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L’audace, ou l’impossible remake d’Irma Vep d’Olivier Assayas

mercredi 1er décembre 2021, par Sébastien Rongier

Ce texte est le fruit d’une réflexion qui germe en 2002 : une analyse critique du remake sous couvert d’une redéfinition de l’ironie. C’est aussi le résultat d’une double rencontre, celle d’Olivier Assayas que je rencontrai quelques fois près de chez lui, et celle de Dominique Berthet qui me propose de collaborer à sa revue. Une rencontre qui se prolonge une bonne vingtaine d’années après ce premier rendez-vous. Voici le texte tel qu’il a paru, sans ajout ni modifications. Je n’écrirai sans doute pas le texte ainsi aujourd’hui.


L’audace, un enjeu esthétique de l’ironie
Ou l’impossible remake d’ Irma Vep .





La relation entre l’art et la société s’est fondée dans la modernité sur un principe du subversion, une forme frontale et radicale d’opposition basée sur l’espoir rétroactif d’instaurer un nouveau modèle, une nouvelle loi. Cette tradition de la rupture semble aujourd’hui avoir vécu, pleinement et richement. Le cinéma contemporain, traversé d’expériences diverses, trouve encore, au-delà des enjeux économiques de plus en plus prégnants, un espace qui contrarie les formes traditionnelles. Mais aucune ne fédère une école, un courant. Il faut donc traverser l’imagerie subversive pour trouver des œuvres qui interrogent leur propre forme, des films qui posent les enjeux idéologiques de leur matériau. Là est l’audace : poser des questions, interroger l’esthétique, induire dans l’espace de création une démarche critique. Irma Vep d’Olivier Assayas, réalisé en 1996, est l’expérience cinématographique de cette nouvelle formulation critique.

Confronté au modèle récupérateur et neutralisant de l’industrie culturelle, l’art est nécessairement contraint de repenser ses propres formes audacieuses. Car si le Vocabulaire d’esthétique d’Etienne Souriau [1] met l’accent sur l’aspect risqué et dangereux de l’audace dans la confrontation de l’œuvre au monde social, cet ouvrage ne rend pas compte dans sa définition de l’audace des transformations de ces mêmes normes. En effet, la normalisation est aujourd’hui faussement ouverte et toujours inscrite dans une désublimation répressive c’est-à-dire, selon l’analyse de Marcuse, la répression de toute forme de résistance par la distraction offerte par l’industrialisation des productions culturelles.

C’est pourquoi l’audace ne peut plus être portée esthétiquement par une avant-garde, immanquablement rattrapée par les mécanismes englobant de la société marchande. L’audace doit donc prendre des chemins de traverses peut-être moins glorieux et visibles mais pourtant tout aussi efficaces qu’interrogeant. Ainsi, en passant d’une tradition subversive à une démarche transversale de déplacement et d’écart, on peut poursuivre l’interrogation du matériau dans son environnement idéologique et social. Par l’immanence de l’écart, on interroge et bouleverse les formes de l’autorité et les principes de normalisation. Écart et déplacement offrent ici la voie d’une théorisation de l’ironie comme processus de l’après-coup posant le sens non plus dans une totalité, une synthèse, mais dans la tension de son événement. En refusant les cadres réconciliateurs d’une idéalité, l’espace ironique devient un processus interrogeant les enjeux du sens en captant son incertitude tout en l’expérimentant comme action critique. En débordant la convention par l’exploration de ses limites et de ses marges, l’ironie propose une esthétique de la modernité reposant sur une pensée précaire c’est-à-dire une pensée de l’inconciliation ne se fondant plus dans l’affirmation positive d’une systématique mais sur une forme de vacillement. Ce vacillement, son audace, est l’exercice de la pensée contre les certitudes réifiées du goût.

Cette nouvelle précarité de la conscience moderne engage une démarche critique au sein même de ses propres formes et interroge les mécanismes de normalisation. Si l’art contemporain a su confronter pleinement ses propres démarches aux formes de représentations cinématographiques en pensant une image dans une expérience inédite [2], le cinéma est lui-même capable d’interroger ses propres formes.

Le remake au cinéma est aujourd’hui une tendance incontournable. Si elle n’est pas récente, elle est pourtant le signe tangible des mécanismes qui peuvent menacer la valeur artistique du cinéma en le réduisant à un produit de loisirs de la société de consommation. C’est aujourd’hui dans le refus des pratiques ludiques comme valeurs dominantes, ou des activités relativistes organisées autour de la seule satisfaction désintéressée que le cinéma et une pensée critique poursuivront leur existence comme forme de résistance. Si elle n’est pas directement subversive, cette résistance est la forme d’audace active qui reste à l’art et à la pensée.

Jean-François Lyotard dans l’acinéma [3] dénonçait le verrou de la mise en scène comme forme normalisatrice qui annulait toute espèce de débordement pour contenter la loi économique de l’entreprise cinématographique. Plus généralement, il dénonçait la forme cinématographique de "normalisation libidinale" [4] comme reposant sur la seule "loi de la valeur" [5], rendant alors impossible tout cinéma entendu comme événement artistique. On trouve dans le remake un exemple particulièrement significatif de cette normalisation comme un "même" interdisant finalement toute différence, tout débordement propre à la création. La répétition normative du remake interdit toute ouverture à l’œuvre et reste une forme clivée, enfermée dans sa seule valeur marchande. S’il fallait définir d’une manière brutale le remake, on pourrait d’abord le penser comme un dispositif économique et idéologique. Il s’agit essentiellement d’adapter une réussite cinématographique antérieure à une génération nouvelle, en adaptant l’œuvre passée aux codes de l’actualité. C’est cette standardisation de la production marchandisante —interdisant finalement toute éducation cinéphilique— qui neutralise la démarche artistique au profit d’un produit de consommation, comme le prouve, par exemple, Planet of The Apes (2001) de Tim Burton. Mais c’est quand un artiste cherche, dans le remake, à dégager des enjeux esthétiques propres au matériau cinématographique que l’on peut quitter la forme réifiante du remake. C’est justement tout l’enjeu d’Irma Vep d’Olivier Assayas.

Comme le souligne Jean-François Rauger, le remake américain (car le remake est essentiellement américain) est une véritable "programmation du regard" [6] qui tire le film vers cet objet de consommation adapté à un public, à une idéologie dominante, à un cahier des charges économique, ou même l’attente d’effets spéciaux ou de pyrotechnique. Ce recyclage qui formate est celui de l’industrie culturelle et de ses mécanismes de neutralisation tels qu’ Adorno et Horkheimer les ont définis et étudiés.

Constatant que le capitalisme instaure un système de ressemblance en vue d’une uniformisation de la société, Horkheimer et Adorno soulignent ensuite que le “business  : [ ]est là leur vérité et leur idéologie”. Ils avancent l’idée que l’industrie culturelle fonctionne par formule et se sert de la technologie comme facteur de standardisation, par l’augmentation de la production de masse. Soulignant encore que l’amusement devient le lieu d’adaptation à l’automatisation du travail par une autre forme de standardisation, les auteurs montrent que “ [dans] le capitalisme avancé, l’amusement est le prolongement du travail ”. Mais “[la] libération promise par l’amusement est la libération du penser en tant que négation” c’est-à-dire la négation totale de tout jugement critique au profit des valeurs standardisées et répressives de l’industrie culturelle ; c’est cette magie (son illusion véhiculée par l’industrie culturelle c’est-à-dire l’idéologie du libéralisme) que les auteurs appellent “une forme d’impuissance” [7].

Irma Vep d’Olivier Assayas traite de cette forme d’impuissance comme prolongement des mécanismes économiques neutralisants et envisage a contrario l’audace de la création. Le réalisateur René Vidal (interprété par Jean-Pierre Léaud) est chargé du remake d’un épisode des Vampires de Louis Feuillade. Il choisit la comédienne hong-kongaise Maggie Cheung pour interpréter le rôle d’Irma Vep (interprétée dans la version originale par la troublante Musidora). Le film d’Assayas explore cette rencontre (celle d’un personnage, d’une altérité, d’un tournage) et met en forme les enjeux esthétiques et idéologiques de ce projet. L’échec du projet de Vidal n’est qu’apparent. Ce qui échoue, c’est moins la possibilité de faire un film que de refaire Les Vampires. Comprenant qu’il ne peut rien refaire, Vidal essaye de faire autre chose. Ce créateur ne veut pas être dans la répétition mais dans l’instauration de la différence au cœur même de ce qui se répète. En ce sens le choix de Maggie, le choix de cette comédienne asiatique (si incompréhensible à Murano, réalisateur qui reprendra le projet du remake après l’abandon de Vidal) n’est pas l’aboutissement de cette différence mais seulement l’instauration d’une vibration, celle de la nécessaire différence. Ce film “moderne” que veut Vidal ne peut se contenter de cette présence. Elle n’est qu’une étape instauratrice. Au delà du caractère symbolique de la comédienne, c’est la matière même du cinématographique qui est enjeu de différence. Ce retrait, ce renoncement, cette forme de dessaisissement et de vidage qui occupe le film sont les termes du processus ironique. L’ironie ici n’est pas une apparence, un écran qui réserve (se réserve) mais est ce qui se noue dans le paraître (ce qui apparaît). L’ironie occupe les voies latérales de cette apparition [8]. C’est ce qui est “à l’œuvre” [9] dans l’art. Ceci permet de comprendre la colère de Vidal lors du visionnage des rushs lorsqu’il constate l’échec de la reduplication. C’est le signe tangible du constat solitaire de l’insatisfaction, l’entrée dans la précarité de la pensée, cette distance moderne qui ouvre les voies de l’ironie et permettra à Vidal de faire autre chose.

En somme, le travail du réalisateur (Vidal) est de retrouver la part de ce simulacre essentiel et vain [10] qu’est l’art. C’est la raison pour laquelle il refuse d’entrer dans le remake c’est-à-dire d’être l’agent de cette mise en ordre du mouvement dont parle Lyotard. Contre l’“incessante organisation des mouvements” Vidal choisit la “disconvenance” [11], tout comme Assayas choisit l’intensité esthétique du tremblé, du mal cadré, de la rapidité, de l’elliptique.

Irma Vep est un film qui ne fait pas retour mais qui se constitue sur l’exploration d’une fracture. Il brise en dedans l’ordre cinématographique pour une forme de disconvenance critique. Contre le travail répressif de la mise en scène, développée par Lyotard et induite dans le remake, Irma Vep instaure un désordre dans son moment formel (la dernière séquence). Le travail du metteur en scène (Vidal comme Assayas) est donc de “faire du cinéma” et non de “faire une histoire” (en faire toute une histoire). Il s’agit pour lui de rester vigilant devant le travail répressif de la mise en scène. C’est donc au-dedans de l’image qu’il nourrira son écart, dans le travail (solitaire) du montage. C’est là qu’il réussira à œuvrer, à peupler les images du désordre de l’œuvre. Ce qui est monté, puis montré, ce n’est pas l’impossibilité de l’œuvre. L’œuvre déborde toujours sa propre impossibilité. Ie film de Vidal est ce débordement critique : il met en jeu le sens et les conditions du faire cinématographique. C’est là le paradoxe auquel Vidal se confronte : lui veut faire, d’autres lui demandent de re-faire. Vidal est lui-même dans l’altérité, dans l’écart du système qui le rejettera mais dont il se servira pour asseoir une œuvre, si indécidable soit-elle.


Quitter la répétition, c’est envisager ce concept de répétition à la lumière de Lyotard dans l’acinéma. La répétition y désigne la caractéristique fondamentale du capitalisme, le “revenu” qui impose le retour au même afin de discipliner le mouvement et le contraint à l’unité normative d’un système [12]. Par ailleurs, le système se protège de toute “dissonance” en résorbant le “divers dans l’unité”, en soumettant l’altérité à “la loi du retour”, cette loi renvoyant la disconvenance au mot d’ordre du mouvement, à un simple “détour” [13]. Cette répétition est celle du remake. Or Vidal s’inscrira d’une manière radicale dans la mise en désordre de cette notion.

Si la citation permet d’opérer un lien disjonctif, ouvrant sur l’écart œuvrant, le remake s’inscrit dans une réduction au même de l’acte cinématographique. Pourquoi re-faire Feuillade alors que Vidal a toujours entendu “faire” [14] du cinéma. Pour Jean-François Rauger, il y a deux motivations contradictoires dans le remake : d’un côté le “vouloir-défaire” c’est-à-dire critiquer le modèle et révéler ce qu’il cachait, et de l’autre côté le “vouloir-refaire” évoqué comme “le plaisir enfantin de la répétition” [15]. Ce plaisir n’est pas une relecture mais identifie plutôt le remake au fait de “revoir un film”. L’identification parfaite du remake au modèle devient alors “un nouvel acte de consommation” [16]. En terme lyotardien, on pourrait dire ici que le remake n’est que le retour du revenu pour poursuivre la reproduction du même (“la loi du retour”), bref “l’organisation cyclique du capital” [17], également envisagée par Rauger. Ces remarques renvoient à une autre analyse de Jean-François Lyotard. Dans Réécrire la modernité [18], le philosophe interroge la modernité, le sens de ce écrire-ré-écrire afin de, une fois de plus, critiquer le postmoderne. Pour cela, il fait appel à la distinction freudienne du répétition-remémoration-perlaboration et s’attache plus particulièrement au processus analytique de la perlaboration qu’il transforme peu ou prou en concept esthétique d’émancipation. Mais surtout la perlaboration devient un concept esthétique de la modernité. En terme freudien, la perlaboration est avant tout un concept qui participe du mouvement de la cure. Elle permet d’accepter une résistance déjà interprétée, de la surmonter. La perlaboration est donc « une répétition mais modifiée par l’interprétation et de ce fait susceptible de favoriser le dégagement du sujet à l’endroit de ses mécanismes répétitifs [19]. Agissant comme une “attention flottante”, la perlaboration permet à Lyotard de renvoyer ce processus d’émancipation à l’esthétique en avançant que

[l]a saisie esthétique des formes n’est possible que si l’on renonce à toute prétention de maîtriser le temps par une synthèse conceptuelle [20]


L’enjeu d’Irma Vep est de déplacer le remake des Vampires de Feuillade dans la création d’une forme propre. L’échec apparent de l’entreprise de Vidal (sa dépression, le départ de Maggie) laisse pourtant l’incroyable réussite d’une expérience cinématographique devenue matière. La séquence finale d’Irma Vep présente en effet le film inachevé de Vidal, monté et travaillé en secret. La pellicule, le photogramme, sa manipulation directe deviennent le matériau de cette expérience. En effet, les séquences tournées sont grattées, redessinées directement sur la pellicule.

Ce grattage final est d’abord un geste qui attaque l’image. Plus que l’image, c’est une véritable extraction du dispositif. Il s’agit d’effacer l’appareil enregistrant, la caméra. En attaquant son propre dispositif, c’est l’élément génétique du cinéma (le photogramme tout comme le montage dans son aléatoire moderne) qui se dit tout en polluant sa perception par le geste de l’artiste. Ce geste dans sa visibilité se réapproprie la matière filmique, son invisibilité, en s’extrayant de l’appareil. L’expérience du “cinéma sans caméra” prend ici un sens oblique dans ce double événement de création qu’est le montage-grattage. Non seulement il s’agit de construire le mouvement dans le photogramme mais surtout d’instaurer la temporalité. C’est tout le problème du présent qui se pose : comment rendre visible le corps cinématographique dans sa forme moderne, passer du remake au faire. Bref, il s’agit s’instaurer le présent dans son insaisissable fondamental, entre un “pas encore” et un “déjà plus” [21]. Une image

ne cesse d’échanger les deux images distinctes qui le constituent, l’image actuelle du présent qui passe et l’image virtuelle du passé qui se conserve : distinctes et pourtant indiscernables, et d’autant plus indiscernables que distinctes, puisqu’on ne sait pas laquelle est l’une, laquelle est l’autre. C’est l’échange inégal, ou le point d’indiscernabilité, l’image mutuelle. [22]

Donc l’événement de cette séquence finale est l’émergence fulgurante d’une forme moderne, lieu de différence dans la mêmeté (le même de l’image, ce brouillard de différenciation) c’est-à-dire le laps temporel du processus ironique. C’est le paradoxe de ce grattage-empreinte qui extrait de la visibilité.

La séquence finale est un stratagème de la surprise, de l’après coup du processus ironique. Cette séquence ne saurait être un résultat. Elle est au contraire ce qui ouvre au sens, à son mécontentement, à l’œuvre œuvrant son propre désœuvre pour reprendre la terminologie de Maurice Blanchot. Ce qu’elle ouvre c’est la forme de l’indécidable, le présent de la modernité. C’est pourquoi cette visibilité est paradoxale car elle n’est pas transparence, pas plus qu’obscurité. Elle est du côté du débordement, de l’inconcilié. Pour Adorno, le temps de la modernité est le temps de la conscience malheureuse [23], c’est le temps de l’indécision, point critique coincé entre le passé et le futur. C’est donc ce temps qui s’organise comme “autre maintenant” [24], qui ouvre sur autre chose. Ainsi le temps de la modernité cherche-t-il à combattre l’exercice de refoulement de la différence véhiculé par l’idéologie dominante. L’ironie, organisée à partir de son oblicité et de sa claudication, est un processus qui sape et interroge la mêmeté contemporaine, entendue comme idéologie de la réconciliation. Cette réconciliation n’est qu’une transparence de l’aliénation de l’immédiateté (notamment l’immédiateté du désir, d’un désir cumulatif et spectaculaire). Et l’ironie dans sa forme et son processus combat, ou plus sourdement s’oppose à ce mouvement contemporain triomphant d’un techno-capitalisme qui, avec cette immédiateté, cherche le “contrôle du temps” [25].


La séquence finale d’Irma Vep est un travail du négatif (au sens propre comme au sens figuré). Il se constitue dans la contrariété du principe de mise en ordre. C’est ici un cinéma qui s’insoumet à l’ordre, à cette “normalisation libidinale”. Contre la représentation répressive, l’idée de présentation devient une ligne de combat reposant sur l’abandon du concept traditionnel d’art par l’expérience immanente de l’œuvre comme différence. Ce qu’Adorno nomme l’effrangement est l’accomplissement du matériau comme moment de la forme, c’est-à-dire l’exploration d’une unité nécessairement plurielle. Un matériau y trouvant dans sa singularité l’action critique retourne et refuse la prédication traditionnelle. La présence qui s’impose dans le processus ironique n’est pas une présence sensible de l’image ni une forme en-soi. Cette présence ne s’impose que dans un processus différentiel, dans une recherche d’autre chose. Cette recherche est l’exercice de la pensée non pas dans un hypothétique devenir mais dans la présence elle-même. Car la présence n’est, dans le processus ironique que dans l’écart qu’elle produit. En cela, elle ne saurait se réduire à une immédiateté phénoménale non médiatisée. Car le retournement dialectique de l’image dans le processus ironique conduit à l’idée d’une expérience de pensée élaborant une signification et une action sur le monde.

Avec le film d’Assayas, c’est la fragmentation qui nous éloigne de la représentation pour nous faire entrer dans la présentation, la présence moderne. Indéniablement la séquence finale joue également ce rôle dans Irma Vep. Les ellipses, le montage, les paroles inachevées, le choix de la caméra à l’épaule qui repose la question du plan, les démultiplications qui ponctuent le film tracent cet espace esthétique de la fragmentation. Foucault opère cette distinction entre la présentation et la représentation. Cette distinction permet de dessiner une ligne tremblante de cette modernité ironique. En construisant une analyse des structurations idéologiques, intellectuelles, culturelles des différentes périodes de l’âge moderne, Foucault permet de comprendre que la déliaison présentative moderne (qui s’oppose à la représentation de l’âge classique) est un refus de la ressemblance (la conformité à l’Un-tout).


C’est donc en rompant avec l’idéal du patrimoine cinématographique, en refusant la conformité par une esthétique fragmentée, une fragilité qui se dérobe, une forme singulière induisant par son mouvement, sa construction aléatoire, que s’élabore, dans Irma Vep, un matériau ouvrant le mouvement et la relation dynamique et critique avec l’idée de l’art. Ce processus singulier, cette mécanique célibataire est celle de l’ironie moderne. Irma Vep envisage non seulement la vitalité artistique du cinéma mais aussi de prendre la mesure de son audace esthétique : une matière qui interroge ses propres formes dans une démarche critique.








[1Vocabulaire d’esthétique, Etienne Souriau, publié sous la direction d’Anne Souriau, Paris, Quadrige/PUF, 1999, page 191-192.

[2Les réussites sont ici légions de Pierre Huyghe à Douglas Gordon en passant par Vibeke Tandberg, Dominique Gonzalez-Foerster , Brice Dellsberger, ou Laure Texier, Chantal Akerman.

[3Lyotard, Jean-François, L’acinéma, in Cinéma : théorie, lectures, textes réunis et présentés par Dominique Noguez, Revue d’esthétique, numéro spécial, Paris, Klincksieck, première édition 1973, deuxième édition revue et mise à jour 1978.

[4Ibidem, page 364.

[5Ibidem, page 358.

[6Rauger, Jean-François, Remakes américains, in Pour un cinéma comparé, influences et répétitions, conférences du Collège d’histoire de l’art cinématographique, sous la direction de Jacques Aumont, Paris, la Cinémathèque française, 1996, page 241.

[7Horkheimer, Max et Adorno, Théodor W., La dialectique de la raison, Traduit de l’allemand par Eliane Kaufholz, Paris, Gallimard, collection Tell, 1944 pour l’édition originale, 1974 pour la traduction française, 1996 pour notre édition, pages 130 à 153.

[8« L’image n’est pas un objet, mais un « processus ». »
Deleuze, Gilles, L’épuisé, in, Beckett, Samuel, Quad, Paris, Les éditions de minuit, 1992, page 72.

[9« La modernité, précisément, est d’emblée à l’œuvre. »
Lauxerois, Jean, De l’art à l’œuvre (I), Petit manifeste pour une politique de l’œuvre, Paris, L’Harmattan, 1999, page 52.

[10Il s’agit ici de se demander si nous ne pourrions pas trouver dans Irma Vep une formulation, une esquisse de ce que Lyotard appelait l’acinéma c’est-à-dire un cinéma ouvert au débordement (libidinal) contre la mise en ordre du mouvement par la “normalisation libidinale”(p.364) obéissant à “[la] loi de la valeur”(p.358).
« Si donc il est un artiste, c’est assurément parce qu’il produit un simulacre, mais c’est d’abord que ce simulacre n’est pas un objet de valeur valant pour un autre objet, avec lequel il se composerait, se compenserait et se refermerait en un ensemble réglé par quelque loi de constitution (en structure de groupe par exemple). Il importe au contraire que toute la force érotique investie dans le simulacre y soit promue, déployée et brûlée en vain. »
Lyotard, Jean-François, L’acinéma, Op. cit., p.359.

[11Lyotard, Ibid, p.358.

[12La mise en ordre, selon lyotard consiste « à disposer la matière cinématographique selon la figure du revenu ». Ainsi « les mouvements du cinéma [seront] en général ceux du revenu c’est-à-dire la répétition du même et sa propagation. » Donc « [t]oute forme dite bonne implique le retour du même, le rabattement du divers sur l’unité identique. »
Lyotard, Art. cit., p.361.

[13Ibid., p.361.

[14On se souviendra qu’au-delà de la notion étymologique latine (facere), “faire” signifie avant tout “réaliser”, ce qui ne tombe pas si mal pour un film de cinéma.

[15 Ibid., p.241.

[16Ibid., p.241.

[17Lyotard, L’acinéma, Art. cit., p.362.

[18Lyotard, Jean-François, L’inhumain , causerie sur le temps, Paris, Galilée, collection Débats, 1988, pages 33 et suivantes.

[19Laplanche, J., et Pontalis, J.-B., Vocabulaire de psychanalyse, sous la direction de Daniel Lagache, Paris, Presses Universitaires de France, première édition 1967, 1997, page 306.

[20Lyotard, Réécrire la modernité, Op. cit., page 41.

[21Lyotard, Le temps, aujourd’hui, in, L’inhumain, Op. cit., page 70.

[22Deleuze, L’image-temps, Paris, les Editions de minuit, 1985, page 109.

[23C’est le temps de « l’art[…] promesse de bonheur, mais promesse trahie. »
Adorno, T. W., Théorie esthétique, traduit de l’allemand par Marc Jimenez et Eliane Kaufholz, nouvelle traduction, nouvelle édition revue et corrigée, Paris, Klincksieck, collection d’esthétique, 1995, page 193.

[24Lauxerois parle avec cet “autre maintenant” de dire ensemble « l’avenir comme catastrophe et l’œuvre d’art comme ouverture du nouveau » (p.54). C’est là, selon lui, la force, le travail de l’œuvre c’est-à-dire « instituer le temps comme lieu de la différence. Différence des temps. Et différence constitutive de l’humain. »
Lauxerois, Op. cit., p. 55.

[25Lyotard, Le temps, aujourd’hui, Art. cit., p. 79.