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(Les épisodes de Samuel - 1)
samedi 1er janvier 2011, par
Il lui restait combien de temps. Cinq minutes ? Peut-être moins. Il ne regardait plus sa montre. Elle n’était pas arrêtée, seulement elle n’était pas, comme on dit, à l’heure. Elle fonctionnait, indiquait une heure, des minutes. Deux aiguilles qui fonctionnaient. Deux mécaniques qui irrésistiblement évoluaient, révolutionnaient mais pas au point d’être en concordance avec l’époque, son époque. Il portait une montre non-contemporaine, incapable de soutenir ses vaines tentatives. Pas un décalage, ou un retard. Mais un parfait désordre. Une parfaite absence de raccordement. Pourtant, il ne la quittait pas. C’était rassurant. Elle lui permettait de marcher plus tranquillement. Impossible de savoir s’il était en avance ou en retard, s’il raterait son rendez-vous, son train, sa séance de cinéma. Il s’accordait avec la puissance de ce hasard. L’absolue incertitude horlogère. Pourtant, elle avait tout pour elle : une neutralité diamantaire, une finesse du boîtier qui lui permettait de la dissimuler sous la manche d’une chemise ou d’un col roulé, un bracelet de cuir également léger, loin des lourds et clinquant bracelets d’acier qui grossissaient les poignets. Il lui avait fallu apprendre à s’organiser avec ces variations insaisissables du temps, de son temps. L’élaboration désormais constante d’un contretemps, une vie entièrement remplie désormais de contretemps. Autant dire une mort certaine, catastrophique et peut-être tragique pour qui ne répond pas à la mesure, au nombrable. Sans le savoir d’abord, en l’apprenant progressivement, grâce à quelques livres, quelques observations, intimes pour commencer, sociales pour avancer, et métaphysiques pour se perdre avec élégance, il se construisait une vie incommensurable. Ou peut-être était-ce une vie incommensurable qui se construisait (versant impersonnel). Toujours est-il qu’elle impliquait des sacrifices, provoquait des malentendus, des souffrances : les heures, leurs rendez-vous dictaient tant. Son esprit n’était pas de contradiction. Il faisait seulement sienne une tension inhérente à l’existence : il serait en retard à son mariage qui serait annulé, il profiterait des meilleurs places de la Cour d’honneur parce qu’il serait largement en avance des autres, etc. Sa vie s’était finalement bien accordée avec celle des trains, parce que lui-même s’est imposé une rigueur qu’un de ces biographes avait qualifié d’inchoative. Ses arrière-petit enfants se demandaient toujours ce que l’universitaire de Harvard avait bien pu vouloir dire dans cette partie très sérieuse qui ouvrait à la page 652 le chapitre consacré à la vie amoureuse de celui qui, un temps (à peine un mois en vérité), serait le leader charismatique d’un groupe rock, tendance post-quelque chose qu’ils n’avaient jamais compris car eux n’écoutaient plus que de la techno warp, les petits-enfants qui adoraient les histoires de cet arrière-grand père. Ils soupçonnaient pourtant le digne professeur de Cambridge d’avoir trop arrosé de Bourbon cette partie des entretiens avec Samuel, seule raison objective selon eux d’un tel embarras conceptuel pour désigner la complexe sinon désastreuse vie sexuelle de leur aïeul. En revanche, ils étaient en profond désaccord avec l’interprétation universitaire, qu’il s’agisse de l’ouvrage du biographe américain Roger O. Jeffries ou des pages biographiques de l’essayiste français François Doinel, quant à l’origine de la fameuse montre de Samuel. Jeffries a longtemps favorisé la piste du cadeau volé, largement démenti par l’autobiographie posthume du neveu du roi du Danemark. Doinel, dans sa posture sartrienne de psychabiographie, noie littéralement le poisson dans l’eau en adoptant la technique dite de la boite noire : on ne sait pas ce qui s’est passé, comment c’est arrivé, mais c’est arrivé : la veille, elle n’était pas là, le lendemain si ! Admettons-le une bonne fois pour toute comme un simple fait et passons à autre chose. Lili avait bien ri, non pas parce qu’elle était psychanalyste — cela dit, elle l’était — mais parce que dans sa famille avait toujours couru la légende que la fameuse montre était un cadeau de Cary Grant à la mère de Samuel. Elle se souvient même qu’on avait longtemps raconté que, sa mère, éperdument amoureuse de l’acteur, avait mené une véritable épopée cinématographique pour rencontrer l’homme qui l’avait éconduit pour les raisons que l’on sait... mais en lui offrant, malgré tout, une montre, celle que Samuel avait récupéré, héritage troublant s’il en est. C’est d’ailleurs sur ce récit que Lili avait échafaudé sa propre théorie sur Samuel, la montre étant en quelque sorte le symbole même des dérèglements amoureux et sexuels de la figure maternelle, confondue dans un inquiétant morphing analytique avec le visage de l’acteur hollywoodien, le tout venant expliquer le parcours de Samuel. Enfin, selon elle. Mais la publication de son essai autour de la figure de Samuel a été largement controversée autour du monde. Très mal reçu dans les différents centre d’étude samuellienne chinois, attaqués pour d’évidentes raisons politiques sur les campus américains et britanniques, la réception française qui a largement reposé sur le terrain de la doxa psychanalytique a accueilli le livre avec cette extrême tiédeur que l’on définit souvent sous le terme générique de glacial.
Il vous reste cinq minutes.
Ah bon ! Tiens, j’ai oublié ma montre.