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L’errance : épuisement du lieu et entrave du lien (d’Agnès Varda à Samuel Beckett)

vendredi 3 décembre 2021, par Sébastien Rongier

En 2003, à l’invitation de Dominique Berthet, je participais à mon premier colloque... et ce fut à Fort-de-France. C’est dire si quelques journées et les soirées furent magnifiques.
Colloque international « Errance », organisé par le C.E.R.E.A.P., les 13 et 14 décembre 2003, IUFM de la Martinique. Ma communication du samedi 13 décembre 2003 : « L’errance : épuisement du lieu et entrave du lien (« les voyageurs du vide », d’Agnès Varda à Samuel Beckett) ». Les actes ont été publié en octobre 2007 aux éditions L’Harmattan. Les texte est publié sans ajout ni modification.







L’errance : épuisement du lieu
et entrave du lien




L’errance est sans itinéraire. On ne saurait en faire une carte tant son mouvement est absorbé par une absence de finalité. L’errance moderne se caractérise d’abord par une perte de sens. C’est elle qui conduit à la déperdition. L’errant contemporain n’existe même plus dans une quelconque démesure symbolique (il n’est ni incarné dans le mythe du juif errant, ni la tentante image du chevalier médiéval). Il est seulement l’être du défaut, coincé dans une forme de restriction qui est une dépossession.

Au commencement était le voyage : l’iter latin (voyage) donna erre (voyager) via itineris (génitif latin de iter), puis itinerari donnant au sixième siècle iterare. L’errant est d’abord un incessant voyageur qui fit les beaux jours de la tradition épique. Mais l’homonymie du voyage avec errare infléchit progressivement le sens de l’errance. L’impénitence voyageuse se brouille et perd sa certitude. L’inflexion péjorative d’un voyage plus incertain (« ça et là ») conduit à condamner l’errance comme une erreur. Errer devient faire fausse route, c’est-à-dire se tromper. La dimension voyageuse de l’errance est condamnée car elle n’est plus assignée à aucun but. Il n’y a plus de direction précise. L’errance n’est donc pas un voyage. Elle serait plutôt l’erreur du voyage, sa mise en contradiction. Si Ulysse est un voyageur comme le rappelle justement Du Bellay, il n’est pas un errant. L’errance est un moment de son voyage. L’odyssée est le récit d’un retour, rendu hasardeux par la férocité de Poséidon. Mais ces années de tohu-bohu sont subsumées sous l’idée du retour à Ithaque. Le foyer et la patrie sont au bout du voyage.

Voyager suppose une distance à parcourir. Or l’errance est la disparition de toute distance car elle ne s’inscrit dans aucune finalité. Il n’y a aucun point de chute car il n’y a pas de point. Il n’y a rien à dépasser. L’errance d’Ulysse n’est qu’un épisode de son voyage. Elle s’inscrit pleinement dans la forme conventionnelle du récit au sens où Blanchot l’envisage.


Le récit n’est pas la relation de l’événement, mais cet événement même, l’approche de cet événement, le lieu où celui-ci est appelé à se produire, événement encore à venir et par la puissance attirante duquel le récit peut espérer, lui aussi se réaliser. [1]


Or l’errance n’est plus un événement ou une relation. Elle en dit l’impossibilité, elle en trace l’écueil. Si le chevalier est errant, il l’est au sens médiéval du voyage. Les récits des pérégrinations chevaleresques s’inscrivent dans une double tradition arthusienne et courtoise. Le voyageur en armure concilie un nouveau rapport amoureux à un messianisme qui vise à asseoir les structures d’une civilisation chrétienne occidentale et à répandre une idéologie générale de la fidélité (au suzerain, à la communauté et à la femme et à Dieu). Le chevalier est le courtois voyageur (iter) alors que le vilain (le paysan, celui qui n’est pas noble… le pauvre) sera le gueux errant (l’erreur errante de errare) et le vagabond sans lieu ni territoire. Il sera question ici de ces vagabonds modernes, les clochards dont l’errance terrible est trop souvent neutralisée par l’euphémisation (Sans Domicile Fixe).

On a longtemps construit une image lissée du clochard, coincée entre une métaphysique de la liberté ou l’image bonhomme de la révolte. Victor Hugo voyait encore dans Les Contemplations le vagabond comme le porteur de signes et de sagesse [2]. L’image de Diogène se repère encore dans celle de Boudu chez Renoir dont l’anticonformisme et la critique sociale trouvent avec l’imaginaire du clochard une puissance ironique.

La figure cinématographique de Charlot est sans doute le premier pas vers une réévaluation moderne de l’image du clochard tout en gardant les traces de cet héritage. Charlie Chaplin ancre l’imaginaire de son personnage dans une réalité sociale et psychologique. Charlot s’incarne et se débat dans la société pour ne pas périr. Il est le déclassé d’une modernité industrielle qui instrumentalise l’être humain. Charlot ne souhaite pas un tel isolement et un tel déclassement. Son agitation et la naïveté sentimentale de son regard soulignent combien il est exclu de la société à cause d’une insoumission inconsciente.


Toutefois, insoumis aux conventions et aux conditions sociales comme aux conditions du réel objectif et à ses contingences, il demeure en marge. (…) Né libre, il reste libre, sans contraintes, mais sans attaches. Il est, il demeure le vagabond sentimental, l’éternel errant en quête d’un paradis perdu ou d’une pureté qu’il ne peut plus retrouver. Son domaine est la route, la grande route droite, infinie, qui monte à l’horizon et sur laquelle, ivre d’un espoir désespéré, il avance en flânant tel un poète ou marche, redressant la tête en manière de défi, comme un homme à la poursuite de son destin. [3]


Sans doute l’image de Charlot pesa-t-elle longtemps sur l’errance d’autres clochards à la recherche d’une identité magnifiée. Elle se manifeste dès 1931 dans un texte de Philippe Soupault qui élabore une biographie imaginaire de Charlot [4]. Mais les formes du désenchantement de la deuxième moitié du vingtième siècle infléchirent cette tendance de Chaplin qui tenta de sauver le monde en l’ouvrant à une interrogation par le rire et le cinéma (la fin des Temps modernes est la marque de cet espoir). Le clochard contemporain vient renverser nos constructions idéalisantes et questionner un monde qu’on s’ingénie à ne plus voir.



Voyageurs du vide


Le trait contemporain de l’errance est une démystification et une plongée dans une humanité que l’on répugne à voir. La société d’aujourd’hui consomme des voyages à la carte. Elle les construit en choisissant une destination et en projetant un retour. Cette programmation de l’espace est, comme l’étymologie l’a suggéré, aux antipodes de l’errance. Cette dernière est nécessairement une perte de ces repères. L’absence de finalité et l’oubli même de l’espace sont les marques de l’errant. Celui qui n’a plus rien d’autre que cette distension n’est pas un voyageur mais un clochard. L’errant est un trompe-voyage pour qui le temps et l’espace sont désinvestis. Induisant une dépossession progressive de soi, l’errance fait du corps l’enjeu de ces pertes. Ce n’est pas seulement l’intimité qui se dépossède dans l’errance, c’est également le lien social et le lieu du corps.


L’errance est une maladie du lieu… de tous les lieux, le premier de tous étant le corps. La figure d’Œdipe aiderait sans doute à envisager les enjeux de l’errance tant dans les conditions physiques que psychologiques ou sociales. Œdipe à Colonne de Sophocle est le récit de la mort d’Œdipe. Chassé de Thèbes, sa vie d’aveugle laminé par la malédiction des dieux est vouée à l’errance. Soutenu par sa fille Antigone, il erre véritablement au sens moderne du terme. Rejeté partout et par tous, il est un déclassé parce qu’il est sans lieu. L’identité repose sur le lieu archaïque qui deviendra le domus latin. L’indignité est fondamentalement celle du lieu manquant. C’est d’abord le corps qui est marqué par le rejet (les pieds percés de sa naissance, les yeux percés par sa conscience, la vieillesse et la fatigue de sa condition d’errant). Tous soulignent cette caractéristique physique du délabrement. Mais d’Antigone à Thésée, c’est son fils Polynice qui brosse le plus cruel portrait :


Hélas !je ne sais sur quoi je dois pleurer d’abord, ô mes sœurs : sur mes malheurs, ou sur la détresse où je vois notre pauvre père ? Je le retrouve comme une épave rejetée avec vous sur ce sol étranger, vêtu de quelles loques ! dont l’affreuse et sordide vétusté s’attache à son corps usé par les ans tandis que son front sans regard la brise mêle et agite ses cheveux… [5]


Mais c’est surtout une question de lieu qui agite la pièce de Sophocle. Œdipe est à la recherche d’une sépulture. Son errance doit trouve un terme dans un lieu qui lui soit propre et secret afin d’accueillir dignement sa mort. Dès lors que l’errance prend fin, la question de l’inscription du corps dans la société resurgit dans une dimension conflictuelle. Il faut localiser le corps dans sa mort par sa sépulture. Œdipe ne meurt pas errant. En trouvant un lieu où mourir, il révoque cette déperdition.


Le clochard contemporain est l’errant intime de la structure sociale. Si l’on parcourt les œuvres contemporains et certains aspects de la pensée qui interrogent ce statut du clochard, on ne peut qu’être frappé de voir la tension qui s’instaure dans cette appréhension du réel. Moins la déréalisation passe par une symbolique idéalisante ou existentielle, plus le travail des artistes ou des intellectuels rend compte de l’âpreté de l’univers du clochard. L’errance semble contraindre à sortir d’une forme d’un goût et d’un beau désintéressé, non pas parce que s’y formerait un dégoût mais surtout parce que ces expériences de l’art ou de la pensée engagent un dialogue riche et violent avec la société et avec les enjeux de la politique moderne. C’est une mise à nue de la modernité qui s’engage avec ces questionnements. Car l’errance n’appartient pas à la domination de l’espace. Comme pour le couple attaché de Dolls (Kitano, 2003), la marche et le mouvement sont sans découverte ni conquête. Le processus d’intériorisation qui est celui de l’errant, élabore son propre anéantissement. Aussi l’errance n’appartient-elle pas au mouvement car elle ne s’inscrit pas dans une mobilité qui construit l’espace. Le déplacement est ici un égarement, autre manière de désigner l’errare. Il y a une défonctionnalisation de l’espace et de la mobilité puisque la structure d’adéquation d’un point de départ à un point d’arrivée vole en éclat. Le clochard est l’éclat brisé d’une humanité dont l’absence d’orientation et de sens conduisent à une forme de giration qui renverse tout but. L’extrême giration est dans ce tremblement résumé par l’absence de tout mouvement. L’immobilité est le dénuement du mouvement qui construit une mise en miette de l’être.


Patrick Declerck, dans son terrible et indispensable essai, Les naufragés, engage ainsi sa réflexion sur les clochards :


Grands voyageurs du vide, ils errent loin des pesantes réalités du monde. Funambules pitoyables. Mais glorieux parce que sans retour. [6]


C’est sans doute à partir de son analyse et de son témoignage sur cette mise en miette des existences par le dénuement de l’errance qui casse la pensée, les mots et les corps que l’on peut retrouver en écho les développements de certaines œuvres de Samuel Beckett, Agnès Varda ou Jerry Schatzberg.

En voulant montrer la spécificité du clochard, Patrick Declerck dénonce les visions univoques de psychiatrie ou de la sociologie. En proposant une analyse qui accepte le caractère multifactoriel des causes de clochardisation, tout en acceptant la possible surdétermination d’un facteur sur les autres, l’auteur des Naufragés veut rendre aux clochards leur terrible et complexe identité. S’il parle de « fou de l’exclusion » [7], c’est pour envisager le possible projet (inconscient) du sujet sans pour autant absoudre la responsabilité de la société.


L’enquête cinématographique qui structure le film d’Agnès Varda Sans toit ni loi (1985) se rapproche étonnement de l’esprit du livre. Elaboré comme une enquête, le film d’Agnès Varda retrace les derniers jours d’une condamnée interprétée par Sandrine Bonnaire. Commençant par la découverte du corps de cette clocharde, le film est une tentative de compréhension du parcours et des rencontres de la jeune femme, morte en hiver, dans un fossé, au bord des vignes du sud de la France. Chaque rencontre interrogée est l’occasion de saisir non seulement la vie de la vagabonde et les étapes de sa clochardisation, mais surtout de percevoir, au cœur même de ce processus, le travail sociétal de l’exclusion. Le pain est dur, la solitude écrasante, le froid mortel, les chaussures sont à réparer. Les personnes croisées sont tour à tour indulgentes, accusatrices ou méfiantes. Le corps marqué par la crasse est chosifié, violenté, abusé, alcoolisé. Car, comme le souligne Patrick Declerck, « [d]ans les cas les plus graves, la désertification du sujet exilé au cœur de lui-même, coupé du sens de son passé, et sans avenir, s’accompagne souvent chosification du corps. » [8]

Le film de Varda faisait déjà percevoir le caractère irréversible de la désocialisation du clochard. Débutant par la découverte du corps sans sépulture, Varda montre le véritable aboutissement de l’errance et renvoie le corps à son statut de déchet, interrogeant le silence de la société. De plus la construction du film, montre que l’errance est constituée d’allers et de retours dans un espace extrêmement restreint où les personnes se croisent sans se voir et se recroisent en se rencontrant, ou non. En cela le mouvement, s’inscrit dans une giration fébrile qui ne va finalement nulle part sinon dans l’absence de tout mouvement.

Lorsque le film se termine, on voit la jeune clocharde tomber pour ne plus se relever, à la fois consciente et inconsciente de cette immobilité. Le film lui-même ne donne aucune réponse puisque le fondu au noir qui l’achève laisse l’agonie en dehors du film, non pas par pudeur mais parce qu’il est impossible de répondre par l’enquête à ces instants. Toute la construction cinématographique l’a interrogée sans jamais chercher à imposer une réponse. En cela, Varda combat toute tentation idéalisante ou moralisatrice. Elle inscrit son œuvre dans des miettes sans en faire une leçon. Sa construction fragmentaire ne propose aucune réconciliation du sujet avec le spectateur mais ouvre une interrogation fondée sur une incertitude.


Personne ne réclamant le corps, il passa du fossé à la fosse commune. Cette morte de mort naturelle ne laissait pas de trace. Je me demandais qui pensait encore à elle parmi ceux qui l’avaient connue petite. Mais les gens qu’elle avait rencontrés récemment se souvenaient d’elle. Ces témoins m’ont permis de raconter les dernières semaines de son dernier hiver. Elle les avait impressionnés. Ils parlaient d’elle sans savoir qu’elle était morte. Je n’ai pas cru bon de leur dire ni qu’elle s’appelait Mona Bergeron. Moi-même je sais peu de choses d’elle mais il semble qu’elle venait de la mer.


C’est en voix off que l’on entend au début du film ce propos de la voix même d’Agnès Varda alors qu’à l’image on voit une plage puis, au loin une silhouette de femme sortir nue de l’eau. Outre le raccord saisissant entre le corps mort dans le fossé de la séquence précédente et la vitalité de cette jeune personne, il faut noter l’infini pudeur du plan. L’évocation cinématographique de la morte engendre une apparition fantomatique. Sans doute faut-il comprendre ici la raison de la modalisation qui termine l’introduction. La phrase il semble qu’elle venait de la mer interroge plus qu’elle ne fournit un cadre assuré. En insistant sur la difficile localisation du corps par l’absence de plan rapproché ou de gros plan, Varda pose la problématique de l’errance. Elle n’abandonne jamais son sujet et reste concentrée sur son personnage, dans son errance, sa dérive et sa mort. De nombreuses questions restent sans réponse tant le morcellement rend impossible toute forme de réponse totalisante. En effet, l’indigence conduit progressivement à la confusion mentale, rendant tout récit de clochard difficilement cernable dans son ensemble.

Ce symptôme de déréalisation analysé par Declerck jusque dans ses impacts sur les chaînes causales, est construit dans le film par les traversées de personnages et les longues séquences qui n’analysent ni ne jugent le parcours de Mona mais tentent d’en dire des fragments de vérité. Là est l’authenticité et la réussite cinématographique. Varda ne donne pas une vision mais offre des possibles. Elle ne réduit pas non plus ce regard à une théâtralité kaléidoscopique mais questionne autant le personnage traversant un environnement que l’environnement traversée par elle. Elle va vers un désert qui s’organise et une solitude qui s’impose sous le regard de la société en montrant qu’il n’y pas de solution. Ni les rencontres, ni les toits, ni le travail n’y feront rien. Derrière l’apparente revendication se creuse sourdement le désastre intérieur de Mona qu’aucun personnage ne peut saisir. Ce que tente le film, ce n’est pas d’affirmer une mise en commun totalisante des fragments, c’est d’exprimer une errance par une interrogation qui se découvre sans réponse. Car comme le souligne Patrick Declerck, Il y a « une manifestation infinie, d’un désir inconscient du sujet qui recherche et organise le pire. (…) Il s’agit de rendre tout projet impossible. Le sujet n’y organise rien moins que sa propre désertification. » [9]

Le caractère authentique du film tient à la volonté d’exprimer l’individuel et le singulier en dialectisant l’intime et le social. En ne cherchant pas à réconcilier l’état de la perturbation et de l’errance par une quelconque image de libération ou d’idéalisation maniériste, Varda ne résout aucune contradiction inhérente au personnage et à la société. Elle les exprime sans renoncer à l’exercice critique du cinéma. En ce sens, Varda est liée à la dimension du tragique dans laquelle l’individu (Œdipe par exemple) rejoint la dimension collective et se dégage de toute tentation illustrative [10] ou de toute velléité de régulation normalisatrice ou moralisatrice [11].

Ces enjeux de la politique appartiennent à la possibilité de faire émerger la radicalité de la parole de l’autre. La parole de l’errant ne se projetant plus dans aucune histoire, dans aucun espace tangible sinon dans l’effondrement et dans une errance se heurtant au récit et au schéma narratif. L’œuvre de Varda cherche un point d’écart permettant de déployer les tensions et les contradictions et permettant de sortir d’une forme de discours (qui engendrerait une domination et imposerait un rôle, une fonction, un titre ou une aptitude alors même que le clochard, l’errant est radicalement en dehors de ces possibilité). Il s’agit donc sortir du discours et la tentation de la communication pour entrer dans la parole c’est-à-dire la possibilité d’élaborer et de réaliser la possibilité d’un langage qui ne serait par celui de la performance et du message mais qui ouvrirait à la possibilité d’entendre la parole du mutique, la parole de ceux qui sont hors du jeu du langage. Celui qui est privé de parole, celui dont la désubjectivation est radicale n’est pas un sujet d’énonciation. Il est dès lors en dehors de toute forme de reconnaissance. C’est pourquoi l’œuvre d’art ou la pensée de Patrick Declerck viennent dans ces anfractuosités ouvrir la possibilité de rendre cette parole. On ouvre ainsi la possibilité d’interroger la politique. Il ne s’agit pas de dire que le film de Varda est un film politique, que Molloy est un roman politique, ou En attendant Godot une pièce politique. Il s’agit en revanche d’entendre dans l’écho des actes artistiques résonner l’interrogation politique si l’on veut d’abord la penser comme une logique de confrontation faisant émerger dans la communauté la part de ceux qui n’ont rien, la parole de ceux qui n’en ont pas.

Le domus absent de l’errance vient interroger le demos dans la radicalité de d’une absence de toute part. Le personnage de Mona traverse la communauté des hommes et des femmes. C’est cette traversée qui pose très littéralement les formes de l’exclusion et l’impossibilité d’une intégration entendue comme absorption dans l’Un de la communauté : elles se heurtent aux modèles proposés, notamment la « sagesse libérale » que Jacques Rancière définit comme reposant sur « la liberté naturelle d’entreprendre et d’échanger » [12] ne devant pas être pervertie par quelque autre liberté artificielle. La modélisation intégrative est également évoquée d’une manière cinglante par Varda au travers de l’ancien baba cool qui après son retour à la terre est devenu un véritable chef d’entreprise et qui propose comme modèle de fixation et d’intégration la libre entreprise.

Or, comme on l’a vu, l’errance n’est pas affaire de liberté mais renvoie à un réseau complexe qui se heurte à l’idée même de l’intégration. Sans toit ni loi montrant que la logique opposant exclusion et intégration n’est pas la bonne puisque le clochard dans la radicalité de son errance n’est pas reconnu par la communauté. Il n’appartient pas à la communauté de communication qui repose sur des sphères normatives de la reconnaissance. C’est toujours selon Jacques Rancière l’idée d’une politique de la fin de la politique, celle du consensus qui appelle au rassemblement autour du grand Un et se pense dans la disparition du deux, du multiple, de ce qui divise, interroge, crée du tort et de la mésentente [13].

C’est pourquoi l’œuvre d’art est ici l’espace d’une conscience qui témoigne et interroge la part possible de ceux qui n’ont rien. Si l’on veut penser avec Jacques Rancière l’expression démocratique de la politique comme l’exercice complexe et dynamique du conflit qui vise l’augmentation positive de l’être-ensemble de la communauté, les enjeux de l’errance du clochard prennent une place importante. Or la société contemporain lui déni toute possibilité de parole. Le clochard est dans un bruit et une animalité de l’errare le situant en dehors du logos.

Le clochard n’est pas défini comme une partie de la communauté car il ne peut constituer un conflit dans lequel il pourrait se faire compter comme partie. Si les clochards sont effectivement dans le monde, ils n’y sont politiquement pas car ils n’ont pas de reconnaissance comme êtres parlants et comptables. Ils n’ont aucune légitimité dans la comptabilité des parties de la société. Ils ne font parti d’aucune partie parce que le système de partition nie qu’il puisse y avoir une part des sans part. Dans une société qui distribue son organisation en places et en fonctions, il n’y a pas d’identité à l’errance contemporaine du clochard. Il n’est plus qu’un vague bruit inaudible.


L’activité politique est celle qui déplace un corps du lieu qui lui était assigné ou change la destination du lieu ; elle fait voir ce qui n’avait pas lieu d’être vu, fait entendre un discours là où seul le bruit avait son lieu, fait entendre comme discours ce qui n’était entendu que comme bruit. [14]


Dans le passage du domus au demos, le film d’Agnès Varda n’est pas un discours de la politique au sens évoqué par Jacques Rancière. En revanche, il définit l’émergence d’une parole qui semble précéder une forme plus strictement politique. Agnès Varda dialogue avec la politique par une dialectique de l’écart qui ouvre au litige et à la pensée esthétique. Elle est un partage du sensible qui interroge le séparé et fait entendre l’humain derrière un bruit de fond de la société.




L’espace d’un corps



En 1973, Jerry Schatzberg interrogeait déjà cette dimension de l’errance sans la réduire au paradigme du road movie. The Scarecrow (L’épouvantail, 1973) est le portrait sans concession d’une Amérique qui brise ses déshérités, et la descriptions de structures sociales et idéologiques qui sacrifient l’innocence. Deux personnages se rencontrent au bord d’une route déserte, Max (Gene Hackman) et Lion (Al Pacino). La quête illusoire des deux personnages est systématiquement détruite tout au long du film. C’est parce la quête est infléchi par l’errance que les personnages sont balayés. Max n’accède pas au rêve américain de la libre entreprise et de la réussite sociale. Lion est écrasé par son innocence et par le poids culpabilisant de la religion. La clochardisation n’est pas seulement une détermination sociale mais aussi un enjeu psychologique de l’exclusion de soi comme le souligne Patrick Declerck. C’est une dynamique tragique de la pathologie du lien et de la maladie du lieu que Schatzberg explore. Si son cinéma est plus clairement militant, The Scarecrow touche une distinction entre l’errance liée à la seule exclusion sociale et l’errance entendue comme syndrome radical de désocialisation. La séquence dans le grand magasin révèle l’idée d’un mouvement sans finalité dans lequel le corps se perd et s’épuise. Max, décidant de voler un article pour l’offrir à sa sœur, demande à Lion de faire diversion en attirant l’attention sur lui. Sa seule ressource est ce corps déplacé, ce corps qui ne trouve plus de place dans la société. Lion se met alors à courir dans tous les sens, dans un désordre propre à l’errance. Courant dans toutes les directions à l’intérieur comme à l’extérieur du magasin, Lion exprime un désarroi inconscient de l’errance. La perte d’adéquation avec l’espace social conduit à cette séquence, d’une drôlerie incisive et pourtant traversée par une dimension tragique. Ce passage du film exprime tout l’égarement du personnage dominé par l’espace physique et l’espace social. Son errance intime envahit dans cette séquence l’espace extérieur. Il est ensuite brisé par ses propres tentatives de constructions sociales. Cherchant à retrouver l’enfant qu’il a abandonné, il est anéanti par le mensonge de la mère. Foudroyé à l’idée d’avoir perdu son enfant, mort avant d’être baptisé, le très catholique Lion ne supporte pas la fausse révélation condamnant l’enfant aux limbes. A la fin du film, il est inconscient et sanglé dans un hôpital psychiatrique [15] malgré la révolte de Max qui doit le laisser et retourner à sa propre errance. Au bout du voyage ayant progressivement perdu toute finalité, il y a le désert immobile de Lion et l’errance solitaire de Max dont on sait dès la première séquence qu’elle est irrémédiable (l’être pris dans les barbelés, l’entrave sociale dans l’espace même d’une pseudo-liberté revendiquée mais subie). Le temps du film est celui d’une rencontre qui n’inverse pas le processus général. Elle le ralentit un temps mais ne contrarie pas cette radicale exclusion de soi et finalement de toute forme de lien. Car, comme le rappelle Declerck, « [l]a grande désocialisation est, avant tout, une pathologie du lien. Du lien à soi-même, comme du lien aux autres et au monde. » [16].


Des errances du langage


Voyager suppose une distance à parcourir. Or l’errance est la disparition de toute distance car elle ne s’inscrit dans aucune finalité. Il n’y a aucun point de chute car il n’y a pas de point, il n’y a rien à dépasser. L’errance d’Ulysse n’est qu’un épisode de son voyage. Elle s’inscrit pleinement dans la forme conventionnelle du récit au sens où Blanchot l’envisage.


Le récit n’est pas la relation de l’événement, mais cet événement même, l’approche de cet événement, le lieu où celui-ci est appelé à se produire, événement encore à venir et par la puissance attirante duquel le récit peut espérer, lui aussi se réaliser. [17]


Or l’errance n’est plus dans l’événement ou la relation. Elle en dit l’impossibilité, elle en trace l’écueil. La construction de Sans toit ni loi le révèle alors que The Scarecrow dénoue les possibilités symbolique d’une identité américaine brouillée avec elle-même dans les années soixante.

L’errance est plutôt l’« espace d’un instant » [18] dont parle Beckett, espaces et instants répétés à l’infini jusqu’à l’indiscernable. Molloy (mais également de nombreux autres personnages et surtout l’écriture de Beckett) traverse la problématique de l’errance. Molloy, écrivant dans l’immobilité de la chambre maternelle, fait le récit de l’errance passée tout en identifiant par l’écriture une réversibilité errante dans l’absence de tout mouvement.


[S]i les régions se fondent insensiblement les unes dans les autres, ce qui reste à prouver, il est possible que je sois maintes fois sorti de la mienne, en croyant y être toujours. Mais je préférerais m’en tenir à ma simple croyance, celle qui me disait, Molloy, ta région est d’une grande étendue, tu n’en es jamais sorti et tu n’en sortiras jamais. Et où que tu erres, entre ses lointaines limites, ce sera toujours la même chose, très précisément. Ce qui donnerait à croire que mes déplacements ne devraient rien aux endroits qu’ils faisaient disparaître, mais qu’ils dus à autre chose, à la roue voilée qui me portait, par d’imprévisibles saccades, de fatigue en repos, et inversement, par exemple. [19]


La désorientation syntaxique rend compte de la clivation de Molloy et de la déstructuration spatiale qui l’habite. Evoquer l’errance, c’est dire non pas une impossibilité mais une déroute et un égarement qui traduit tout retour sur soi par une exclusion de soi. C’est pourquoi l’exclusion qu’est l’errance déroute le temps et l’espace de leur vocation catégorielle. « L’espace d’un instant » dit quelque chose de la condition écrasante de l’errance et de la clochardisation. L’expression évoque le paradoxe d’un mouvement fixé dans un temps infixé et prolonge le bruit social s’abîmant dans le silence. Rien n’habite l’errance et tout s’y épuise dans un mouvement évidé. Reste une géographie intérieure émiettée et une parole dépossédée que Vladimir et Estragon expriment parfaitement dans les répliques finales d’En attendant Godot. Vladimir questionne : « Alors, on y va ? » ; Estragon répond « Allons-y. ». Mais la didascalie finale précise qu’ « [ils] ne bougent pas. » [20] L’errance est là, coincée entre un mouvement qui serait nécessaire et une impossibilité car dénué de toute finalité et de toute vitalité. C’est en ces termes qu’il faut également lire l’évocation des relégués de la société dans La Clôture de Jean Rolin. Le mouvement impossible est entier dans une caravane coincée dans les piliers creux du périphérique [21]. L’idée du voyage itinérant (itinerare) est entièrement balayé par l’errance immobilisée de ceux qui sont désormais mis au banc du lieu. Le pilier du périphérique soutient le mouvement des autres et enferme l’errance dans un terrible paradoxe, l’assignation à non résidence. En évoquant la réalité sociale des proscrits contemporains le narrateur de La Clôture tisse les liens critiques de l’œuvre dans son environnement social.


L’errance du clochard semble donc mettre en valeur une dimension politique dans l’expérience esthétique. Si la désocialisation demeure un enjeu de société essentiel, l’œuvre d’art nous permet de saisir (de prendre conscience…) l’impossibilité d’une réponse générale et globale sur cette question. Ce que l’art nous apprend dans son acte de pensée, c’est de contrarier les évidences. Ce que Varda, Beckett ou Rolin permettent de comprendre en refusant la logique de la normalité, c’est la réalité propre à l’errance du clochard, telle que Patrick Declerck l’analyse. Il ne suffit donc pas de parler de l’errance du clochard pour en témoigner, il faut restituer les éclats de la relégation radicale et d’une parole rendue absente à elle-même pour ouvrir une part pour ceux qui sont sans part. Les œuvres viennent ainsi rencontrer la part manquante du commun et donner une résonance authentique à la radicalité d’un mouvement et d’une parole abolis. Sans instrumentaliser l’incertitude ainsi ouverte, les œuvres offrent moins de réponses qu’elles ne prolongent un questionnement. L’exploration des œuvres de Varda, Schatzberg, Rolin ou Beckett n’est pas une réponse. Seulement elles luttent contre la fatalité du présent qui fixe le clochard dans une situation cristallisée dans des lois contemporaines qui repoussent plus encore l’errance en dehors des clôtures de la cité et qui fragilisent surtout cette humanité en miettes. C’est pourquoi la maladie du lieu n’appartient pas à une logique de la transgression mais à une interrogation profonde fragile et irréductible de la société sur elle-même.


[1Maurice Blanchot.- Le livre à venir.- Paris : Gallimard, 1986, p. 14.

[2« Un pauvre passait dans le givre et le vent.
(…)
C’était le vieux qui vit dans une niche au bas
De la monté, et rêve, attendant, solitaire,
Un rayon du ciel triste, un liard de la terre,
Tendant les mains pour l’homme et les joignant pour Dieu.
(…)
Son manteau, tout mangé des vers, et jadis bleu,
Etalé largement sur la chaude fournaise,
Piqué de mille trous par la lueur de braise,
Couvrait l’âtre, et semblait un ciel noir étoilé.
(…)
Je songeais que cet homme était plein de prières,
Et je regardais, sourd à ce que nous disions,
Sa bure où je voyais des constellations. »
Victor Hugo.- Les Contemplations / « Le mendiant ».- Paris : Gallimard, 1985, pp. 262-263.

[3Jean Mitry.- Charlot ou la ‘fabulation’ chaplinesque.- Paris : Editions Universitaires, 1957, p. 27.

[4Philippe Soupault.- Charlot.- Paris : Plon, 1931.

[5Sophocle.- Œdipe à Colonne.- Paris : Flammarion, 1964, p. 295.

[6Patrick Declerck.- Les naufragés : Avec les clochards de Paris.- Paris : Plon, 2001, p. 156.

[7Ibid., p. 289.

[8Ibid., p. 306.

[9Ibid., p. 294.

[10Voir Une époque formidable de Gérard Jugnot (1991).

[11Voir La vie rêvée des anges de Eric Zonca (1998).

[12Jacques Rancière.- La Mésentente.- Paris : Galilée, 1995, p. 27.

[13Voir également Jacques Rancière.- Aux bords du politique.- Paris : Osiris, 1990, p. 17 et suivantes.

[14Jacques Rancière.- Le Mésentente.- Op. cit., p. 53.

[15La réponse institutionnelle est clairement répressive. En ce sens, elle rejoint le constat et la critique de Declerck qui voit les dangers d’un imaginaire transgressif et libertaire du clochard tout en critiquant la tentation normalisatrice des discours et des actions sociologiques, psychiatriques ou politiques qui instrumentalisent les enjeux en les morcelant ; d’où une image du clochard entre séduction et danger « dont se protège l’ordre social, en condamnant les clochards, comme les autres marginaux à une souffrance minimale, mais structurelle. Supportable, mais visible. »
Ibid., p. 347.

[16Ibid., p. 365.

[17Maurice Blanchot.- Le livre à venir.- Paris : Gallimard, 1986, p. 14.

[18Samuel Beckett.- Molloy.- Paris : Minuit, 1999, p. 82.

[19Ibid., p. 88.

[20Samuel Beckett.- En attendant Godot, Paris : Minuit, 1985, p. 134.

[21Jean Rolin.- La Clôture.- Paris : P.O.L, 2002, p. 66 et suivantes.