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L’ange de la photographie ou la possibilité du fantôme dans L’Etrange affaire Angélica de Manoel de Oliveira
vendredi 3 décembre 2021, par
Grand plaisir d’écrire pour cette revue destinée aux enseignants de cinéma du secondaire. Mais voilà que je ne retrouve qu’une version réduite de mon texte publiée. Je mets cette version réduite en ligne et le pdf complet du texte dessous.
Dans L’Etrange affaire Angélica (2010) de Manoel de Oliveira, un fantôme apparaitrait au jeune photographe Isaac. Nuitamment appelé à photographier une jeune femme qui vient de mourir, il la voit revivre ou peut-être revenir. Le jeune homme fragile et tourmenté semble vivre dans un autre temps, une autre époque. Sa tenue vestimentaire, ses lectures, son appareil photographique le mettent en marge de son temps et de ses contemporains. Le film de Oliveira multiplie les flottements du temps pour intensifier le sens et la fracture temporelle dans laquelle se situe Isaac. Des craquements de la veille radio qu’il répare au début du film aux ouvriers agricoles qu’il photographie (ces travailleurs de l’ancienne mode indique la logeuse), Isaac n’appartient à son temps. Logiquement, il tombe amoureux d’une morte, lui qui est obsédé par l’idée de l’ange. Peut-être est-ce là l’héritage de son nom ? La vie du fils d’Abraham n’est-elle pas sauvée in extremis par l’ange qui arrête le geste du père ? Le motif de l’ange est récurrent tout au long du film : c’est la reproduction d’une gravure sur le livre ouvert ; c’est le poème de José Régio lu au début du film et récité devant la chapelle de la famille d’Angélica ; c’est bien sûr le nom de la morte, la nature ses apparitions mais aussi les propos des jeunes filles penchées sur le cercueil durant les funérailles : « Elle ressemble à un ange céleste ». Obsédé par une certaine perfection atemporelle, Isaac est littéralement hanté par l’image de cette femme au point de voir en elle un amour absolu qui finira par le consumer. Et c’est dans la mort que les deux amants impossibles se retrouveront pour l’éternité d’un amour parfait.
Qui est Angélica ? Quelle est sa nature ? Elle est un fantasme, c’est-à-dire la forme la plus intime du fantôme, celle qui se forme dans la tête. Mais quelle que soit sa forme de visibilité, c’est une image. Les six apparitions d’Angélica sont toutes différentes mettent en jeu les questions de plan subjectif, de rupture chromatique, de place du spectateur et mise en scène du regard. Trois d’entre elles ont un rapport intense à la photographie et toutes finissent par mettre en scène un rapport (peut-être) nostalgique d’Oliveira avec un cinéma primitif aux effets spéciaux poétiques et surannés. L’adéquation profonde du photographique avec le fantomatique ainsi que la nature anthropologique de la photographie post-mortem, font de ce film d’Oliveira un manifeste vibrant du cinéma comme lieu des morts. Il n’y a pas dans L’Etrange affaire Angélica de photographie spirite. On peut en revanche saisir dans sa mise en scène les sédiments de cette photographie spirite. Oliveira met en scène le paradigme scopique par le fantasmatique. Il invente une logique spirite par le cinématographique (le surgissement du mouvement dans le photographique, le passage du photographique au photogrammatique comme mise en scène du fantomatique). Il utilise également cette question technologique essentielle au fantomatique, à savoir la surimpression. L’accident technique devient avec les spirites une technologie de l’apparition. Elle est au cinéma (du premier cinéma aux formes numériques les plus contemporaines) une technique du fantomal. Oliveira rejoue le motif de la surimpression du premier cinéma [1] comme pour se rapprocher d’une temporalité du cinéma à laquelle il appartiendrait et qui n’existerait peut-être déjà plus, faisant alors d’Angélica et d’Angelica un biographème d’Oliveira lui-même.
La première apparition du fantôme est mise en scène par le photographique. Le point de vue est celui de l’œil d’Isaac et de son appareil. Il doit photographier une morte, une jeune femme, Angélica. La question photographique est posée par la lumière : Isaac fait changer l’ampoule pour avoir une meilleure lumière. Voir un fantôme est une question de lumière et une affaire de technologie de l’image. La mise en scène le confirme par le passage du plan d’ensemble d’Isaac cadrant au cadre de l’appareil photographique avec un jeu sur la mise au point. Passage du trouble au net : Isaac rend visible la disparue pour la photographie, et révèle un fantôme. C’est en cadrant le visage de la morte qu’il voit soudain ses yeux s’ouvrir et ses lèvres lui sourire. Le plan est structuré par le cadre de l’appareil argentique. Isaac voit par le viseur une autre réalité. Le plan subjectif est médiatisé par l’appareil photographique. L’apparition du fantôme devient donc une affaire d’image et de subjectivité.
Ce sera encore par le développement photographique (« l’inscription d’une chimie de la lumière sur un support photosensible ») qu’Isaac verra une deuxième fois Angélica, ou plus exactement, fera apparaître son fantasme amoureux (si l’on veut entendre ici que fantasme signifie d’abord image et fantôme). Après le tirage photographique, Isaac fait sécher dans sa chambre les images d’Angélica. Toutes les autres apparitions d’Angélica auront lieu dans la chambre d’Isaac, l’espace intérieur devenant espace de fantasme et espace photographique. La troisième photo accrochée s’anime : la morte ouvre les yeux et sourit de nouveau. La stupeur d’Isaac est très vite évaporée lorsqu’il tourne son regard vers la colline et donc d’autres images à faire : celle d’un autre monde en disparition (les ouvriers agricoles et Angélica sont la même chose : deux formes de disparition à photographier).
La troisième apparition intervient de nuit. L’homme dort. Le plan est pris depuis un miroir (cf. Shining). Isaac se réveille, se lève et regarde une photographie. Angélica apparaît en arrière-plan avec tous les attributs classiques du fantôme : forme translucide, vaporeuse en noir et blanc. Lorsque les deux entités opposées se retrouvent (le vivant et la morte), le vivant s’annule : le changement de régime chromatique induit l’entrée d’Isaac dans le monde d’Angélica et rend possible un voyage poétique et amoureux. La question technologique revêt une importance cinématographique : Oliviera tourne le dos aux effets spéciaux qui cherchent un réalisme. Il préfère une distance poétique qui renvoie l’image au cinéma primitif avec le rôle de la surimpression et une fausse naïveté assumée. Oliviera travaille depuis le cinéma et depuis le rêve et le fantasme. La fin de l’extrait révèle qu’il s’agissait d’un rêve, Isaac se réveille en sursaut, le miroir renvoyant au thème du double de la réalité.
La quatrième apparition est liée à un nouveau réveil dans la nuit après un rêve agité. Isaac se lève et regarde les photographies mélangeant ouvriers agricoles et Angélica. Lorsqu’il regarde son image, elle apparaît dans l’embrasure de la porte-fenêtre alors qu’il est retourné. C’est une forme en couleur qui disparaît dès qu’il se retourne. Elle clignote. Le spectateur peut alors voir le processus du fantasme produisant une image. Le processus d’obsession amoureuse (dévoration fantasmatique autour de la figure de l’ange) s’accomplit. Lors de la cinquième apparition, la chambre est en noir et blanc, l’espace est contaminé par le fantasme. La question est désormais celle de la place d’Isaac : est-il du côté du vivant ou de la morte, de la couleur ou du noir et blanc (les couleurs n’étant jamais tranchées ou vives dans le film) ? Il ne peut plus rejoindre Angélica. Elle est invisible à son regard lors de l’apparition précédente, et intouchable dans cet espace de la chambre. Isaac l’expérience de la vérité du fantôme, celle d’une image évanescente qu’on ne peut toucher (et ce, depuis Homère).
La dernière apparition révèle la réalité du parcours d’Isaac, celle d’un homme qui agonise dans un monde qui n’est plus le sien, ou qui ne l’a peut-être jamais été. Isaac rejoint à la fin du film les morts. Mais d’une certaine manière, Isaac vivait au milieu des morts depuis toujours, l’apparition d’Angélica étant seulement l’actualisation d’un fantasme.
[1] Il est en cela très proche du film de Philippe Garrel Les Frontières de l’aube, film de 2008.