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L’inconciliation, une pensée de l’ironie (Derrida, les images et la mort).
vendredi 3 décembre 2021, par
Petit séjour à Strasbourg pour ce colloque « L’ironie et la mort », 24-25 novembre 2011, Université de Strasbourg, organisé par Germain Rœsz. Ma communication a donc été "L’inconciliation, une pensée de l’ironie (Derrida, les images et la mort)"... point de rencontre et de séparation entre mon travail sur l’ironie et celui sur les fantômes.
Le souvenir marquant de ce colloque aura été la rencontre amicale avec Jean-François Robic.
(Derrida, les images et la mort)
Dans un essai consacré à l’ironie [1], j’ai cherché à éloigner l’idée de l’ironie comme arrière-pensée, l’ironie réduite à sa dimension rhétorique : l’ironie comme figure anti-phrastique, forme surplombante, ou forme de connivence de second degré. En reprenant le cheminement socratique, j’ai envisagé l’ironie comme une pensée du retard, comme l’invention philosophique d’un contretemps comme mode d’être critique de la pensée. L’ironie socratique est modèle de déroute, chemin de pensée qui fait un pas de côté et retourne les doxas. Ce que la pensée socratique ouvre avec l’ironie, c’est un trouble, une mise en cause des certitudes non pas par jeu ou volonté de pouvoir et de domination mais par nécessité philosophique, par conviction de sens et de sens critique. Aussi cette pensée de l’écart et de l’écartement m’est-elle apparu comme relevant essentiellement d’une dynamique critique, critique et aporétique… autant de formes d’une pensée en mouvement et de fragilité que la philosophie ultérieure et la rhétorique s’attacheront à neutraliser (la scène platonicienne est aussi scène de mise à mort symbolique de l’héritage de l’ironie socratique).
Envisageant l’ironie comme pensée claudicante c’est-à-dire comme pensée se heurtant au négatif et avançant dans le débordement même du concept, la part de non-conceptuel du concept mais qui lui appartient, ce que Adorno résumerait en terme de conscience de brisure. L’ironie est ce qui dans la philosophie interroge les brisures. La rhétorique nous fait croire qu’elle joue avec, s’en amuse, alors qu’elle y fait face et qu’elle en fait, philosophiquement, l’expérience. C’est ce que relève Merleau-Ponty au terme de sa leçon inaugurale au Collège de France, en évoquant Socrate, il parle d’un philosophe qui boite et termine sa leçon par cette réflexion : « La claudication du philosophe est sa vertu » [2]. L’écart ironique appartient à cette claudication fondamentale de la pensée. Et je l’ai envisagé comme espace de résistance critique aux formes neutralisées de l’ironie rhétorique versant au mieux dans la plaisanterie de connivence, le jeu ou au pire dans le cynisme. Contre ces vacuités, j’ai proposé le terme d’inconciliation pour caractériser l’ironie comme pensée critique. Avec le terme d’inconciliation, il s’agissait de saisir conceptuellement le mouvement de tension atopique de l’ironie : l’idée première d’une conscience philosophique n’apportant aucune forme de réconciliation et d’un inconciliable comme sens du négatif et sens critique. Cette idée ne pouvait être une a-conciliation (renvoyant plus à un vide et à une dérive nihiliste) ; elle ne pouvait pas non plus être une irréconciliation car le terme sous-entend un moment de conciliation ou une réconciliation possible. L’inconciliation viendrait après l’idée de l’irréconciliable. En terme esthétique, cette question de l’inconciliation permet d’avancer dans le temps moderne de la brisure de l’œuvre d’art, ce que Daniel Payot désigne comme une « temporalité de l’inconcilé » [3]. Il s’agira ici de prolonger cette question de l’inconciliation ironique dans une réflexion sur la relation de Derrida aux images et de l’expérience hantologique des images chez Derrida.
La question fantomale chez Derrida est d’abord un enjeu de philosophie politique, ou de philosophie d’une pensée du politique (l’hantologie comme politique de l’héritage). Elle est également une manière de penser et, pour Derrida, de vivre l’image, prenant alors une dimension esthétique et existentielle. En effet, au hasard des travaux et des collaborations, on découvre une véritable mise en scène derridienne dans l’image, par l’image, de l’oeuvrement du fantôme. Et il me semble que cette expérience est très exactement expérience de l’inconciliation et forme crique de l’ironie.
« Je voudrais apprendre à vivre enfin ». Tel est le mot d’ordre, l’injonction paradoxale qui ouvre l’Exorde de Spectres de Marx. Située entre le vivre et le mourir, la demande est en bordure d’expérience. Elle apparaît même comme une expérimentation des bordures car elle est entretien entre vie et mort. Elle implique un savoir et une expérience inédites de la distance et de l’implication : distance avec le présent, la simple présence du contemporain, de la stricte contemporanéité ; implication avec les détours du temps par une conversation avec le spectral, « avec les fantômes, dans l’entretien, la compagnie ou le compagnonnage, dans le commerce sans commerce des fantômes. » [4] Ce « commerce sans commerce » qui est l’espace même de l’entretien est celui de l’entre-deux. C’est un apprentissage des bordures, ou de la limitrophie [5]. La bordure ne doit pas être envisagée comme une frontière ou une séparation. Elle est au contraire la ligne instable d’un passage, s’accomplissant seulement dans son débordement. La bordure comme condition du fantomal se pense alors comme une exploration du passage, du décentrement. Elle est l’idée même du fantôme, une ligne mobile, toujours outrepassée par elle-même [6].
L’hantologie est aussi une pensée du contretemps comme pensée de l’événement, mais d’un événement en retard, d’un événement comme retard [7] ; le temps fantomal de l’ironie serait alors « une événementialité qui s’inscrit dans l’écart » [8].
L’apparition des fantômes détermine un régime d’explication en devenir. C’est une ligne de sens qui ne délivre de rien mais engage une pensée du désordre du monde contre les pensées de l’accomplissement. Ce qui se pense avec le fantôme, c’est justement l’inaccomplissement et sans doute un esprit d’inconciliation [9] c’est-à-dire un mode de pensée de la disjonction et de l’impensé, une interrogation sur l’impossible réconciliation.
Poser la relation du fantôme au temps, c’est penser le contretemps du présent, et donc acter dans l’apparition du fantôme la différence du présent dans la présence. Françoise Proust a posé avec rigueur les enjeux d’une pensée du contretemps. Si elle éclaire la spécificité temporelle de la modernité, elle donne un appui vigoureux pour accompagner la politique du contretemps derridien et pour comprendre la temporalité propre au fantôme.
Françoise Proust s’appuie sur les trois synthèses kantiennes pour caractériser un présent moderne qui, faisant l’expérience de l’extrême, se coupe de l’unification kantienne. Elle rappelle d’abord les termes de chacune des synthèses kantiennes : la synthèse de l’appréhension dans l’intuition comme articulation par la conscience d’unités dans le temps (le rapprochement fonde l’appréhension, c’est-à-dire la compréhension) ; la synthèse de la reproduction dans l’imagination comme rassemblement par la conscience des représentations antérieures quand de nouvelles représentations se présentent (rassemblement du divers) ; la synthèse de la recognition dans le concept comme saisie consciente par la conscience d’être sujet et auteur de la synthèse. En somme, l’unification de l’informe, et donc la maîtrise, passent par une compréhension (côté de la sensibilité), une remémoration (côté de l’objet) et une reconnaissance (côté de l’entendement). Ce sont les conditions de possibilité d’une expérience et d’une synthèse par la conscience [10]. Or la modernité est l’expérience de la dislocation de l’unité de l’expérience. Elle devient expérience de la dislocation, et d’une véritable déconstruction du présent. Ce dernier devenant expérience du coup, du choc ne peut plus être saisi de manière synthétique. Cette expérience ne se comprend que dans l’après-coup, révélant l’entrelacement temporelle et proprement fantomatique du présent. L’événement présent qui est coup ne se révèle que dans la trace qu’il laisse, trace qui ne porte aucun sens. Elle n’est qu’un « avoir-eu-lieu », l’inscription d’une donnée dans un temps et un lieu, seulement révélée dans une lecture et interprétation rétrospective, parce qu’un autre événement vient prendre place, et recouvrir ce qui a eu lieu. Si les temporalités se confondent, c’est pour confondre la trace, révéler dans l’après-coup, identifier dans le contretemps ce « reste de l’événement » qui fait retour. Cette survivance est le temps des fantômes qui caractérise la temporalité de la modernité et de l’expérience : « [T]out événement, qu’il le veuille ou non, se confie en dépôt à un autre événement qui, venant après lui, réanimera, là encore qu’il le veuille ou non, le spectre ou le fantôme qui attendait, en dépôt dans le précédent événement, et il sera hanté par lui. (…) C’est le secret ou le spectre celé dans ce dépôt que réveille un nouvel événement et qui, du même coup, l’habite et le hante. C’est d’un seul et même geste que le passé renaît et revient en « esprit » dans le présent pour lui donner vie et que le présent, hanté par le passé, est mort-né, mort-vivant, survivant. » [11]
Après avoir été seulement celle des fantômes (car en opposition avec les temporalités transcendantales eschatologiques, métaphysiques, ou formes de l’expérience synthétique ou de dialectique d’un savoir absolu), la temporalité moderne est radicalement celle du fantomatique. Comme le rappelle encore Françoise Proust « [l]’expérience moderne est fantomale. Qui dit expérience, dit bien synthèse. Mais la synthèse avorte et bute sur la résistance d’un non-synthétisable. L’unité temporelle du divers est toujours hantée par des revenants, par le retour d’un « encore ». Le « encore » n’appartient ni au passé ni à l’avenir : il est le passé qui revient à nouveau et toujours comme il est l’avenir qui revient du passé. » [12]
En radicalisant une véritable pensée du présent, la modernité est une temporalité de l’hantologie c’est-à-dire cette « politique de la mémoire, de l’héritage et des générations » [13] évoquée précédemment. Elle est expérience du temps présent comme temps problématique et condition de l’expérience d’un temporalité disjonctive (je voudrais apprendre à vivre). En ce sens, le présent, entendu comme temporalité politique de l’hantologie s’oppose au présentisme décrit par François Hartog « comme [un] renfermement sur le seul présent et [un] point de vue du présent sur lui-même » [14]. Entendu comme temps de l’aplatissement médiatique et de la consommation événementielle, le présentisme est d’abord chez Hatog une description, celle d’un « régime d’historicité » c’est-à-dire, rappelle Jean-François Hammel, un modèle d’intellection du temps d’une société, un « mode d’être au temps propre à une société [qui] rend compte des relations du passé et du futur dans chaque présent de l’histoire » [15]. Face au présentisme, le contretemps du présent (comme temps de l’hantologie) est l’exploration d’un temps critique et négatif s’opposant radicalement aux présentismes autotéliques qui ne sont qu’une manière de décrire les formes de neutralisation marchande de la pensée [16]. La politique derridienne du fantôme vient travailler les jointures. La question est moins celle de la mort que celle de la « sur-vie, à savoir une trace dont la vie et la mort ne seraient elles-mêmes que des traces et des traces de traces, une survie dont la possibilité vient d’avance disjoindre ou désajuster l’identité à soi du présent vivant comme de toute effectivité. Alors il y a de l’esprit. Des esprits. Et il faut compter avec eux. » [17] L’injonction derridienne, avant celle de Marx, est précisément d’envisager la possibilité (politique) du maintenant [18] de Marx dans le désajustement hantologique.
La question initialement posée par Derrida est celle d’une écriture du communisme, non pas une stylistique ou une poétique mais plutôt l’écriture d’une politique marxiste qui serait d’abord la mise en scène d’une hantologie : le spectre est avant-toute-chose présence d’une philosophie du Manifeste [19]. C’est elle qui induit le parallèle avec Shakespeare, Hamlet apparaissant (avec Blanchot également) comme un guide, une carte déterminante pour déplier l’espace fantomal de Marx. La lecture hétérodoxe et disjonctive de Derrida permet de cheminer dans la question du fantôme et dans la temporalité du texte de Marx. Mais plus essentiellement cette avancée en bordure des deux textes par le débordement fantomal signifie que le fantôme est toujours un appel au savoir. C’est une question de secret, certes. Mais c’est un appel plus fondamental à l’esprit, à la puissance du savoir. Le fantôme est d’abord une mise en scène de la pensée. Il est même intensificateur de pensée. C’est un appel violent, redoutable et paradoxal à la pensée : un travail de l’esprit [20]. C’est ce que conjointement Hamlet et Marx induisent dans la convocation derridienne. Parce que la parole théâtrale (The time is out of joint) est parole politique, celle de Marx interroge un théâtre d’ombres, tout en étant ancré dans son époque, le XIXe siècle étant un grand siècle fantomal et, on l’a vu, une période qui redécouvre Hamlet.
En quoi le fantôme, et plus généralement l’hantologie entendue comme processus disjonctif et inconcilié de la revenance, participent-ils d’une pensée marxiste ? C’est d’abord une question d’historicité et de conscience de l’historicité. C’est ensuite une question plus générale de la transformation. Le fantôme est non seulement acteur de transformation mais il est intrinsèquement acte de transformation [21] ou de métamorphose [22]. C’est enfin une question d’héritage. Derrida ne parle pas de l’héritage de Marx (héritage intellectuel, politique, etc.), il pose la question de l’héritage depuis Marx à partir du fantôme [23]. Car le fantomal est re-convocation essentielle de l’héritage puisque tout héritage est d’abord affaire de deuil. Pour hériter, il faut d’abord le deuil, autre question de fantôme qui fait état de la dette [24] c’est-à-dire une actualisation du disparu (temporalité du fantomal). Ainsi, commencer le Manifeste par cette question du spectre, c’est légender le communisme, et donc désigner un contretemps de l’écriture. Cette hantise inaugurale (« Un spectre hante l’Europe – le spectre du communisme. »), c’est justement ce qui sera lu, c’est le sujet même du Manifeste. Le livre est alors lui aussi transformation de la représentation en expérience, en événement. En projetant d’ores-et-déjà le marxisme comme fantôme, comme spectralité, Marx neutralise dès le XIXe siècle les questions de la fin de l’histoire et de la fin du communisme. En posant le communisme comme un fantôme, c’est-à-dire un déjà-fantôme, il répond dans un véritable contretemps, celui de l’hantologie, aux eschatologie de la fin de l’histoire qui sont autant de pensées de la fin de la pensée (de Marx comme d’autres) et de l’homme [25]. En quelque sorte, Spectres de Marx serait l’histoire d’un deuil impossible, le deuil impossible de l’Histoire elle-même. Car s’il y a chez Derrida déconstruction de l’Histoire, cette déconstruction ne désigne pas une fin de l’Histoire. Elle implique au contraire sa complexité en se plaçant délibérément en retard de la fin de l’Histoire. La disjointure hantologique est forme de temps. C’est même la forme de notre temporalité contemporaine qui permet de penser l’héritage comme tâche [26] et responsabilité [27] de l’emprunt [28].
Le fantôme est une mise en scène de la pensée. Il est même intensificateur de pensée. C’est un appel violent, redoutable et paradoxal à la pensée : un travail de l’esprit [29]. Et une pensée du corps.
Au delà des question strictement phénoménales que je n’aborderai pas ici, c’est l’implication de l’hantologie avec la technique que je voudrais soulever : le spectre est idée de l’esprit à un corps, un corps de visibilité paradoxale :
« Pour qu’il y ait du fantôme, il faut un retour au corps, mais à un corps plus abstrait que jamais. (…) [0]n engendre du fantôme en leur donnant du corps. Non pas en revenant au corps vivant dont sont arrachées les idées ou les pensées, mais en incarnant ces dernières dans un autre corps artefactuel, un corps prothétique, un fantôme d’esprit, on pourrait dire un fantôme de fantôme » [30].
Un corps prothétique, voici donc ce qu’est le fantôme comme corps d’abstraction, comme présence phénoménale de l’imperception. C’est ce corps prothétique qui va permettre d’approfondir le fantôme comme question esthétique. Le fantôme est question d’apparition comme idée d’image. Mais il est également, et conjointement, une question technologique. Le fantôme est technologie du corps d’apparition, c’est-à-dire technologie de l’image.
La question est d’abord celle de la visibilité [31]. Si le devenir-visible du fantôme est devenir pour l’esprit, il est également prise de forme. Le fantôme prend forme. Il spécule et spécularise sur le temps avec le corps qu’il cherche à devenir. Ce corps, c’est un corps d’image. En ce sens, il est prothétique et technologique, infiniment technologique. Derrida en a l’intuition. Derrida en fait l’expérience. Il multiplie les îlots de textes, d’interventions, d’affrontements et offre matière à réflexion.
D’un point de vue éditorial, l’année 1993 est charnière : c’est la date de parution de Spectres de Marx et la période pendant laquelle Derrida enregistre avec Bernard Stiegler un entretien qui deviendra en 1996 Echographies. De la télévision. Ce noyau qui articule pensée politique et pensée de l’image autour l’idée de spectre trouverait ses ramifications entre l’année 1983, date de parution du film Ghost Dance de Ken Mc Mullen dans lequel Jacques Derrida interprète le rôle de Jacques Derrida, et la période 2000-2001 : parution du film de Safaa Fathy D’ailleurs Derrida en 2000 ainsi que Tourner les mots, Au bord d’un film, livre écrit avec Safaa Fathy et paru la même année ; parution en 2001 aux Cahiers du cinéma d’un entretien avec Jacques Derrida intitulé « Le cinéma et ses fantômes » [32].
A la fois « présence d’une empreinte » (eikôn) et « trace de la vision » (eidôlon) selon Marie-Claire Ropars-Wuilleumier [33], l’idée d’image problématise une visibilité qui est une absence. C’est ce qui renverse les conditionnements. En s’inscrivant dans un rapport de projection, la condition cinématographique de l’image est coincée dans son matériau même entre une visibilité et une invisibilité. Elle renvoie au double enjeu de la spectralité et de la trace, de la spectralité comme trace. Jacques Derrida envisage le fantôme comme fondamentalement lié à l’image. Il renvoie aussi à la dimension technique du cinéma. L’image spectrale « tient à un effet de virtualisation intrinsèque qui marque toute reproductibilité technique, comme dirait Benjamin » [34].
La condition intermittente et disjonctive du fantôme est aussi celle de l’image, de l’image cinématographique en particulier. C’est sans doute ce qui permet à Safaa Fathy de prolonger ce dialogue avec Derrida en décrivant le matériau cinématographique comme trace et disparition de trace :
« Ce n’est que par la lumière que la pellicule inscrit son secret, mais c’est aussi par la lumière que ce secret est exposé et donc effacé. Le négatif non exposé porte la virtualité de l’inscription et la virtualité de la disparition sans trace, alors que l’inscription par la lumière sur le négatif engendre la possibilité de reproduction. » [35]
Pour Derrida, « l’expérience cinématographique appartient, de part en part, à la spectralité, que je relie à tout ce qu’on a pu dire du spectre en psychanalyse – ou à la nature même de la trace » [36].
C’est ici qu’il faut envisager une double expérience derridienne de l’image comme enregistrement de la mort et confrontation à la tâche d’héritage. La première expérience est donc celle de corps d’image comme expérience du prothétique (du prendre-corps-fantomal). La seconde est expérience du corps d’Acteur [37], expérience d’un corps performatif, mais une performativité du disjointement, expérience propre de l’image et expérience propre à Derrida lui-même.
Ce corps d’image comme corps prothétique de la mémoire et enregistrement immédiat de la mort [38] est l’occasion d’une mise en garde de Derrida contre l’acceptation spontanée de l’image, permettant de rappeler les strates de spectralité dans l’image cinématographique. Il y a deux strates qui forment la matière fantomal de ce corps d’image entendu comme retour abstrait du corps [39]. La première, « spectralité élémentaire […] est liée à la définition technique du cinéma » [40]. Elle rejoint les remarques Saafa Fathy sur les rapports de lumière et de négatif comme instance matérielle et technique, comme prothétique du fantomal. La seconde est matière d’intrigue, ce que Derrida décrit comme « des « greffes » de spectralité » où « [l]es corps greffés de ces fantômes sont la matière même des intrigues du cinéma. » [41] C’est évidemment ce corps d’image qui sera le noyau des analyses sur le cinéma. Articulant une conscience de l’image comme spectre entre trace de vision et empreinte de la machine, Derrida refuse donc toute acception spontanée de l’image. Elle est au contraire tension entre croyance et technique, le cinéma et le fantôme comme formes techniques venant à la fois s’appuyer sur la croyance pour exister, et dans leur existence même disjoindre la croyance :
« Dans une idéologie spontanée de l’image, on oublie souvent deux choses : la technique et la croyance. La technique, à savoir que là où l’image (le reportage ou le film) est censée nous mettre devant la chose même, sans tricherie ni artefact, on a envie d’oublier que la technique peut absolument transformer, recomposer, artificialiser la chose. Et puis il y a ce phénomène très étrange de la croyance. Même dans un film de fiction, un phénomène de croyance, de « faire comme si », garde une spécificité très difficile à analyser : on « croit » davantage à un film. » [42].
Derrida poursuit son questionnement autour de l’image en proposant de nouvelles articulations. « Dès qu’il y a représentation romanesque ou fiction cinématographique, un phénomène de croyance est porté par la représentation. La spectralité, c’est l’élément dans lequel la croyance n’est ni assurée, ni contestée. C’est pourquoi je crois qu’il faut relier la question de la technique à celle de la foi, au sens religieux et fiduciaire, à savoir le crédit accordé à l’image. Et au fantasme. En grec, et non seulement en grec, fantasma désigne l’image et le revenant. Le fantasma, c’est le spectre. » [43] En rappelant que le corps d’image est de nature spectrale, Derrida souligne que les matières de technique et d’intrigue fonctionnent par tension et alimentent l’interprétation.
Au corps d’image comme espace de sens possible pour penser le fantôme, il faut, pour spécifier l’expérience propre de Derrida adjoindre celle du corps d’Acteur. On l’a évoqué, Derrida a été l’Acteur de deux films, il a participé à divers documentaires, enregistrements filmés, et, d’une manière générale, a affronté ces expériences de corps d’Acteur comme autant d’espaces de réflexion sur l’image. L’articulation à la question du fantôme, du deuil et donc à la mort est particulièrement significative dans le film de Mc Mullen Ghost Dance. Outre les questions propres du film autour de la Commune de Paris, la question fantomale traverse le film. La prestation de Derrida est même au cœur de cet enjeu spectral, et ce à plusieurs niveaux d’expérience et de signification.
D’abord Derrida y interprète son propre rôle. Il joue le rôle de Jacques Derrida. Il est donc l’Acteur de lui-même. Il est cette identité paradoxale qui s’imprimant sur l’image parle d’une voix qui n’est plus la sienne, une voix d’ores et déjà autre. Exercice de ventriloquie [44].
C’est à partir de cette texture que se noue et se joue dans le film le fantôme comme question et comme apparition. Certes, Derrida, en tant qu’Acteur, est déjà une instance à la limite mais c’est précisément dans la « greffe » cinématographique que l’inconciliation hantologique prend forme. Derrida rappelle dans Echographie que certaines scènes du film étaient préparées préalablement, d’autres totalement improvisées [45]. Lors de son échange avec Pascale Ogier qui interroge l’Acteur Derrida à son bureau, le philosophe Derrida raconte à Bernard Stiegler l’intensité de l’expérience : longues prises et re-prises dans l’improvisation, intensité particulière du dispositif cinématographique eye-line (regards yeux dans les yeux). A la question de Pascale Ogier « Est-ce que vous croyez aux fantômes ? », Derrida improvise sa réponse, trace les strates de la complexité de la question comme du dispositif :
« Je ne sais pas. C’est une question difficile. Est-ce qu’on demande, d’abord, à un fantôme, s’il croit aux fantômes ? Ici le fantôme c’est moi. Dès lors qu’on me demande de jouer mon propre rôle dans un scénario filmique plus ou moins improvisé, j’ai l’impression de laisser parler un fantôme à ma place. Paradoxalement, au lieu de jouer mon propre rôle, je laisse à mon insu, un fantôme me ventriloquer, c’est-à-dire parler à ma place. Et c’est ça qui est peut-être le plus amusant. Le cinéma est un art des fantomachies, si vous voulez. Et je crois que le cinéma, quand on ne s’y ennuie pas, c’est ça, c’est un art du laisser et du revenir des fantômes. Alors c’est ce que nous faisons ici. Si je suis un fantôme, c’est-à-dire si, actuellement, croyant parler de ma voix, précisément parce que je crois parler de ma voix, je la laisse parasiter par la voix de l’autre, pas de n’importe quel autre, mais de mes propres fantômes, et si l’on peut dire, à ce moment-là il y a – il y a des fantômes. Et ce sont eux qui vont vous répondre, qui vous ont peut-être déjà répondu. » [46]
Derrida met doublement en scène la question du fantomal en l’articulant celle de l’altérité, fût-elle sienne dans le paradoxe du ventriloque. Les termes mêmes de l’hantotologie rejoignent l’expérience derridienne de l’acteur : la voix qui performe est ici « une trace qui marque d’avance le présent de son absence. » [47]. L’avoir-lieu performatif est cependant en retard de lui-même, à contretemps d’une temporalité présente, envisagée comme temporalité de l’ironie. La voix est ici présence dans l’infinie distance qui la sépare d’elle-même, seule condition d’émergence d’une autre voix possible, celle du spectre. La question est ici celle de l’autre, l’altérité comme condition de possibilité. Le déjà-vu fantomal implique le regard de l’autre. Et sa réversibilité : c’est le regard du fantôme comme « regard absolu » [48]. C’est cette question du regard de l’autre, de l’autre absolu en tant que forme du mort, qui fonde quasiment chez Derrida la politique de la mémoire et surtout la question de l’héritage. Ce dont nous héritons, c’est du témoignage de l’héritage. En ce sens, le fantôme est l’esprit de cette idée, l’esprit autant que l’expérience. Là encore, Derrida fait littéralement l’expérience de ce regard fantomal. Ce qu’il évoque au sujet de Ghost Dance n’est pas seulement une expérience d’Acteur ou ventriloque du fantomal. Car il y a mise en scène des regard du fantomal comme corps d’Acteur et comme corps d’image.
Mais ce corps d’image du fantomal s’éprouve également comme contretemps du regard. Le regard sur le fantôme devient regard de fantôme. Derrida en mesure la puissance dans cette évocation : « j’ai dû lui demander [à Pascale Ogier] : « Et vous alors, est-ce que vous y croyez aux fantômes ? » C’est la seule chose que m’ait dictée le cinéaste [Ken Mc Mullen]. A la fin de mon improvisation, je devais lui dire : « Et vous alors, est-ce que vous y croyez aux fantômes ? » Et en la répétant de nouveau au moins trente fois, à la demande du cinéaste, elle dit cette petite phrase : « Oui, maintenant, oui. » Déjà dans la prise de vue, donc, elle l’a répétée au moins trente fois. Déjà ce fut un peu étrange, spectral, décalé, hors de soi, cela arrivait plusieurs fois en une fois. Mais imaginez quelle a pu être mon expérience quand, deux ou trois ans après, alors que Pascale Ogier, dans l’intervalle, était morte, j’ai revu le film aux Etats-Unis à la demande d’étudiants qui voulaient en parler avec moi. J’ai vu tout à coup arriver sur l’écran le visage de Pascale, que je savais être le visage d’une morte. Elle répondait à ma question : « Croyez-vous aux fantômes ? » En me regardant quasiment dans les yeux, elle me disait encore, sur grand écran : « Oui, maintenant, oui. » Quel maintenant ? Des années après au Texas. J’ai pu avoir le sentiment bouleversant du retour de son spectre, le spectre de son spectre revenant me dire, à moi ici maintenant : « Maintenant… maintenant… maintenant, c’est-à-dire dans cette salle obscure d’un autre continent, dans un autre monde, là, maintenant, oui, crois-moi, je crois au fantômes. » [49]
L’anecdote est saisissante. Le lecteur est littéralement saisi par le récit de Derrida, autant que Derrida l’a sans doute été lui-même lors de cette séance de cinéma. L’intérêt est ici celui de l’expérience de l’image retard, du temps fantomal de l’expérience autant que la mise en scène dans la langue de ce saisissement. Car les sédiments de l’expérience sont multiples. Il y a évidemment ce corps d’image comme corps fantomal, l’image est corps du fantôme, prothèse essentielle de son mode d’apparition. Mais c’est une expérience à trois degrés (trois degrés du fantomal) : l’image que l’on fait (dont on est l’Acteur), l’image que l’on voit (celle dont on serait le spectateur, mais ici en ellipse), et enfin l’image qui nous regarde (le regard-fantôme du re-voir : « j’ai revu le film »).
Mais ce saisissant de l’expérience est lié au récit par hypotypose. Derrida multiplie les effets d’insistance. Il semble lui-même revivre la scène en la partageant. La mise en abyme du spectral passe par ces effets de répétition qui sont autant ceux du discours que du dispositif (faire, voir, revoir ou : être le fantôme (« Ici le fantôme c’est moi »), voir le spectre, revoir le spectre de spectre). Derrida insiste d’abord sur le rôle de la répétition de la parole autour du croire au fantôme (« Et vous alors, est-ce que vous y croyez aux fantômes ? », « Oui, maintenant, oui. »). Les phrases sont répétées. La parole ventriloque renoue avec l’expérience propre de Derrida (ce qu’il devait dire et qui n’était pas improvisé, ce qui, de sa bouche d’Acteur appartenait en propre à son personnage et au film, à partir de la direction d’acteur du cinéaste) mais également avec les paroles de Pascale Ogier dont Derrida se fait alors lui-même dépositaire. En disant les paroles de l’autre, il est déjà dans un rapport fantomal. Il est déjà dans la tâche de l’héritage, empruntant les mots de l’autre pour dire la naissance des fantômes dans l’image, par l’image. Pour ouvrir son récit à l’expérience de troisième niveau (le revoir), et souligner une nouvelle étape, Derrida marque le nouveau départ argumentatif : « Mais imaginez ». Certes, la conjonction de coordination induit cette articulation. Mais l’appel à l’imagination frappe l’esprit. Il fait littéralement appel à l’imago. Il appelle le fantôme pour convoquer l’image. La locution adverbiale « tout à coup » vient miner la force d’apparition, la puissance du re-voir fantomal décrit par Derrida.
L’effet-fantôme fonctionne à plein, venant littéralement contaminer le récit et se répandre dans la langue par un jeu de répétition devenant une véritable spirale de sens, et par une avancée par concaténation [50] (sans doute issu du « spectre de spectre »). La répétition (et travail de concaténation) des maintenant est évidemment particulièrement significative car elle est le noyau du contretemps fantomal. Le maintenant est ici celui d’une présence de l’absence, un temps au négatif, le temps du disjointement, du désajustement hantologique. Répondant au fantôme de Pascale Ogier, ce « spectre de spectre » qui est corps d’image, Derrida affirme « là, maintenant, oui, crois-moi, je crois au fantômes » [51]. Affirmation d’une croyance qui n’est évidemment pas celle d’« une idéologie spontanée de l’image » mais au contraire de la présence du fantomal dans l’image, de la présence problématique du fantôme comme expérience de l’héritage [52] et de l’autre fantomal dans son regard absolu. Peut-être est-ce là, dans l’obscurité de cette salle du Texas, que se forme la demande « Je voudrais apprendre à vivre enfin ». L’enfin de la demande serait alors dans le maintenant de l’expérience hantologique.
Sartre disait de l’ironie qu’elle était le « point de vue de la mort sur la vie ». Ce moment de l’expérience de la mort et de l’image chez Derrida me semble être ce mouvement fragile de l’ironie, ce point d’inconciliation.
[1] Sébastien Rongier, De l’ironie. Enjeux critiques pour la modernité, Klincksieck, 2007.
[2] Maurice Merleau-Ponty, Eloge de la philosophie, Paris, Folio-Gallimard, 1989, p. 59-61.
[3] Daniel Payot, Anachronie de l’œuvre d’art, Paris, Galilée, 1990, p. 159.
[4] Jacques Derrida, Spectres de Marx, Op. Cit., p. 15.
[5] Jacques Derrida, L’animal que donc je suis, Paris, Galilée, 2006, p. 51.
[6] Voir également Sébastien Rongier, « Au bord du poème (Michel Deguy) », Michel Deguy, l’allégresse pensive, Belin, 2007.
[7] Sur cette question du retard voir également Sébastien Rongier, « Notes sur le retard (Socrate et deux Marcel) » dans Penser l’art. Histoire de l’art et esthétique, Klincksieck, 2009.
[8] Ibid., p. 119.
[9] Voir Sébastien Rongier, De l’ironie, Op. Cit., p. 88 et suivantes.
[10] Voir Françoise Proust, La doublure du temps, Paris, Le Perroquet, mai 1993, pages 6 à 8 et Françoise Proust, L’histoire à contretemps, Paris, Cerf, 1994, pages 15 à 16.
[11] Françoise Proust, La doublure du temps, Paris, Le Perroquet, mai 1993, p. 18.
[12] Ibid., p. 14
[13] Jacques Derrida, Spectres de Marx, Op. Cit., p. 15.
[14] François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expérience du temps, Paris, Seuil, 2003, p. 210-211.
[15] Jean-François Hammel, Revenances de l’histoire, Paris, Les éditions de minuit, 2006, p. 27.
[16] Je rappelle également que cette question hantologique de Marx s’articule chez Derrida à un débat d’époque qu’il déborde largement sans pour autant l’oublier, celui posé par Francis Fukuyama après la chute des régimes communistes dans l’Europe de l’Est : c’est la question de la fin de l’histoire qui pourrait être le symptôme, le précurseur d’un présentisme généralisé. Car, si la fin de l’histoire ne s’est pas vérifiée, le présentisme s’est, lui, ancré dans l’époque contemporaine. Au sujet de Francis Fukuyama, voir Jacques Derrida, Spectres de Marx, Op. Cit., p. 98 et suivantes.
[17] Jacques Derrida, Ibid. p. 17-18.
A propos de la question de l’esprit, voir également Jacques Derrida, De l’esprit, Paris, Galilée, 1987, à commencer par la première phrase : « Je parlerai du revenant » (p. 11), la revenance et le re-venir revenant plus précisément à partir des pages 140.
[18] Voir également mes remarques autour de « l’autre maintenant » de Jean Lauxerois dans De l’ironie, p. 99 et suivantes.
[19] Et de rappeler avec Derrida que le Manifeste du parti communiste s’ouvre sur cette phrase célèbre : « Un spectre hante l’Europe – c’est le spectre du communisme », Karl Marx, Le Manifeste communiste (1848), dans Karl Marx, Philosophie, édition et traduction de Maximilien Rubel, Paris, Folio-Essais, 1997, p. 398.
[20] « Une articulation assure le mouvement de ce réquisitoire acharné. Elle donne du jeu. Elle joue entre l’esprit (Geist) et le spectre (Gespenst), entre l’esprit d’une part, le fantôme ou le revenant d’autre part. Cette articulation reste souvent inaccessible, elle s’éclipse dans l’ombre à son tour, elle y remue et y donne le change. D’abord, soulignons-le encore, Geist peut signifier aussi spectre, comme le font les mots « esprit » ou spirit. L’esprit est aussi l’esprit des esprits. Ensuite L’Idéologie allemande use et abuse de cette équivoque. C’est son arme principale. (…) Le spectre est de l’esprit, il en participe, il en relève alors même qu’il le suit comme son double fantomal. »
Jacques Derrida, Spectres de Marx, Op. Cit., p. 201.
On retrouve cette équivocité dans Le dix-huit brumaire de Louis Bonaparte : « Parfois dans la même phrase, il tente désespérément d’opposer, mais comme c’est difficile et comme c’est risqué, l’ « esprit de la révolution » (Geist der Revolution) à son spectre (Gespenst). »
Ibid., p. 175.
[21] C’est la XIe thèse sur Feuerbach : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières, ce qui importe, c’est de le transformer. » Karl Marx, Thèses sur Feuerbach, dans Karl Marx, Philosophie, Op. Cit., p. 235.
[22] Derrida rappelle qu’il s’agissait d’un des mots favoris de Marx (cf. p. 88 de Spectres de Marx).
[23] Jacques Derrida, Spectres de Marx, Op. Cit., p. 94 et suivantes.
[24] Derrida rappelle l’importance de l’argent et du « signe monétaire » pour l’auteur du Capital, « Marx les a toujours décrit dans la figure de l’apparence ou du simulacre, plus précisément du fantôme. » Ibid., p. 80.
[25] Se souvenir que le titre exact du livre de Fukuyama est La fin de l’histoire et le Dernier Homme.
[26] « L’héritage n’est jamais un donné, c’est toujours une tâche. », Ibid., p. 94.
[27] « Pas d’héritage sans appel à la responsabilité. Un héritage est toujours la réaffirmation d’une dette mais une réaffirmation critique, sélective et filtrante », Ibid., p. 150.
Cette question de la responsabilité et du fantomal se lisent également dans Politique de l’amitié qui reprend les réflexions d’un séminaire de Derrida débuté en 1989 et terminé en 1993. Le volume paraît chez Galilée en 1994. On peut notamment y lire deux articles aux titres éloquents : « L’ami revenant (au nom de la « démocratie ») » ou « De l’hostilité absolue. La cause de la philosophie et le spectre du politique. ».
[28] Voir à ce sujet les pages 178 à 181 de Spectres de Marx.
[29] « Une articulation assure le mouvement de ce réquisitoire acharné. Elle donne du jeu. Elle joue entre l’esprit (Geist) et le spectre (Gespenst), entre l’esprit d’une part, le fantôme ou le revenant d’autre part. Cette articulation reste souvent inaccessible, elle s’éclipse dans l’ombre à son tour, elle y remue et y donne le change. D’abord, soulignons-le encore, Geist peut signifier aussi spectre, comme le font les mots « esprit » ou spirit. L’esprit est aussi l’esprit des esprits. Ensuite L’Idéologie allemande use et abuse de cette équivoque. C’est son arme principale. (…) Le spectre est de l’esprit, il en participe, il en relève alors même qu’il le suit comme son double fantomal. »
Jacques Derrida, Spectres de Marx, Op. Cit., p. 201.
On retrouve cette équivocité dans Le dix-huit brumaire de Louis Bonaparte : « Parfois dans la même phrase, il tente désespérément d’opposer, mais comme c’est difficile et comme c’est risqué, l’ « esprit de la révolution » (Geist der Revolution) à son spectre (Gespenst). »
Ibid., p. 175.
[30] Ibid., p. 202-203.
[31] « Le spectre, comme son nom l’indique, c’est la fréquence d’une certaine visibilité. Mais la visibilité de l’invisible. Et la visibilité, par essence, ne se voit pas, c’est pourquoi elle reste epekeina tes ousias, au-delà du phénomène et de l’étant. Le spectre, c’est aussi, entre autres choses, ce qu’on imagine, ce qu’on croit voir et qu’on projette : sur un écran imaginaire, là où il n’y a rien à voir. Pas même l’écran, parfois, et un écran a toujours, au fond, au fond qu’il est, une structure d’apparition disparaissante. Mais voilà qu’on ne peut plus fermer l’œil à guetter le retour. D’où la théâtralisation de la parole même, et la spéculation spectacularisante sur le temps. Il faut renverser la perspective, une fois encore : fantôme ou revenant, sensible insensible, visible invisible, le spectre d’abord nous voit. De l’autre côté de l’œil, effet de visière, il nous regarde avant même que nous ne le voyions tout court. Nous nous sentons observés, parfois surveillés par lui avant même toute apparition. Surtout, et voilà l’événement, car le spectre est de l’événement, il nous voit lors d’une visite. Il nous rend visite. Visite sur visite, puisqu’il revient nous voir et que visitare, fréquentatif de visere (voir, examiner, contempler) traduit bien la récurrence ou la revenance, la fréquence d’une visitation. La persécution conséquente, l’implacable concaténation. »
Ibid., p. 165.
[32] Jacques Derrida, « Le cinéma et ses fantômes », entretien avec Antoine de Baecque et Thierry Jousse, Les Cahiers du cinéma, n° 556, avril 2001. Ces entretiens, réalisés en deux temps, et sur deux périodes confirment cette présence de l’image comme question chez Derrida : premier entretien réalisé le 10 juillet 1998 par Antoine de Baecque et Thierry Jousse, second entretien tenu le 6 novembre 2000 par Thierry Jousse.
[33] Marie-Claire Ropars-Wuillemier, L’idée d’image, Paris, Presses Universitaires de Vincenne, 1998, p. 9.
[34] Jacques Derrida, « Le cinéma et ses fantômes », Art. Cit., Les Cahiers du cinéma, n° 556, avril 2001, p. 84.
Il faudrait également revenir sur la place occupée progressivement par Walter Benjamin dans la pensée derridienne, notamment autour de la question politique du « messianique sans messianisme » présente dans Spectres de Marx. Cette place oblique trouve un symbolique point de rencontre avec Fichus, discours prononcé par Derrida pour le prix Adorno, allocution prononcée le 22 septembre 2001 et portant notamment sur les relations entre Benjamin et Adorno et sur les propres lectures de Derrida sur ces auteurs allemands. Voir Fichus, Op. Cit..
[35] Safaa Fathy, « Momie de la mort vaincue », dans Jacques Derrida, Europe, n° 901, mai 2004, p. 289-290.
[36] Jacques Derrida, « Le cinéma et ses fantômes », Art. Cit., p. 77.
La question proprement psychanalytique ne sera pas envisagée ici, même si Derrida rappelle la pertinence de la piste.
[37] « D’ailleurs, c’est bien ce qui fut cherché : un film sans autorité, une œuvre qui en rien ne fît autorité. Elle ne s’autorise ni de la Vérité ou de la Réalité (comme un pur Documentaire avec témoins oculaires), ni de la libre Souveraineté d’une Fiction. Elle fraye entre les deux un passage sans modèle et sans carte. Même si cet instant ne dure pas, dès l’instant que l’Acteur filmé filme lui-même, dès qu’il est filmé filmant, il marque certes les frontières de son point de vue ainsi assujetti, et les limites d’une perspective, mais, sujet assujetti du film, il décrit aussi ce qui a lieu – l’événement imprévu, imprévisible et irréversible à la fois. Pour lui et pour tous les autres, pour les témoins ou opérateurs effectifs, pour les spectateurs virtuels. Il délimite l’espace, l’avoir-lieu en l’occurrence. Il les décrit avec l’Auteur. Avec cette folle prétention d’être à la fois Acteur et Témoin, il les lui montre du doigt ou de la caméra, tels qu’ils lui apparaissent à lui, l’Acteur. »
Jacques Derrida et Safaa Fathy, Tourner les mots. Au bord d’un film, Paris, Galilée, 2000, p. 15.
Voir également Saffa Fathy, « Derrida, metteur en scène ou acteur » dans Magazine littéraire, « Jacques Derrida. La philosophie en déconstruction », n° 430, avril 2004, p. 55-56.
[38] « Or, précisément parce que nous savons maintenant, sous la lumière, devant les caméras, en entendant résonner nos voix, dans ce moment live, vivant, pourra être, qu’il est déjà capté dans des machines qui le transporteront et le montreront peut-être Dieu sait quand et Dieu sait où, nous savons déjà que la mort est là. »
Jacques Derrida, Bernard Stiegler, Echographie. De la télévision, Paris, Galilée/INA, 1996, p. 47.
[39] « Pour qu’il y ait du fantôme, il faut un retour au corps, mais à un corps plus abstrait que jamais […] un autre corps artefactuel, un corps prothétique, un fantôme d’esprit », Jacques Derrida, Spectres de Marx, Op. Cit., p. 202-203.
[40] Jacques Derrida, « Le cinéma et ses fantômes », Art. Cit., p. 78.
[41] Idem.
[42] Ibid., p. 84
[43] Idem.
[44] « Je laisse, à mon insu, un fantôme me ventriloquer, c’est-à-dire parler à ma place » entend-on de la bouche de l’Acteur Derrida dans Ghost Dance.
Voir également Jean-Luc Nancy, « Le ventriloque », dans Mimesis des articulations, Paris, Aubier-Flammarion, 1975. Cette lecture du Sophiste de Platon interroge les enjeux des « troubles de l’authenticité » dans le dispositif textuel et surtout l’ « authentique ventriloque » du texte platonicien (p. 275).
[45] La fameuse expression de Derrida dans Ghost Dance « psychanalyse plus cinéma égale… science des fantômes » est le fruit de cette improvisation. Il la commente en ces termes dans son entretien avec Stiegler : « Evidemment, le mot de science, je ne sais pas si je le garderais à la réflexion au-delà de l’improvisation ; car en même temps, c’est quelque chose qui, dès lors qu’on a affaire à du fantôme, déborde, sinon la scientificité en général, du moins ce qui, pendant très longtemps, a réglé la scientificité sur le réel, l’objectif, ce qui n’est pas ou ne devrait pas être, précisément, fantomatique. » Jacques Derrida, Echographie. De la télévision, Op. Cit., p. 133.
[46] Jacques Derrida dans Ghost Dance de Ken Mc Mullen (1983).
[47] Ibid., p. 131.
[48] « Le spectre, ce n’est pas simplement ce visible invisible que je peux voir, c’est quelqu’un qui me regarde sans réciprocité possible, et qui donc fait la loi là où je suis aveugle, aveugle par situation. Le spectre dispose du droit de regard absolu, il est le droit de regard même. », Ibid., p. 137.
[49] Jacques Derrida, Echographie. De la télévision, Op. Cit., p. 133-135.
[50] C’est une autre manière de comprendre « l’effet de visière » développé dans Spectres de Marx, lequel effet se terminait par cette conséquence possible : « La persécution conséquente, l’implacable concaténation. » , Jacques Derrida, Spectres de Marx, Op. Cit., p. 165.
[51] Le discours direct et le présent de l’indicatif viennent ici renforcer l’effet d’insistance de l’hypotypose.
[52] « L’héritage, c’est ce que je ne peux pas m’approprier, ce qui me revient et dont j’ai la responsabilité, ce qui m’est échu en partage, mais sur quoi je n’ai pas de droit absolu. J’hérite de quelque chose que je dois aussi transmettre : que cela choque ou non, il n’y a pas de droit de propriété sur l’héritage. C’est le paradoxe. Je suis toujours le locataire d’un héritage. Son dépositaire, son témoin ou son relai… je ne peux pas m’approprier sans reste aucun héritage. A commencer par la langue… » (Et j’ajoute : à continuer par l’image…). Jacques Derrida, Echographie. De la télévision, Op. Cit., p. 124.