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Adorno, l’écriture, la fragmentation et la dissonance du monde

mardi 25 décembre 2012, par Sébastien Rongier

C’était en 2005, j’avais répondu à la proposition de colloque de Bruno Curatolo et de Jacques Poirier. L’idée du colloque bourguignon était de s’interroger sur « Le Style des philosophes ». Ils avaient accepté ma proposition autour de l’écriture d’Adorno, essayer de tisser quelques sources menant à l’écriture fragmentaire au milieu d’un programme dense.

Ils ne me connaissaient pas et on accepté mon offre. Merci pour leur accueil et ces journées. C’était assez drôle d’aller causer dans cette université où l’on avait été étudiant, dans cette salle des actes où l’on avait suivi des colloques et des séminaires.

Plus tard les actes parurent en 2007 aux éditions universitaires de Dijon.






Adorno,
l’écriture, la fragmentation et la dissonance du monde.




Le souci du monde pour Adorno est une expérience radicale, une entreprise bâtie contre soi-même. En restant constamment fidèle à ce chemin fragile, Adorno élabore une théorie critique reposant sur un mouvement de négation qui n’aboutit plus à aucune positivité. Tissant une critique radicale de la société moderne, l’expérience d’Adorno est aussi celle des années quarante. Elles résonnent tout au long de son œuvre et le tranchant critique de son écriture est la conscience d’un désastre et d’une dissonance radicale. Pour tenter de saisir dans quel cadre se développe l’écriture adornienne, celle qui prend toute son ampleur à partir des années cinquante (la fin de la guerre et le retour d’exil), il faudrait suivre très précisément trois pistes essentielles : la question musical, l’épisode littéraire avec Thomas Mann et enfin l’amitié avec Walter Benjamin. Ces trois axes de réflexion qui seront seulement esquissés afin de situer une première constellation théorique à partir de laquelle l’écriture adornienne prend toute son ampleur. Car, précisons-le dès à présent, l’écriture est pour Adorno un enjeu philosophique déterminant, comme en témoignent Minima Moralia, La dialectique négative ou Théorie esthétique.





Une pensée musicale




Adorno est à la fois un philosophe et un musicien. Ancien élève d’Alban Berg, Adorno a été un compositeur et un des premiers théoriciens de la musique de l’école de Vienne. Berg a perçu très tôt l’importance du parcours qui s’ouvre devant le jeune Adorno. On peut ainsi lire dans une lettre du 28 janvier 1926 adressée à Adorno ces phrases de Berg :



[J’] en suis arrivé à la conviction certaine que vous êtes appelé à produire le meilleur dans une compréhension de la musique des plus profondes (ainsi que tous vos centres d’intérêt encore non sondés qu’ils soient de nature philosophiques, théorique, sociale, historique ou qu’ils relèvent de l’histoire de l’art) et que vous allez réaliser sous la forme de grands ouvrages philosophiques. Mais votre activité musicale (je veux dire votre travail de composition), dans laquelle je place de grands espoirs, ne risque-t-elle pas de tourner court trop tôt, c’est là une crainte qui me saisit à chaque fois que je pense à vous. Il est clair en effet, qu’un jour, parce que vous êtes tout de même une personne qui ne s’intéresse qu’à la totalité (Dieu soit loué !), vous aurez à choisir entre Kant et Beethoven. [1]




Outre divers chant, lieder, trio, quatuor et autres pièces pour piano ou orchestre, Adorno commença en 1933 à travailler sur un opéra adapté de Tom Sawyer de Mark Twain [2]. Mais Adorno est surtout connu pour son travail théorique sur la musique nouvelle autour des œuvres de Schönberg, de Webern et de Berg. Il ouvre une première brèche théorique sur la musique atonale, puis sur l’évolution dodécaphonique et sérielle. La musique atonale, et plus généralement la question de la dissonance, viennent signer la fin du système de composition traditionnelle qu’Adorno apparente aux philosophies idéalistes. La dissonance musicale est une forme de résistance et de critique radicale contre l’ornementation et la généralité abstraite du langage musicale. L’irrégularité, le « faux », le choc, le saccadé viennent contester l’apparence, la totalité et la domination de la convention. Ce que l’atonalité de Schönberg disloque c’est l’idée d’une organisation rationnelle du processus de production artistique définie comme progressive et totale. Elle dénonce la fausse conscience restauratrice (et barbare) d’un ordre de la consonance. La dissonance ne vient pas seulement interroger l’obéissance historique à un modèle idéologique et à une technique musicale. La dissonance est plus essentiellement un rapport dialectique avec la société. Le concept adornien de matériau est l’enjeu de cette articulation, également décisive pour la question de l’écriture adornienne. Sa thèse est celle du matériau (musical) comme sédiment d’un contenu social. Le matériau n’est donc pas seulement un ensemble de possibilités artistiques (une grammaire prédéterminée) mais un produit de l’histoire et un horizon d’expérience articulant l’œuvre à la société.

[Le] « matériau »lui-même, c’est de l’esprit sédimenté, quelque chose de socialement préformé à travers la conscience des hommes. […] C’est pourquoi, la confrontation du compositeur avec le matériau est aussi confrontation avec la société, précisément dans la mesure où celle-ci a pénétré dans l’œuvre et ne s’oppose pas à la production artistique comme un élément purement extérieur et hétéronome, comme consommateur et contradicteur. Les directives que le matériau transmet au compositeur et que celui-ci transforme en leur obéissant, se constituent dans une immanente interaction. [3]




Face à l’idéalisme tonal, Schönberg libère le matériau en créant de nouveaux rapports qui sont autant d’enjeux pour la société et la philosophie. En effet, si la dissonance est la destruction des rapports logiques à l’intérieur de la tonalité – comprise comme rapports d’accords parfaits – il y a une rationalité de la dissonance qui met en relief les articulation au lieu de dissoudre les détails dans l’unité visant une harmonie consonante. En ce sens, la constellation – entendue comme éclatement et dispersion contrariant toute souveraineté de l’identité de la forme – et la fragmentation sont les enjeux d’un contenu de vérité de l’œuvre comme forme négative et critique : « C’est seulement dans l’œuvre fragmentaire, renonçant à elle-même, que se libère son contenu critique. » [4].

La position particulière d’Adorno se définit donc comme une pensée musicienne de la musique et une pensée philosophique de la musique. Adorno abandonne toute composition de retour d’exil (malgré des velléités jamais réalisées). Il semble donc choisir la philosophie (Kant ou Beethoven). Mais sa pensée est nourrie de son rapport à la musique et semble plutôt être toujours tendue entre les deux termes comme le confirme la dialectique négative qui associe la philosophie à la musique [5].

De même l’écriture si particulière et radicale de Minima Moralia semble être pétrie de ce travail musical et philosophique du déchirement et de la dissonance.




Un épisode littéraire : Adorno en conseiller secret de Thomas Mann




La collaboration d’Adorno avec Thomas Mann noue d’une manière décisive les questions de littérature, de musique, de philosophie et les enjeux politiques de la situation allemande.


En 1942, Thomas Mann est exilé aux Etats-Unis. Comme beaucoup d’intellectuels allemands, il a fui le régime nazi et se retrouve au milieu d’une curieuse communauté allemande en Californie. C’est à cette époque qu’il reprend l’idée d’un Faust moderne. Mais les soubresauts de l’histoire donne au projet de Thomas Mann une inflexion particulière. En effet, Le Docteur Faustus, rédigé entre mai 1943 et juin 1947, reprend le thème du pacte avec le Diable pour dessiner le destin de l’artiste moderne et surtout préfigurer l’effondrement de l’Allemagne et la chute du régime nazi. Le Docteur Faustus est pour Thomas Mann le récit de la fin de ses propres illusions, celles de l’humanisme et des espérances, celles de la germanité et d’une réconciliation possible. Le Docteur Faustus est donc le récit du parcours d’un musicien prodigieux et dément, Adrian Leverkühn qui revendique la malédiction de la barbarie de son temps. Le narrateur Sérénus Zeitblom évoque, à partir du 27 mai 1943, la vie de ce compositeur entre 1885 et 1940 ainsi que « le goût d’un anéantissement appelé à devenir le comble de l’égarement, du désespoir » [6] du peuple allemand.


Pour élaborer ce personnage de musicien moderne, il manquait pourtant à Thomas Mann les connaissances les plus pointues en ce domaine. La rencontre avec Adorno, également exilé près d’Hollywood, est déterminante. L’aide technique qui manque cruellement à l’écrivain s’incarne immédiatement dès qu’il rencontre l’auteur de Philosophie de la nouvelle musique [7]. Dès leur rencontre, Adorno devient « le conseiller secret » de Thomas Mann :

Je sentais bien que j’avais besoin d’une aide extérieure, d’un conseiller, expert en la matière et conscient de mon propos, capable d’imaginer avec moi ; et j’étais d’autant plus disposé à accueillir une aide de ce genre que la musique, dans la mesure où le roman traite d’elle (…).

L’aide, le conseiller, l’instructeur plein de sympathie se trouva en effet, et – par son exceptionnelle compétence et son niveau spirituel – ce fut précisément celui qu’il me fallait.


(…)


Un écrit du Dr Adorno : Zur Philosophie der modern Musik… Je lis l’ouvrage d’Adorno… lis avec intérêt le manuscrit d’Adorno… Le soir, continué d’écrire l’écrit sur la musique, qui me renseigne sur divers points et tout à la fois me montre la difficulté de mon entreprise… Achevé la lecture d’Adorno. Instant où s’éclaire la situation d’Adrian. Les difficultés doivent atteindre à leur point culminant avant de pouvoir les surmonter. L’état désespéré de l’art : c’est le moment le plus opportun. Ne pas perdre de vue la pensée centrale de l’inspiration acquise, qui dans l’ivresse, vous permet de passer outre…


Il y avait là, en effet, quelque chose d’ « important ». J’y trouvai une critique artistique et sociologique de la situation, très évoluée, subtile et profonde, offrant les plus singulières affinités avec l’idée directrice de œuvre, la « composition » dans laquelle je vivais, et travaillais. A part moi, je décidai : « Voilà mon homme. [8]




Adorno est très enthousiaste car il voue une grande admiration à l’écrivain. Cette collaboration vive et réciproque s’articule à une période où Adorno prolonge sa réflexion sur la musique ainsi que sa pensée politique qui se consolide dans les travaux de l’Institut pour la Recherche Sociale, encore animé par Max Horkheimer. Une période d’intense collaboration s’ouvre donc avec Thomas Mann. Ils échangent livres et points de vue, notes et manuscrits. Adorno et sa femme Gretel lisent l’avancée du manuscrit de Mann. Ce dialogue influence Le Docteur Faustus. Le chapitre XXII « repose entièrement sur des analyses d’Adorno » [9]. La fécondité littéraire de cette collaboration, soulignée par Le journal du docteur Faustus [10], est également un moment d’évolution intellectuelle déterminant, comme le souligne Thomas Mann lui-même : « Très informé des visées de l’œuvre entière et ce morceau en particulier [l’Opus de Leverkühn, l’Oratorio], ses remarques [celles d’Adorno] tendaient précisément à l’essentiel : exposer l’œuvre au reproche de sanglante barbarie et d’intellectualisme exsangue. » [11]


C’est bien la voie dans laquelle s’engage à cette époque la pensée d’Adorno et qui dessine les enjeux de son écriture. Si l’aventure secrète avec la rédaction du roman de Mann [12] n’a pas d’implication directe dans l’écriture adornienne, elle est un jalon décisif nouant les préoccupations du philosophe exilé. L’importance de cet épisode ne tient pas à une influence littéraire ou stylistique de Man sur Adorno. Il suffit pour s’en convaincre de lire les auteurs. En revanche, cet épisode vient souligner les renversements esthétiques et idéologiques impliqués par la conscience de l’époque. Adorno construira ses propres outils esthétiques et théoriques mais ce moment de l’exil vient est une étape du parcours intellectuel.





Une amitié intellectuelle scellée par la tragédie de l’histoire





La longue amitié qui lie Theodor Adorno à Walter Benjamin n’est finalement pas interrompue par le suicide de ce dernier le 26 septembre 1940 à Port-Bou en Espagne, fuyant l’avancée allemande en France.

Cette relation débute de 1923 et leur correspondance témoigne de passionnante et orageuse amitié intellectuelle. L’aide d’Adorno, indéfectible malgré les maladresses, a laissé place, après la mort de Benjamin, à une douloureuse peine, puis à une activité éditoriale déterminante. Le rôle d’Adorno est primordial pour la reconnaissance, l’édition et la diffusion de l’œuvre de Benjamin. Il ne s’agit pas ici de revenir sur les polémiques qui agitent les lecteurs et les lectures de cette relation.


Mais plus essentiellement, c’est l’influence de Benjamin qui est déterminante pour notre propos, l’influence de Benjamin dans les enjeux d’écriture d’Adorno. Tout commence par une controverse décisive et fort connue autour de la notion d’image dialectique, et plus généralement autour du texte l’œuvre à l’époque de sa reproductibilité technique. On ne dira rien ici des oppositions et des questionnements autour des enjeux de médiation dialectique, de la place et de l’influence de Brecht sur Benjamin, de la question du jeu, d’un messianisme problématique, etc [13]. Au-delà des désaccords variés, il y avait entre Benjamin et Adorno un cheminement commun. Des divergences, certes, mais jamais insurmontables. Ceci est d’autant plus vrai que l’on voit comment se déploie dans la démarche propre d’Adorno l’influence de Benjamin sur certains aspects, et notamment la question de l’écriture. En somme, si Adorno n’a pas saisi, en 1938, la démarche inédite de Walter Benjamin qui se réalise pleinement dans l’écriture fragmentaire de Paris, capitale du XIXe siècle, il sera le premier à reconnaître l’influence de l’auteur de Sens unique dans l’orientation générale de sa pensée et de son écriture. On peut citer à ce sujet un extrait du « Portrait de Walter Benjamin » qui souligne témoigne autant de la pensée de Benjamin que de son influence sur Adorno :

Ce qui lui importe n’est pas de reconstruire la totalité de la société bourgeoise, mais de l’examiner de près comme nature aveugle, diffuse. Sa méthode micrologique et fragmentaire n’a jamais totalement assimilée l’idée de médiation universelle qui institue la totalité, chez Hegel comme chez Marx. Imperturbablement, il restait fidèle à son principe selon lequel la plus petite parcelle de réalité perçue vaut le reste du monde. (…)

L’idéal de la connaissance qu’avait Benjamin ne se contentait pas de reproduire ce qui est. Dans la réduction de l’horizon de la connaissance possible, l’orgueil de la philosophie moderne d’être parvenue à une maturité sans illusions, il pressentait le sabotage de l’exigence du bonheur, la simple confirmation du toujours-semblable : le mythe lui-même. (…) C’est pourquoi sa pensée se refuse par son principe même « l’achèvement » d’une harmonie sans faille et fait du fragment une règle. Pour réaliser son idée, il choisit une extraterritorialité totale par rapport à la tradition manifeste de la philosophie. Malgré toute sa culture, les éléments de cette histoire officielle n’entrent dans son labyrinthe que sous une forme dispersée, souterraine, oblique. (…) Il contraint le concept à accomplir à chaque instant ce que l’on réserve généralement à l’expérience non conceptuelle. La pensée est appelée à égaler la densité de l’expérience, sans jamais renoncer à sa rigueur. [14]




Ce texte d’Adorno écrit en 1950 trace les premières lignes d’une dialectique négative, noue sa pensée à l’influence benjaminienne et situe son développement sur un horizon historique précis, celui du nazisme. La pensée et l’écriture d’Adorno seront d’abord l’expérience autant que le témoignage de cette mutilation historique.


Adorno, l’écriture et le temps brisé







A partir de 1940, la pensée d’Adorno est d’abord celle de la « vie mutilée » (sous-titre du livre Minima Moralia écrit entre 1944 et 1947, première expérience d’écriture fragmentaire), celle d’une pensée désormais brisée, fermée à toute forme d’affirmation conciliatrice. Il ne s’agit plus pour Adorno de penser seulement contre les conditionnements de la pensée mais de défaire les certitudes en pensant la dimension non-conceptuelle du concept. Une pensée authentique est alors une pensée de la non-identité de la pensée avec elle-même, permettant un accès à la différence de la pensée. La constellation, la parataxe ou la fragmentation seront les enjeux critiques de la pensée adornienne car elles permettront d’assurer la lucidité du négatif, celle d’une dialectique assumant désormais ses franges d’incertitudes en renversant les apparences.


Le négatif adornien, c’est le refus de l’immédiateté des choses, la mise en contradiction des représentations habituelles. C’est la contestation du toujours-semblable pour rendre possible un contenu de vérité. Toute forme d’harmonie réalisée est désormais impossible, tant sur le plan philosophique qu’esthétique. Cela tient même du mensonge. Car la pensée d’Adorno se heurte au nom d’Auschwitz, pas seulement comme symbole de l’extermination et de la radicalité du mal, mais également comme enjeu de pensée. Auschwitz est une césure, une brisure de l’histoire à partir de laquelle la rationalité de l’idéalisme allemand (sous les formes d’affirmation identitaire, de primat de la raison, d’absoluité affirmative…) n’est plus possible. Reste une pensée radicalement négative et une autoréflexion critique qui cherchent à ouvrir dans le réel la possibilité de la pensée au temps de la fin de l’harmonie c’est-à-dire la perte définitive de toute innocence et de toute illusion unificatrice et finaliste. La pensée, désormais face à la possibilité de l’impossible, est face à une crise radicale qui supprime les aboutissements affirmatifs pour laisser un système général de tensions.


Il faut donc comprendre la philosophie et l’écriture d’Adorno dans l’épreuve d’une contradiction sans résolution (une dimension aporétique fondamentale), la négativité n’étant plus une étape de la positivité (actuelle ou potentielle). L’écriture est un matériau et une implication (et non application) directe de sa pensée. Elle agit autant qu’elle est agie. Elle est une marque sociale et idéologique autant qu’une forme du contenu de vérité. Il est philosophiquement impossible à Adorno d’inventer un nouveau langage philosophique car ce serait sortir du matériau qu’est le devenir social et historique. Mais il lui est également impossible d’échapper à la dissonance radicale de l’époque. Son écriture témoigne donc de cette tension : elle est prise entre une nécessité et une impossibilité à l’intérieur du langage.

L’écriture adornienne cherche d’abord à s’extraire de l’emprise de la raison dominante (celle dénoncée dans La dialectique de la raison) et d’une pensée conceptuelle idéaliste et systématique. La dialectique négative vient se confronter au propre impensé de la pensée. Ce qu’il faut retenir de ce mouvement dialectique, c’est qu’il est moins une critique du discours conceptuel qu’une conscience d’un élément irréfléchi : la part non conceptuelle du concept. C’est ici que la dialectique négative se confronte à l’impensé de la pensée dans l’écriture.


La parataxe adornienne est le premier enjeu de cette écriture philosophique de la dissonance et de la dissolution de la logique discursive. Avec une fragmentation généralisée qui renverse la structure discursive et la forme globalisante, la parataxe est une écriture pensée comme le matériau du déchirement et la blessure sans fin (blessure est également l’étymologie de « fragment »). Minima Moralia est par exemple constitué de 153 notes d’une à deux pages chacune. Longueurs variables de textes courts se répondant et tissant un travail de la pensée dans l’organisation heurtée du volume. Et parfois des accélérations du texte, une fragmentation micrologique à l’intérieur même du texte : les passages 29 (pp. 50 à 52) et 122 (pp. 204 à 206) viennent tourner autour des idées, en esquisser quelques traits par quelques phrases aphoristiques en rafales. Autant de notes du temps présents, d’esquisses de pensées qui se mêlent pour exprimer une concomitance : du code Hay à l’Aufklärung à la chanson populaire en passant par Proust ou Trakl, on lit au détour d’une page « Ne sont vraies que des pensées qui ne se comprennent pas elle-même » [15]. Phrase étrange, rupture interne qui est pourtant déployée tout au long du volume et de l’œuvre d’Adorno.


La stratégie de la parataxe vient donc s’opposer aux formes de l’apparence (entendue par Adorno comme forme de conciliation et de pacification du matériau vers l’harmonie) ou du jeu (le ludique et la critique adornienne de la régression de l’industrie culturelle). La parataxe accole les idées et les analyses en faisant disparaître les liaisons. C’est une écriture non-linéaire faite de hiatus, de césure, de dissociation, de juxtaposition, de décrochages syntaxique, de rapprochements non construits qui fonctionnent comme autant de chocs (benjaminiens) impliquant plus activement le travail du lecteur dans la construction du sens. Ce dernier est au cœur du dispositif dont l’enjeu est de déployer la tension interne et sans résolution de la pensée. La forme est donc d’abord autocritique. En ce sens, elle interdit toute lecture circulaire de la Théorie esthétique  :

Les signes de la dislocation sont le sceau d’authenticité de l’art moderne, ce par quoi il nie désespérément la clôture du toujours-semblable. L’explosion est l’un de ses invariants. L’énergie anti-traditionaliste devient un tourbillon vorace. Dans cette mesure l’art moderne est un mythe tourné contre lui-même ; son caractère intemporel devient catastrophe de l’instant qui brise la continuité temporelle. [16]




L’écriture adornienne est l’enjeu de cette pensée du détour, du contour et de l’écart. Elle porte en elle la part de fragilité de la dissonance et assume le risque d’être mal comprise ou d’engendrer des malentendus en renouvelant constamment cette dynamique de tension qui caractérise la négation adornienne. C’est en ce sens qu’il faut comprendre le retournement du mythe comme l’enjeu d’une dislocation moderne. L’interruption et la césure sont les moments de la vérité. La discontinuité est donc tout à fait déterminante pour Adorno car elle est l’expérience même d’une modernité mutilée. L’écriture et la pensée alors sont indissociables. Elles sont l’expérience philosophique et esthétique de cette brisure.

L’expérience esthétique est celle de quelque chose que l’esprit ne tiendrait ni du monde, ni de soi-même, la possibilité promise par son impossibilité. L’art est promesse de bonheur, mais promesse trahie. [17]




L’écriture d’Adorno, souvent désarmante et difficile, cherche d’abord à désensorceler le concept [18].

Elle s’engage donc dans une critique radicale de l’apparence, de l’absoluité et de la totalité pour rendre compte de la mutilation radicale de la vie et de la pensée. La « promesse de bonheur trahie » tient tout entière dans la question du fragmentaire. Sa modernité est dans l’expression de la blessure, de celle qui déjoue toute forme de suture. Plus radicale que dans sa forme schlégélienne (trop tentée encore par la totalité), le fragment est la convergence d’une triple crise ouverte par la modernité : crise de l’achèvement de l’œuvre, crise de la totalité et crise de la notion de genre. Forme de l’imcomplétude et de la singularité signifiante, le fragment désempare et renverse toute vérité unifiante. Il est l’expérience de cette mutilation, de cette coupure-blessure qui rend impossible toute harmonie et toute totalisation.


Deux textes peuvent compléter le chemin théorique de cette écriture adornienne. Il s’agit d’une part de l’articule « l’essai comme forme » (de 1954-1958) et de « Parataxte » (1963). Tous deux sont regroupés dans Notes sur la littérature [19]. Le premier texte envisage l’essai comme une forme partielle qui critique le système traditionnel de la totalité. L’accent est donc mis sur le fragmentaire et sur une certaine désobéissance à l’orthodoxie de la pensée. Le second article interroge l’œuvre d’Hölderlin (sur fond de controverse avec Heidegger) et souligne la « rébellion contre l’harmonie » [20] du poète allemand. Les bouleversements de la syntaxe et des structures sont pour Adorno l’enjeu d’une parataxe définie comme « figures micrologiques des transitions par juxtaposition » [21]. Ce qu’Adorno expérimente dans cette écriture de l’étoilement, c’est une véritable déstabilisation conceptuelle. Ainsi, la forme de Théorie esthétique est-elle élaborée à partir de détours et de contours. Tourner autour du concept à partir de passages autonomes qui renvoient les uns les autres sans se structurer d’une manière linéaire et logique est l’expérience d’une écriture envisagée comme « sédiment du contenu » [22].


Lire Adorno, c’est d’abord accepter un parcours parfois malaisé, rempli de vides ouvrant sur une profonde incertitude. C’est accepter une expérience philosophique dont le style même serait l’expression de l’horreur, son écho infini. Ouvrir un livre comme La dialectique négative, c’est entrer dans le jeu complexe dans une philosophie qui veut pas « rentrer dans le rang » de la méthode, mais cherche au contraire à se confronter « à une sphère de l’indompté » [23].

C’est ensuite admettre avec la Théorie esthétique, une œuvre inachevée poussant au plus loin les questions de ses propres contradictions et les stratégies vivant à empêcher toute forme d’instrumentalisation et d’assimilation. Une œuvre complexe, parfois impossible, mais au milieu de laquelle on rencontre des analyses d’œuvres fulgurantes et essentielles.

Mais c’est finalement avec Minima Moralia qu’il faudrait commencer pour voir le point de rupture philosophique et historique se déployer dans l’écriture même d’Adorno. Minima Moralia reste donc le texte de la déflagration historique, une méditation sur ce qu’il reste de la culture après le désastre, après l’effondrement général et celui particulier d’une civilisation qui n’a pas résisté à la barbarie. Mais ce que l’écriture adornienne explore et expérimente, c’est une modernité qui pose la possibilité de la barbarie et continue de penser l’humanité dans la mutilation.



En complément ma réflexion « La modernité, esthétique et pensée du fragmentaire »

ainsi que mes Variations W.B.


Et plus tard ce livre Les désordres du mon. Walter Benjamin à Port-Bou.


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[1Alban Berg, lettre du 28 janvier 1926 (n° 22), in Theodor W. Adorno Alban Berg Correspondance, 1925-1935, traduit de l’allemand par Marianne Dautrey, Paris, Gallimard, 2004, p. 77.

[2Voir Correspondance, Ibid., p. 269 et Stefan Müller-Doohm, Adorno, une biographie, traduit de l’allemand par Bernard Lortholary, Paris, Gallimard, 2003, pp. 161 à 164.

[3Theodor W. Adorno, Philosophie de la nouvelle musique, traduit de l’allemand par Hans Hildenbrand et Alex Lindenberg, Paris, Gallimard-TEL, 1985, p. 45

[4Ibid., p. 134.

[5« Mais ce qu’elle [la philosophie] a de flottant n’est rien d’autre que l’expression de l’inexprimable qu’elle comporte en elle-même. En ceci, elle est vraiment la sœur de la musique. » Theodor W. Adorno, Dialectique négative, traduit de l’allemand par le groupe de traduction du Collège de philosophie, Paris, Payot, 2001, p. 112.

[6Thomas Mann, Le Docteur Faustus, La vie du compositeur allemand Adrian Leverkühn racontée par un ami, traduit de l’allemand par Louise Servicen, Paris, Albin Michel, 1975, p. 484 (chapitre XLIII).

[7Adorno fait lire à Thomas Mann le manuscrit de ce volume en juillet 1943.

[8Thomas Mann, Le journal du docteur Faustus, traduit de l’allemand par Louise Servicen, Paris, Christian Bourgois éditeur, 1994, pp. 39-41.

[9Ibid., p. 43.

[10On peut également se reporter dans la biographie de Stefan Müller-Doohm dans laquelle on trouve à la page 322 une comparaison entre un extrait du roman de Thomas Mann et une page d’Adorno.

[11Thomas Mann, Le journal du docteur Faustus, Op. Cit., p. 150.

[12Adorno gardera intacte son admiration pour Thomas Mann malgré les indélicatesses qui suivront la sortie du volume et la succession de l’écrivain. En témoigne par exemple le texte « Pour un portrait de Thomas Mann » in Mots de l’étranger et autres essais, Notes sur la littérature II, traduit de l’allemand par Lambert Barthélémy et Gilles Moutot, Paris, Editions de la Maison des Sciences de l’Homme, 2004, pp. 77-86. On trouve également une première traduction de ce texte par Philippe Ivernel dans le numéro 229 de janvier-mars 1993 de la Revue des Sciences Humaines.

[13On peut consulter à ce sujet Correspondance Adorno-Benjamin, traduit de l’allemand par Philippe Ivernel, Paris, La Fabrique éditions, 2000, et notamment les lettres du 2-4 août 1935, du 16 août 1935, du 18 mars 1936, du 10 novembre 1938 et du 9 décembre 1938.

[14Theodor W. Adorno, Prismes, Critique de la culture et société, traduit de l’allemand par Geneviève et Rainer Rochlitz, Paris, Payot, 2003, pp. 250-255.

[15Theodor W. Adorno, Minima Moralia, réflexions sur la vie mutilée, traduit de l’allemand par Eliane Kaufholz et Jean-René Ladmiral, Paris, Payot, 2001, p. 206.

[16Theodor W. Adorno, Théorie esthétique, traduit de l’allemand par Marc Jimenez, Paris, Klincksieck, 1995, p. 45.

[17Ibid., p. 193.

[18« Le désensorcellement du concept est le contrepoison de la philosophie. » C’est un des enjeux premiers de la théorie critique adornienne. Theodor W. Adorno, Dialectique négative, Op. Cit., p.22.

[19Theodor W. Adorno, Notes sur la littérature, traduit de l’allemand par Sibylle Muller, Paris, Flammarion-GF, 1984.

[20Ibid., p. 333.

[21Ibid., p. 332.

[22Ibid., p. 329.

[23« La philosophie est ce qu’il y a de plus sérieux mais elle n’est pas non plus si sérieuse que cela. Viser ce qui n’est pas déjà soi-même a priori et ce sur quoi on n’a pas de pouvoir garanti, c’est en même temps appartenir de par son propre concept, à une sphère de l’indompté qui a été rendue tabou par l’essence conceptuelle. »
Theodor W. Adorno, Dialectique négative, Op. Cit., p. 24.