit traduit la nature de la relation du narrateur au film ainsi que la structure du remake. La phrase suivante permet de le comprendre, le film de Mankiewicz étant marqué par une ellipse (« Là, il y a eu une ellipse : il y a eu deux jours dans le film qui sont passés en trois minutes. » [44]). Tanguy Viel utilise les ressources de la répétition pour mettre à distance la répétition. Les différents éléments esthétiques et littéraires sont ici élaborés par un écart. La construction d’une mimétique faussée traduit les propres limites de la tentation du remake. L’écriture de Tanguy Viel développe cet aspect par une oblicité ironique. L’ironie traduit alors la conscience critique d’une nécessité différentielle dans l’œuvre.

La dynamique critique de l’ironie est un processus fragile qui repose sur un écart vital ouvrant à une pensée qui refuse l’effectivité du monde. C’est pourquoi elle travaille l’incertitude contre l’évidence et contre le consensus. L’événement ironique de Cinéma n’est pas lié à la construction du narrateur. Car il désigne au contraire une effectivité réifiée du contemporain. L’ironie est nichée dans l’écriture qui prend en charge les conditions de ses propres incertitudes pour tordre le donné. Le contenu de vérité de Cinéma repose sur une écriture traversant la contraction par une forme de résistance qui critique les immédiatetés cursives et jouissives du contemporain normalisé.


[1Tanguy, Viel.- Cinéma.- Paris : Minuit, 1999.

[2Ibid., p. 16.

[3Ibid., p. 19.

[4Ibid., p., 17. La position du narrateur serait alors la réponse à l’interrogation de Virginia Woolf « raisonner ou intuitionner ? ».

[5Ibid., p. 26.

[6Ibid., p., 84.

[7Ibid., p. 64.

[8Ibid., p. 9.

[9Ibid., p. 19.

[10Idem.

[11Ibid., p. 18.

[12Ibid., p. 96.

[13Idem., voir pp. 37, 49 ou 113.

[14Ibid., p. 20
Mais la silhouette inquiétante du narrateur se développe durant le récit :
« J’ai du mal à comprendre qu’on ne trouve pas ce film formidable » (p. 26)
« Même des amis à moi […], et j’en n’aurais pas été là, je ne les aurais pas aidés à comprendre certaines finesses, ils penseraient encore que ce film n’est pas formidable. » (pp. 28-29)
« [I]ls ne sont pas excusables pour autant […] on ne dit pas d’un film qu’il n’est pas formidable… » (p. 29)
« [E]t je ne voudrais pas avoir à revenir là-dessus, […] ni m’énerver encore sur certains qui n’ont rien vu, et pas trouvé ce film formidable » (p. 72)
« [M]ais quand ils se permettent certains jugements, des jugements comme « pas formidable », alors… Pas formidable, et ça veut dire quoi, cette expression » (p. 82)
« Et dire que certains (qu’on me pardonne ici, qu’on me pardonne, mais j’insiste), dire que certains ne trouvent pas ça formidable, cette expression si stupide, pas ça formidable, ça, Sleuth » (p. 26)

[15Ibid., p. 26.

[16Ibid., p. 100.

[17Ibid., p. 101.

[18Ibid., pp. 101-102.

[19Ibid., p. 96.

[20Ibid., p. 97.

[21Ibid., p. 117.

[22Ibid., p. 43.

[23Ibid., p. 15.

[24Ibid., p. 13.

[25Ibid., p. 119.

[26Ibid., p. 88.

[27Ibid., p. 89.

[28Ibid., voir pp. 59, 62 ou 99.

[29Ibid., voir pp. 62, 74, 88, 89 ou 99.

[30On trouve p. 98 la même construction syntaxique de double va-et-vient identificatoire. C’est le même système d’illusion. Le pivot subjectif de la parole autoritaire plonge le spectateur dans le néant en soulignant qu’il est bel et bien berné dans et par cette identification au nous :
« [N]ous, spectateurs, avec lui ou contre lui, parce qu’on devient de plus en plus Andrew à ce moment-là du film, je veux dire, de plus en plus, c’est Andrew qui devient comme nous, bernés jusqu’au bout. »

[31Ibid., p. 93.

[32Tanguy, Viel.- Cinéma.- Op. cit., p. 62.

[33Idem.

[34J., Laplanche, J.-B., Pontalis.- Vocabulaire de psychanalyse.- Paris : Presses Universitaires de France, 1981.- p. 306.

[35Jean-François, Lyotard.- L’inhumain.- Paris : Galilée, 1988.- p. 41.

[36Theodor W., Adorno.- Théorie esthétique./ traduit de l’allemand par Marc Jimenez.- Paris : Klincksieck, 2004.- pp. 156-158.

[37Tanguy, Viel.- Cinéma.- Op. cit., voir pp. 53-54.

[38Ibid., p. 79.

[39Voir The Ghost and Mrs Muir( L’aventure de Mme Muir, 1947, USA) ; House of Strangers (La Maison des étrangers, 1949, USA) ; Five Fingers (L’affaire Cicéron, 1952, USA) ; The Barefoot Contessa (La Comtesse aux pieds nus, 1954, USA) ; Cleopatra (Cléopâtre, 1963, USA) ; The Honey Pot (Guépier pour trois abeilles, 1967, USA) ; Sleuth (Le Limier, 1972, USA).

[40Voir The Ghost and Mrs Muir (L’aventure de Mme Muir, 1947, USA) ; All About Eve (Eve, 1950, USA) ; People Will Talk (On murmure dans la ville, 1951, USA) ; The Barefoot Contessa (La Comtesse aux pieds nus, 1954, USA) ; Suddenly Last Summer (Soudain l’été dernier, 1959, USA) ; The Honey Pot (Guêpier pour trois abeilles, 1967, USA) ; Sleuth (Le Limier, 1972, USA).

[41Tanguy, Viel.- Cinéma.- Op. cit., voir pp. 58-59.

[42Ibid., p. 63.

[43Idem.

[44Idem.