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Wes Anderson en trois articles
samedi 4 décembre 2021, par
A l’occasion d’un hors-série de La Septième obsession sur Wes Anderson en 2021 et à l’invitation de Nicolas Tellop, j’ai donc publié trois articles sur le cinéaste américain. Les voici.
Bill Murray occupe une place singulière et centrale dans le cinéma de Wes Anderson. Si l’on excepte le tout premier long-métrage (Bottle Rocket en 1996) et quelques courts-métrages, l’acteur est de tous les films d’Anderson.
On se souvient généralement de ses compositions de personnages loufoques naviguant entre ironie et cynisme (de SOS Fantômes à Un jour sans fin). Mais la première collaboration entre Wes Anderson et Bill Murray (Rushmore, 1998) marque une inflexion sensible du jeu de l’acteur. Il y avait eu des précédents marquants entre le mélodramatique Fil du rasoir (John Byrum, 1984) et la force violente de Mad Dog and Glory (John McNaughton, 1993). Anderson offre à Bill Murray d’approfondir cette partition qui lie burlesque et mélancolie. Il n’y a donc pas de contre-emploi car l’acteur est intempestif et incarne littéralement cette difficulté à trouver une place dans le monde moderne qui est au cœur de l’œuvre d’Anderson… et que Sofia Coppola ou Jim Jarmusch prolongeront dans leurs films à partir des années 2000.
Bill Murray compose chez Wes Anderson une étrange figure paternelle dépressive qui cherche à s’inventer un fils dans Rushmore et dans La Vie aquatique. Il surnage tant bien que mal au milieu du désastre familial dans Moonrise Kingdom (2012) et tente de sauver son couple dans La Famille Tenenbaum. La ligne neurasthénique qui caractérise son jeu est approfondie par un effacement de la veine burlesque au profit du jeu mélancolique. C’est la mise en scène de Wes Anderson qui redonne à la forme toute son ironie. La dépression d’Herman Blume dans Rushmore n’évite pas une certaine noirceur, Raleigh St Clair est perdu au milieu de la famille Tenenbaum, sans parler du vacillement de Walt Bishop dans Moonrise Kingdom, les situations comiques venant paradoxalement amplifier la tension dramatique. C’est ainsi que Bishop peut sortir de chez lui en bas de pyjama, une bouteille de vin à la main et une hache sur l’épaule, en déclarant à ses enfants qui jouent : « Je vais dans le jardin. Je vais chercher un arbre à abattre. » On sent bien que, sans cette bouteille à vider dans le jardin et le ridicule de la situation, la hache pourrait s’abattre sur les enfants. Tout l’art de Bill Murray est de laisser flotter la menace tout en maintenant cette ligne de comique neurasthénique.
Wes Anderson élabore au fil de son œuvre un véritable esprit de troupe, Bill Murray étant la pierre angulaire de cette bande. Des premiers rôles aux apparitions secondaires, Wes Anderson tisse un dialogue cinématographique avec son acteur, allant même jusqu’à citer la filmographie de Murray dans ses propres films. On peut donc se demander si la course de Bill Murray au début de A bord du Darjeeling Limited n’est pas directement inspirée du film Le fil du rasoir, l’arrivée en Inde du personnage étant marquée par une course-poursuite avec des enfants. Plus évidente est la citation de Ghostbuster (Ivan Reitman, 1984) dans La Famille Tenenbaum quand son personnage pratique un test avec son patient Dudley Heisbergen. Il rejoue la séquence du film de Reitman durant laquelle Venkman fait deviner des formes sur des cartes à des étudiants. Ces échos internes amplifient la relation du cinéaste avec son acteur et montre bien sa place, un impossible père symbolique, le premier à apparaître dans la confrérie secrète dans The Grand Budapest Hotel. Cette Society of the Crossed Keys, c’est la famille qu’on s’invente, une troupe d’acteurs où Bill Murray pourrait incarner l’esprit de la famille… le Saint Esprit, en somme.
Les personnages de Wes Anderson sont toujours des êtres cabossés par la vie. Ils sont souvent reclus, ou cachés du monde (le motif insulaire amplifiant cela). Tristes, seuls, ou amers, les héros andersonniens sont à la recherche d’un lieu où vivre, où trouver un apaisement.
Motif de la maison et du lieu
Il suffit de lire les titres de ses films pour comprendre que les lieux structurent son cinéma : Rushmore (1998) désigne un établissement scolaire, le dernier plan de Moonrise Kingdom (2012) confirme que le titre est un lieu. Il en va de même pour Hôtel Chevalier (2007) The Grand Budapest Hotel (2014) ou L’Ile aux chiens (2018).
Mais chez Wes Anderson, le motif de la maison, ce domus où l’on se retrouve et où l’on vit en famille (... et où l’on invente peut-être une famille) ne se réduit pas au modèle classique et bourgeois de la maison comme pour La Famille Tenenbaum (2001). Il y a chez Anderson une très grande mobilité de ce motif, allant de la chambre hôtel (Hôtel Chevalier) à l’hôtel dans son ensemble (The Grand Budapest Hotel), des terriers de Fantastic Mr Fox (2010) à l’île dans Moonrise Kingdom ou L’Ile aux chiens.
Les formes de l’habitat ne se réduisent pas à ces espaces classiques puisqu’un bateau et un sous-marin dans La Vie aquatique (2004) ou un train dans A bord du Darjeeling Limited (2007) deviennent ses espaces de vie possible. Car tous les personnages chez Wes Anderson cherchent des lieux où vivre. Chacun tente de renouveler un espace commun ou d’inventer une communauté. De l’école à l’hôtel, du train au sous-marin, du terrier au bateau, il n’y a pas chez Anderson de lieu type où vivre et où tenter l’aventure du commun.
Inventer un espace où vivre
La figure de l’orphelin est centrale dans son œuvre. C’est littéralement le sujet dominant de son cinéma. Les orphelins sont très souvent les personnages principaux de ses films. Max Fischer dans Rushmore a perdu sa mère. Margot dans La Famille Tenenbaum est adoptée. Ned dans La Vie aquatique cherche son père après la mort de sa mère. Sam, dans Moonrise Kingdom, est orphelin, tout comme Zero Moustafa dans The Grand Budapest Hotel ou Atari Kobayashi dans L’Ile aux chiens.
Certains cherchent une figure paternelle ou familiale mais tous veulent trouver et construire un domus, un espace où vivre. Car l’orphelin est essentiellement sans espace. Il est dans cette fragilité absolue et dans ce dénuement complet, parfaitement incarnés par Sam le rejeté et Zero l’apatride. Tous inventent un lieu où vivre. La marque de cette fragilité est régulièrement mise en scène par Wes Anderson au travers de la tente, un habitat aussi symbolique qu’incertain. C’est la tente à l’intérieur de la maison pour Ritchie Tenenbaum. Et celle de Sam qui, dans Moonrise Kingdom, devient autant espace d’évasion que lieu de vie de la fin de l’enfance. La tente est l’enclave intime au milieu du monde hostile, l’espace intérieur d’un individu ou d’un couple à la légitimité incertaine (Margot et Ritchie, Sam et Suzy).
La fratrie Tenenbaum tente de tisser des liens en revenant artificiellement dans la maison de famille tandis que Steve Zizou cherche à maintenir un espace commun à l’intérieur de son bateau. Le Belafonte est l’utopie d’une communauté qui se maintiendrait malgré l’adversité. Paradoxalement, elle ne sombre pas grâce aux disparitions d’Esteban et de Ned. La tragédie n’est jamais loin chez Anderson. Elle est souvent le ressort qui rend possible le lieu en commun (la mort de Royal Tenenbaum, celles de Mr Gustave dans The Grand Budapest Hotel ou de l’enfant dans A bord du Darjeeling Limited). La fantaisie, le sens de l’absurde et le formalisme coloré de Wes Anderson sont toujours au service d’une gravité et d’une noirceur qu’on ne saurait ignorer. La logique symétrique qui renvoie à une pensée architecturale de l’espace devient un cadre qui figure la possibilité d’un espace tragique.
Seul le cinéma
Ce qui est fondamental dans le cinéma de Wes Anderson, c’est que le lieu est toujours montré comme un espace artificiel. C’est un décor, un décor de cinéma… un espace cinématographique. Les travellings latéraux si importants dans son œuvre n’ont pas seulement une fonction descriptive. Ils sont là pour montrer le lieu comme décor, pour affirmer l’espace fictif du cinéma comme dans La Vie aquatique, ou le début de Moorise Kingdom.
Ce que les travellings latéraux montrent et amplifient c’est la nature cinématographique du domus. On découvre et on explore l’espace par ces travellings. On passe au travers des cloisons. On voit un plan de coupe général d’une maison, d’un bateau, d’un terrier. On saisit alors d’un seul regard toute l’agitation du monde à l’intérieur de cet espace. Le domus est un décor que l’on montre. On met en scène sa facticité pour révéler un sens plus intime : le décor est le domus du cinéaste. Le lieu de vie de Wes Anderson, c’est le décor de cinéma. Faire communauté avec le spectateur, c’est d’abord montrer la nature cinématographique de l’expérience (travellings, plan de coupe, animation). Le faux n’est pas l’ennemi du vrai quand le vrai, c’est le cinéma. C’est par exemple ce superbe moment de A bord du Darjeeling Limited où les wagons du train lient entre eux des lieux et des personnages différents dans un même espace fictif et fantasmé… liant également le film au court-métrage Hôtel Chevalier par la présence énigmatique de Natalie Portman dans un de ces wagons rêvés. Les rêves sont ici ceux du cinéma lui-même.
La maison est un décor, un lieu de vie où s’organise une communauté. C’est ce qui, finalement, permet de comprend l’esprit de troupe de son cinéma. Anderson et ses acteurs ont une fidélité qui amplifie le sens des thèmes de ses films : c’est dans le cinéma et par le cinéma que l’on invente un lieu où vivre. Le film est ce lieu.
A la différence de nombreux cinéastes, Anderson ne dénonce pas frontalement les archétypes. Il ne les tourne pas en ridicule. Il les accompagne et va au bout d’eux-mêmes.
La figure du père, l’image de la maison, la question de la famille, ou encore le sujet de l’enfance sont tous compris par Anderson à partir du cliché et de la figure archétypale : le méchant est méchant, l’idiot est idiot, etc.
Le méchant de Grand Budapest Hotel a tous les attributs de son type : tenue vestimentaire, absence de pitié, goût pour le sang et extrême détermination à servir son maître. L’interprétation de Willem Dafoe n’y est pas pour rien. Mais quand le même acteur joue un idiot dans La Vie aquatique, il est sacrément crétin.
Les personnages andersonniens sont caractérisés par ces types, y compris des types contemporains comme l’enfant ou l’adolescent. Ce qui est nouveau et passionnant dans son cinéma, c’est qu’il va au bout du cliché sans le dénoncer. Il en montre les ressorts et les failles, non pas par une déconstruction générale mais par une mise en scène comique teintée de mélancolie. Il déplace sans renverser. La fantaisie comique d’Anderson produit un écart qui reste toujours au bord de la tragédie.
La figuration archétypale des personnages passe souvent par les tenues vestimentaires. La communauté des bonnets rouges dans La Vie aquatique (2004), la veste de Max Fischer dans Rushmore (1998), la tenue de scout de Sam dans Moonrise Kingdom (2012). Les personnages de Wes Anderson sont généralement assignés à une tenue, un costume, un uniforme, un peu comme ces personnages-types de la commedia dell arte. Un film comme La Famille Tenenbaum (2001) semble mettre en scène cette logique archétypale. Dans sa forme générale (macrostructure), le film illustre l’archétype contemporain de la famille dysfonctionnelle. Dans le détail (microstructure), les personnages sont eux-mêmes des modèles à partir desquelles des formes se construisent et sont mises en scènes par les tenues vestimentaires ou des détails caractéristiques : Margot porte un manteau de fourrure, Chas est habillé avec le même survêtement que ses fils, Ritchie ne quitte quasiment pas son bandeau de tennisman. Ce dernier définit autant une activité qu’une situation : le bandeau tient sa tête qui manque d’exploser.
Car les personnages de Wes Anderson sont caractérisés par leur inaptitude à trouver une place dans ces modèles et ses schémas. Les pères n’en sont jamais vraiment. Pas plus que les enfants. Quant aux orphelins, ils radicalisent cette posture qui épuise les logiques d’organisation du monde. A l’exemple de Sam dans Moonrise Kingdom, les orphelins deviennent des contre-modèles qui font exploser les structures de stabilité. L’univers cinématographique de Wes Anderson est d’ailleurs toujours très explosif (les explosions de Rushmore, Fantastic Mister Fox ou les éclairs de Moonrise Kingdom, sans parler des coups de feux de La Vie aquatique ou de Grand Budapest Hotel).
Ce que Wes Anderson aime dynamiter de l’intérieur, ce sont les figures archétypales produites par le cinéma lui-même. Le teen movie et le campus movie sont dissous par les contre-modèles que sont Max Fischer (Rushmore) ou Sam (Moonrise Kingdom). Ils se nourrissent de la structure archétypale pour déplacer les formes du monde et proposer des alternatives utopiques au réel : le théâtre de Max Fisher et la plage de Sam. C’est ce que Fantstic Mister Fox amplifie par la figure animale (par ailleurs omniprésente dans son cinéma). Le problème de Mister Fox est celui de sa nature… on n’échappe pas à sa nature animale. L’archétype du renard fonctionne à plein. Il est rusé, hâbleur, voleur et c’est un massacreur de poules. Il cherche bien à lutter contre cette nature aventureuse mais cette violence animale transparait toujours quelque part. Il suffit de le regarder prendre son déjeuner : il dévore ! Wes Anderson va au bout de cette logique en montrant un personnage qui retrouve le chemin de ce modèle jusqu’à épuiser littéralement le monde.
Aller au bout de l’archétype, c’est faire exploser la ville, et la société qui existe. Cela implique de devoir se redéfinir et d’inventer de nouvelles formes de collectivité et d’individuation. Outre le repas inventé par les animaux cachés sous terre et ce « eat together » lancé par Fox comme sens du partage, c’est la danse finale des animaux, cachés dans le supermarché qui marque ce renouveau. Ils y dénoncent la facticité des humains et inventent de nouvelles manières d’être au monde… ensemble !



