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L’ironie pour quoi faire ? (Serrano, Castellucci, Rabelais et Duchamp)

vendredi 3 décembre 2021, par Sébastien Rongier

L’ironie de ce séminaire INTERARTS de Paris 2011-2012 dont le thème annuel était « L’ironie » est qu’il a été perturbé par des grèves et des absences. Ma communication du 9 février 2012 « L’ironie pour quoi faire ? (Serrano, Castellucci, Rabelais et Duchamp) » a été assez solitaire et la publication n’a pas vu le jour... et le séminaire a disparu au terme de cette année-là. Ironie je vous dis. Quant à mon texte (inédit, donc), outre un petit retour scatologique, il prend aussi le pouls de l’époque qui n’allait déjà pas fort. Je me servirai ensuite de ces notes (non publiées) pour rédiger un texte pour Recherches en esthétique autour du thème : Transgression(s)




L’ironie pour quoi faire ?
(En venir (ou pas) à une morale ironique)




Je voudrais profiter de cette séance pour me livrer à un exercice, pour tenter des articulations dans une démarche réflexive et prospective et non déclarative. Les juxtapositions qui vont suivre ont l’apparence d’un désordre. Mais il n’en n’est rien. Si la réflexion saisit cette rencontre pour s’éprouver et se présenter comme un chantier de travail, elle s’articule cependant à une interrogation centrale, celle de l’ironie et de la scatologie à l’épreuve du contemporain et des enjeux critiques qu’on peut en déduire. Je vous propose donc : Un rappel, Une situation, Une généalogie, Une ligne de fuite…


Un rappel


Dans un essai consacré à l’ironie [1], De l’ironie, paru chez Klincksieck en 2007, j’ai cherché à éloigner l’idée de l’ironie comme arrière-pensée, l’ironie réduite à sa dimension rhétorique : l’ironie comme figure anti-phrastique, forme surplombante, ou forme de connivence de second degré. En reprenant le cheminement socratique, j’ai envisagé l’ironie comme une pensée du retard, comme l’invention philosophique d’un contretemps comme mode d’être critique de la pensée. L’ironie socratique est modèle de déroute, chemin de pensée qui fait un pas de côté et retourne les doxas. Ce que la pensée socratique ouvre avec l’ironie, c’est un trouble, une mise en cause des certitudes non pas par jeu ou volonté de pouvoir et de domination mais par nécessité philosophique, par conviction de sens et de sens critique. Aussi cette pensée de l’écart et de l’écartement m’est-elle apparue comme relevant essentiellement d’une dynamique critique, critique et aporétique… autant de formes d’une pensée en mouvement et de fragilité que la philosophie ultérieure et la rhétorique s’attacheront à neutraliser. Il est clair que mon propos est clairement anti-rhétorique (au sujet de l’ironie en tout cas). Mais la rhétorique ne fait en quelque sorte que prendre le relai de la philosophie qui n’a eu de cesse de se débarrasser de l’ironie : la scène platonicienne est aussi scène de mise à mort symbolique de l’héritage de l’ironie socratique.

J’ai envisagé l’ironie comme pensée claudicante c’est-à-dire comme pensée se heurtant au négatif et avançant dans le débordement même du concept, la part de non-conceptuel du concept qui lui appartient, ce que Adorno résumerait en terme de conscience de brisure. L’ironie est ce qui dans la philosophie interroge les brisures. La rhétorique nous fait croire qu’elle joue avec, s’en amuse, alors qu’elle y fait face et qu’elle en fait, philosophiquement, l’expérience. C’est ce que relève Merleau-Ponty au terme de sa leçon inaugurale au Collège de France, en évoquant Socrate. Il parle alors d’un philosophe qui boite et termine sa leçon par cette réflexion : « La claudication du philosophe est sa vertu » [2]. L’écart ironique appartient à cette claudication fondamentale de la pensée. Et je l’ai envisagé comme espace de résistance critique aux formes neutralisées de l’ironie rhétorique versant au mieux dans la plaisanterie de connivence, le jeu ou au pire dans le cynisme. Contre ces vacuités, j’ai proposé le terme d’inconciliation pour caractériser l’ironie comme pensée critique. Avec le terme d’inconciliation, il s’agissait de saisir conceptuellement le mouvement de tension atopique de l’ironie : l’idée première d’une conscience philosophique n’apportant aucune forme de réconciliation et d’un inconciliable comme sens du négatif et sens critique. Cette idée ne pouvait être une a-conciliation (renvoyant plus à un vide et à une dérive nihiliste) ; elle ne pouvait pas non plus être une irréconciliation car le terme sous-entend un moment de conciliation ou une réconciliation possible. L’inconciliation viendrait après l’idée de l’irréconciliable. En terme esthétique, cette question de l’inconciliation permet d’avancer dans le temps moderne de la brisure de l’œuvre d’art, ce que Daniel Payot désigne comme une « temporalité de l’inconcilé » [3].

Je voudrais tenter de creuser un point d’inconciliation à partir de la question scatologique, et plus exactement la scatologie au risque de la chrétienté et sa puissance ironique. Pour que les choses soient claires, je pense l’époque en terme de tragique et ne crois guère en la possibilité actuelle d’une ironie critique. La caricature rhétorique ou cynique a recouvert l’horizon ironique, l’alternative critique appartient sans doute à un registre plus tragique. Je vais essayer d’entrer dans ce questionnement.


Une situation


Les formes artistiques usent et abusent de différentes formes de provocations. L’obscène, la transgression sont devenus des paradigmes d’évaluation des pratiques contemporaines. Pour le meilleurs comme pour le pire, le pire étant celle de la posture articulée à une logique de marché. Pour l’illustrer en forçant un peu le trait, la transgression de Gina Pane, de Gasiorowski ou de Serrano me semble en parfaite dissymétrie avec celle de Damien Hirst, de Cattelan ou même Delvoye [4]. Mais ce n’est pas dans cette discussion que je souhaite aller aujourd’hui. Il ne s’agissait que de poser un horizon de réflexion.

Deux événements artistiques ont marqué la fin de l’année 2011 en France : d’abord la destruction d’une œuvre d’Andres Serrano, ensuite la violente interruption d’une pièce de Romeo Castellucci. Tout en rappelant ces faits, je dois préciser que je n’ai vu ni l’exposition Serrano ni la dernière pièce de Castellucci, mais mon propos tente de déplacer cette impasse, celle de l’expérience manquée et remplacée par une précise documentation extérieure (revue de presse, captations vidéos, entretiens des artistes et des protagonistes).

Rappel des faits :

C’est d’abord la destruction de l’œuvre de Serrano, Piss Christ, photographie de 1987 représentant un crucifix immergé dans un fluide composé de l’urine et du sang de l’artiste, avec un travail d’éclairage rappelant celui des peintures classiques. Le 17 avril 2011 au cours de la rétrospective Serrano dans l’hôtel de Caumont qui abrite la collection Lambert à Avignon, un groupe d’extrémistes catholiques pénètre dans le lieu, armé de marteaux. Deux photos sont vandalisées et détruites.

C’est ensuite la perturbation des représentations parisiennes de la pièce de Romeo Castellucci de Sur le concept du visage du fils de Dieu. A partir du 20 octobre 2011, la première représentation au Théâtre de la ville est violemment interrompue par un groupe d’extrémistes chrétiens issu des mouvances royalistes et d’extrême droite, sous l’influence de l’association Civitas qui agissait déjà à Avignon avec l’Agrif, association catholique radicale particulièrement active depuis ses actions incendiaires le 23 octobre 1988 contre le cinéma parisien l’Espace Saint Michel qui diffusait La Dernière tentation du Christ de Martin Scorsese.

Ces deux événements, largement rapprochés par la presse, s’inscrivent dans une montée des agissements extrémistes de groupes religieux et leurs relations complexes avec les formes artistiques, en résonance avec une concurrence des religions et des extrémismes. Mais c’est sur le territoire français, et pas ailleurs, qu’ont lieu ces actes. Une action bien française, en quelque sorte. Outre le terme de « christianophophie » scandé devant le Théâtre de la ville et sur le plateau de ce théâtre, l’enjeu idéologique et esthétique est celui de « blasphème ». L’énoncé « blasphème » devient, ou plus exactement, redevient une catégorie articulée à l’art [5]. Tant qu’il s’agit de manifester son mécontentement (comme prier devant un lieu d’exposition ou de spectacle), on est dans un geste politique et religieux qui appartient à la liberté d’expression. Je n’apprécie pas cet usage de la liberté mais il me semble appartenir raisonnablement à la sphère de l’expression publique que notre république laïque doit défendre. En revanche, attaquer concrètement une œuvre : l’interrompre et la détruire, c’est à la fois une question politique, idéologique et esthétique.

Il faut pourtant rapporter ces faits à quelques éléments antérieurs pour percevoir les ramifications du débat. En 2002-2003, trois publications indiquent intérêt et des crispations : le livre de Catherine Grenier en 2003 L’art contemporaine est-il catholique ? Auparavant, L’Eglise et l’art d’avant-garde. De la provocation au dialogue [6] est un dialogue entre un acteur du monde l’art, Gilbert Brownstone, et un homme d’Eglise, Monseigneur Albert Rouet (avec Préface de Monseigneur Gilbert Louis, postface de Robert Pousseur). Ce livre cherche à interroger depuis les questions catholiques des formes artistiques contemporaines. En réponse critique s’oppose l’année suivante L’Eglise de France dans le piège. Quand « l’art d’avant-garde » supplante l’art sacré [7] d’André Bonnet et de Guy Faivre d’Arcier. Le petit volume est une contribution critique : elle dénonce les propos du livre Brownstone-Rouet, critique des idées, du point de vue, dénonciation des exemples artistiques et des reproductions comme un « blasphème scatologique » et enfin dénonciation du silence général de l’Eglise à quelques exceptions près. Dans les chapitres de ce texte, Serrano et Duchamp tiennent une place importante.

Un exemple argumentatif autour de l’art abstrait dans un chapitre intitulé « le Beau, chemin de transcendance »

« Examinons l’art abstrait au regard de ce que nous venons de définir [la relation entre l’esprit et la qualité spirituelle de la forme comme véritable art car ouvrant la Révélation : « Cette spiritualité présente dans une œuvre d’art explique que le beau touche notre âme » p. 46-47]Il s’est délibérément coupé du beau charnel ; il prétend accéder à des hauteurs plus pures en se privant de la forme inférieure du beau. C’est de l’angélisme et de l’intellectualisme ; un mépris de la création et du concret. Ce mépris est incompatible avec la vision chrétienne du monde. Il est dans l’ordre que nous, créatures, pour atteindre le beau surnaturel, nous passions par le beau charnel ; nous ne saurions mépriser la création sans mépriser le Créateur ; et le Christ s’est fait créature, Il s’est fait chair. » p. 47

Plus loin dans les annexes (annexe 7), les auteurs reproduisent des extraits « La position de Mgr Cattenoz. Achevèque d’Avignon, le 10 mai 2003 » en signalant au préalable que ce texte « lui a d’ailleurs valu une critique directe de la part de « La Vie » dans son édition du 22 mai 2003. Ce journal n’hésite pas à sous-entendre que l’archevêque d’Avignon relai les « lobbies intégristes et du Front National » » (p. 79)

Dans ce texte, il commence à louer la période de Carême et les fêtes pascales, l’action des prêtres pour accompagner baptêmes, mariages ou deuils. Il se dit ensuite bouleversé par devant les formes du mal et du péché. Il s’émeut de la guerre en Irak et immédiatement après, dans le même paragraphe dénonce les 250000 avortements annuels en France comme « 250 000 crimes, vous comprenez. » 80. Plus loin, dans son texte, il dénonce nommément le livre « L’Eglise et l’art d’avant-garde. De la provocation au dialogue » et ses illustrations comme ne pouvant « conduire à percevoir la transcendance du Beau. » 81. Texte intégral publié dans « La Nef », « l’Homme Nouveau » et « Chrétiens dans la Cité »


C’est le même qui au moment de l’exposition d’Avignon dénonçait, avant sa destruction le Piss Christ de Serrano et demandait son décrochage. Il est ici dans son rôle. Mais il demandait également « une table ronde avec la mairie, les responsables de l’exposition et les francs-maçons (…) Comme ils sont cachés, je ne peux pas les voir mais je me demande s’il n’y a pas une corrélation avec la franc-maçonnerie. (…) Je constate que là où les francs-maçons sont nombreux, les actes antichrétiens sont également nombreux. » (extraits d’un entretien paru dans « Nouvelles de France », le 17 avril 2011.

Voilà pour l’horizon intellectuel dans lequel s’ancre ces deux événements artistiques et politiques. La teneur idéologique et esthétique est donc particulièrement importante.

Quelle trame de pensée et d’enjeu esthétique peut-on tenter de trouver dans ces affaires ?

Je ne m’interrogerai évidemment pas sur la question du blasphème à proprement parler car ce serait intégrer une logique chrétienne a priori. En revanche, quels sont les termes qui conduisent à cette logique énonciative, les termes esthétiques ?

Je verrai deux éléments appartenant au champ esthétiques :
 
la question de la représentation picturale qui travaille les deux cas Serrano et Castellucci
 
la question de la théâtralité qui participe d’une hystérisation chrétienne liée à mon sens à la complexe histoire de l’Eglise avec le théâtre. Le théâtre est fondamentalement un principe subversif des dogmes chrétiens, expliquant une longue histoire de condamnation.

Un troisième, essentiel, touche au principe chrétien du corps du Christ et des enjeux redoutables de la corporéité du Christ, de la nature corporelle de Jésus. De cette corporéité découlent d’immenses questions comme celles de sa chair, des désirs propres de Jésus, de son sexe, de sa sexualité (de leurs représentations) et également des données corporelles du Christ comme l’urine, le sperme ou la matière fécale qui posent de terribles questions au dogme chrétien. Le débat autour du blasphème repose essentiellement là-dessus. Parfois, il se pose sur des termes de pure provocation (parfois salutaires : je pense à la parodie de la Cène des vêtements Girbaud (les hommes étant remplacés par des femmes… mais cette image vient après la photographie de Sam Taylor-Wood, image d’une Cène dans laquelle le Christ est une femme au torse nu [8]), parfois moins avec les publicités Benetton… mais dans les deux cas, la provocation est articulée à une visée commerciale, donc largement suspectes et manquant de crédit). D’autres fois les enjeux sont plus denses, et les réactions plus violentes : Je vous salue Marie de Godard en 1985, La dernière tentation du Christ de Scorsese en 1988. Les enjeux sont articulées à cette question du corps dans le dogme chrétien. C’est la raison pour laquelle je mets à part Amen film de Costa-Gavras en 2002 qui interroge et dénonce l’institution et non des questions liés à la théologie de l’Incarnation qui sont en revanche le terrain artistique de Serrano et de Castellucci.

Serrano est à la croisée des chemins car le crucifix n’a pas seulement une valeur sémiotique. Il appartient également au commerce de l’Eglise. Le discours est de ce point de vue double. Mais la question des fluides (urine et sang) renvoie très directement à la question de la corporéité du Christ en croix.

Le dispositif de la pièce de Castellucci intensifie ces enjeux et se place délibérément dans ces questions de chrétienté. Qu’il le fasse en chrétien ou non est un autre problème qu’il ne m’appartient pas de trancher. En revanche, le double dispositif visuel et scénique, et leur interaction, est au cœur d’une interrogation théologique et esthétique par une dialectique artistique : l’esthétisation du théologique posant à la fois des questions de sa propre désesthétisation et les termes d’un retournement du théologique. Je m’explique. Le fond du plateau est constitué par une immense reproduction recadrée sur le visage d’un tableau du XVème siècle d’Antonello da Messina (1430-1479). Le tableau original s’intitule Salvator Mundi (« Le sauveur du monde ») et représente le visage du Christ. Le Salvator Mundi, même avec un recadrage qui efface la main droite qui bénit dans le cas qui nous occupe, est un discours eschatologique, sans doute pas celui, cosmique, de la fin du monde, mais individuel, la mort de l’homme. Le regard du Christ de Messina renvoie à une eschatologie individuelle, celle de l’homme, celle d’une vie après la mort. Dans la pièce de Castellucci, cette immense reproduction a une double fonction : c’est un regard sur l’action, et un regard sur les spectateurs, une manière d’inscrire une boucle, une implication et une interrogation sur la nature même de ce regard. Mais avant même d’en venir à l’action, il faudrait tout de même soulever l’enjeu du titre qui me semble avoir des implications théologiques presque plus fondamentales que l’action dramatique. Sur le concept du visage du fils de Dieu (Sul concetto di volto nel figlio di Dio). Le choix du terme italien « volto » n’est pas indifférent car il inscrit ce visage sur un horizon chrétien (le volto santo… plutôt que faccia, ou viso). Mais la question abyssale que je me contenterai de soulever est : le visage du fils de Dieu peut-il être un concept ? Quel est l’enjeu de ce titre ? Que déplace-t-il ? Il me semble y avoir là de brûlantes interrogations qui ont été évacuées par les iconoclastrolâtres chrétiens du jour.

Que voyait-on sur le plateau, sous le regard de ce Christ ? Un père et son fils. Castellucci à Avignon a souligné qu’il s’agissait d’abord d’une histoire d’amour entre les deux hommes. Le père, malade, se vide, littéralement sur scène. L’homme est malade, mourant, incontinent. Il souille son lit, il souille la scène de ses diarrhées interminables. Le fils aide, secoure, s’épuise, se réfugie près du visage du Christ. Mais le fils soigne, accompagne la mort à l’œuvre, et l’abîme de la matière. La matière humaine est clairement excrémentielle. Il ne s’agit ni de dire que l’homme ou le visage du Christ, c’est de la merde. Non, il s’agit de travailler la matière humaine à partir de cette matière qui entre toutes est forme de l’homme. L’écoulement excrémentiel est ici écoulement du temps et de vie.

La question excrémentielle est centrale pour comprendre l’hystérisation catholique car elle est d’un point de vue théologique centrale. Il me semble que les œuvres évoquées de Serrano et Castellucci sont de véritables espaces d’interrogation non seulement de la condition humaine, de la condition humaine dans une culture catholique mais également de profonds questionnements sur un épistémé théologique, la matière fécale étant ici une donnée essentielle du problème et du scandale. Le terme « blasphème » n’est qu’un signe, il cache le symptôme d’une interrogation plus profonde qui fait vaciller les certitudes et les piliers. La violence des réactions sectaires est à la mesure de la puissance du questionnement. C’est parce qu’il y a ici des enjeux fondamentaux qu’il y a des réactions aussi radicales qu’inscrites dans une longue tradition. Mais comme je le disais en préambule, l’approche des deux artistes me semble plus relever d’une pensée du tragique, sinon d’une pensée tragique que d’une approche ironique au sens critique que j’ai développé… même si l’on peut voir chez Serrano une dimension ironique dans la critique de l’industrie de la marchandise religieuse, mais question rapidement débordée par cette question du corps et de l’Incarnation christique.

Je voudrais donc élargir le propos en m’appuyant sur un écrivain du XVIème siècle pour à la fois tracer une généalogie des problèmes soulevés et envisager une dynamique ironique. Il s’agit de François Rabelais. Il s’agit du Quart Livre, dernière œuvre signée et publiée du vivant de l’écrivain, œuvre dans laquelle la scatologie et la religion ont une place déterminante.



Une généalogie


L’œuvre de Rabelais est au XVIème siècle une œuvre insoumise, et donc particulièrement scrutée par les autorités politiques et religieuses : Pantagruel (1532) comme Gargantua (1534) ou Le Tiers Livre (1546) sont interdits par la Sorbonne. Les livres de Rabelais sont dans les listes des livres censurés. Les livres sont condamnés pour obscénité et blasphème, pas pour hérésie. La nuance est d’importance car elle permet immédiatement de tordre le cou à de vieilles lunes : Rabelais est catholique, son œuvre l’est également. Rabelais appartient au courant renaissant évangélique gallican, à la fois critique de la papauté et des excès schismatiques des protestants. La tentative de censure est semblable pour l’édition de 1552 du Quart Livre. Le volume paraît avec le « Privilège du roi ». Mais les théologiens de la Sorbonne tentent de stopper la parution du livre. Le Parlement suspend pendant quinze jours cette publication. En vain. Le livre est un grand succès, même si l’œuvre et la personne de Rabelais sont attaqués par l’époque et ses radicalités religieuses.

En quelques mos, le Quart Livre se présente en apparence comme une continuation du Tiers Livre. Le point de départ s’annonce comme une suite du précédent volume qui s’interroge sur l’éventualité d’un mariage pour Panurge et de son probable cocufiage. Après maintes conseils infructueux, Pantagruel et Panurge décident de partir à la recherche de l’oracle de la Dive Bouteille pour trouver réponse à cette question qui est finalement celle du libre arbitre. Le Quart Livre s’envisage d’abord comme un voyage, une odyssée vers cet oracle. Mais le thème initial s’efface rapidement au profit du seul voyage et des rencontres d’îles en îles, occasion pour Rabelais de dénoncer les dérives du monde au travers des personnages et des civilisations rencontrées. La scatologie occupe une place particulière dans cette œuvre, non seulement parce qu’elle parcourt l’ensemble du texte de manière extrêmement varié mais également parce qu’elle pose des enjeux esthétiques, philosophiques et idéologiques : le thème scatologique participe dans le Quart Livre d’une écriture humaniste et comique, elle pose des questions essentielles liées au corps, à la médecine (ne jamais oublier que Rabelais est médecin) et permet de développer dans le Quart Livre une véritable diététique humaniste. Elle est enfin un enjeu pour penser la relation de la pensée rabelaisienne à la religion qui, je le rappelle, parcourt et structure l’œuvre d’un Rabelais engagé dans les débats religieux de son temps, manière aussi de prendre distance avec les raccourcis de Jean Clair dans De Immundo [9]

Je prendrai et développerai un seul exemple tiré du Quart Livre. Il se situe dans l’ensemble situé sur l’île des Papimanes, l’île des adorateurs du Pape lesquels considèrent le Pape comme « Dieu en terre ». Ainsi les Décrétales (c’est-à-dire les décrets du Vatican) sont-ils vénérés comme une Bible. Une peinture du pape est également objet d’une adoration frénétique par le maître des lieux, Homenaz.


Guy Demerson dans L’esthétique de Rabelais propose d’autonomiser la sphère esthétique rabelaisienne de la question du sacré, sans doute afin d’éviter les discours trop univoques. Cependant autonomie ne signifie pas coupure. Aussi peut-on envisager la question scatologique articulée au sacré, de manière à reprenser la tension entre un principe matériel et un principe immatériel. La scatologie, relevant du bas et de l’immonde, s’oppose au divin, l’organique se heurte à l’épiphanique. La merde est la matière, la matière qui, par excellence, ne peut pas se faire oublier comme matière.


A contrario, la Renaissance catholique romaine refuse le corps animal de l’homme, lui préférant un angélisme de la nature humaine. L’idéal chrétien vise un effacement du corps. L’esthétique renaissante vise à représenter un corps idéal et la possibilité d’une nature humaine sans culpabilité, l’innocence primitive d’un corps sans honte. Mais on sait aussi combien la peinture de l’époque, lieu de grande question théologique s’est heurté au poids de l’idéologie de l’Eglise. Il y a cependant tension au XVème et XVIème siècle entre le corps glorieux du Christ, par exemple, et son « humanation » sexuée pour reprendre l’expression de Leo Steinberg et sa démonstration dans La sexualité du Christ dans l’art de la Renaissance et son refoulement moderne [10]. Emerge à cette période un nu artistique qui s’autonomise et prend une valeur esthétique propre face aux préoccupations religieuses. Dès lors la présence trouble et sexuée du corps menace la méditation religieuse et cristallise une tension entre un attrait profane (esthétique et sexuel) et un enjeu pour le sacré [11]


La théologie de l’Incarnation pose entre autre ce problème : qu’est-ce que le corps du Christ ? Un invisible divin, le visible d’une incarnation. Ce qui relie les deux, c’est le récit (et plus tard la représentation). Ce qui, pour un croyant, l’élève en mystère et en force, en oxymore (visibilité d’un invisible), c’est la foi. Sans elle, on reste au niveau du récit. L’incarnation du Christ, c’est le lieu de l’image. Mais on est dans la distance. En revanche, la communion est relation directe avec la chose, et non l’image. Ces enjeux me semblent posés avec les Décrétales, Homenaz et la l’iconolâtrie papimâne.

Au chapitre 49 du Quart Livre, la question est celle de l’estomac vide et du jeûne. Tous les compagnons de Pantagruel descendus sur l’île des papinâmes ont faim. D’où la plaisanterie grivose de Panurge (con-fesser/consentons) et surtout la blague finale de Frère Jean autour de la longueur de la messe : « troussez la court de paour qu’on ne se crotte, et pour aultre cause aussi, je vous en prye. » [12]

(« troussez court cette messe, de peur qu’elle ne se crotte, et pour quelque autre raison aussi, s’il vous plaît » François Rabelais, Le Quart Livre, translation Guy Demerson, Paris, Point-Seuil, 1997, p. 375)

Cette image signifie de manière traditionnelle « de peur qu’elle ne se salisse » et est employée à propos d’un manteau long pouvant traîner dans la boue.

Nous avons donc une association classique entre fiante et terre, terre boueuse. (Carêmeprenant est « breneux et hallebrené »).

Mais on peut, en remontant un peu dans le texte, faire résonner autrement le texte (en s’immisçant également dans le « pour aultre raisons » aussi équivoque).

Le contexte est celui de l’estomac vide alors qu’une messe commence et que Homenaz a évoqué l’idée d’une confession suivie d’un jeûne supplémentaire. Or les pantagruélistes ont faim. Ils vont assister à une messe « basse et seiche » c’est-à-dire une messe rapide et sans eucharistie. Or Frère Jean évoque l’idée d’une messe eucharistique dans son propos : « si d’adventure il nous chante de Requiem je y eusse porté pain et vin par les traictz passez » [13] (si « par hasard, il nous chante quelque Requiem, j’y aurais porté le pain et le vin par les traits passés » translation Demerson, p. 375). Il évoque donc une eucharistie avec une offrande de pain et de vin selon la tradition ancienne. Le désir de Frère Jean est d’abord désir de nourriture, moins de religion. Il est dans son rôle. Le thème de la nourriture est articulé à une cérémonie mortuaire via le Requiem, puis le jeu de mots « traictz passez » (les notes de Demerson, Defaux et Huchon, auteurs de différents éditions de Rabelais vont dans le même sens pour dire que ces pratiques eucharistiques étaient liées aux cérémonies mortuaires).

Quel rapport avec la scatologie ?

La concomitance entre
 
Eucharistie absente mais évoquée
 
Le pain/le vin
 
L’estomac : sac digestif
 
La crotte finale + « aultres raisons »


Il semble qu’il y ait ici faisceau de sens plus qu’excès herméneutique : d’abord parce que les chapitres précédents ont, à plusieurs reprises, rapproché fiente et religion ; ensuite parce que la suite du Quart Livre permettra de reprendre cette question.

1.
L’Eucharistie est un pilier du christianisme. C’est la communion par laquelle est perpétuée le sacrifice du Christ. Elle est mystère fondamental où se partage littéralement le corps et le sang de Jésus (et bien sûr son âme également dans la cérémonie). C’est ce qu’on appelle la transsubstantation : vivre dans le pain et dans le vin cette relation sacrificielle : les aliments deviennent une autre substance. Mystère donc de l’Eucharistie. Ce dogme est radicalement contesté par les protestants.
2.
L’Eucharistie pose un autre problème de substance aux catholiques. Ce corps-pain, ce sang-vie suit une autre transformation. Peut-on transformer en crotte l’eucharistie ? : question tout à fait cruciale pour l’Eglise. Les tenants du stercoranisme (mouvement incertain du Moyen-Age) pensent que l’hostie suit le cours de la digestion alors que la doxa catholique est de dire que la présence de Jésus disparaît avec la digestion. Cette question hautement problématique est remise au goût du jour par les protestants.

Dans cet épisode du Quart Livre, c’est questions surgissent mais in absentia, ce qui permet de jouer les zones d’incertitudes :
 
il n’y a pas d’Eucharistie dans cette messe
 
les estomacs sont vides

Mais ces questions qui arrivent par le petit bout de la lorgnette semblent bien prendre une plus grande épaisseur dans les chapitres qui suivent autour de Homenaz : Au chapitre 51, Homenaz évoque les Décrétales comme seule et unique lecture :

« quand sera ce don de grâce particuliere faict es humains, qu’ilz désistent de toutes aultres estudes et neguoces pour vous lire, vous entendre, vous sçavoir, vous user, pratiquer, incorporer, sanguifier et incentricquer es profonds ventricules de leurs cerveaults » [14] 1133

(« quand accordera-t-on aux humains ce don de grâce particulière qui leur ferait abandonner toutes les autres études et affaires, pour vous lire, vous entendre, vous connaître, vous mettre en œuvre et en pratique, vous incorporer, transformer en sang, et vous faire pénétrer au plus profond des ventricules de leurs cerveaux » translation Demerson, p. 385)

Le terme « incorporer » n’est évidemment pas indifférent. Mais ces écrits ne sont pas parole de Dieu. Les décrétales appartiennent au droit canonique. Le statut du texte est donc largement outré. Le texte souligne le refus rabelaisien de la divinisation des décrétales, ces paroles de papes. Cela passe par Epistémon, philosophe et compagnon de Pantagruel. C’est le moment où il annonce sa sortie de table. Il va marquer son refus par la scatologie. Il se lève et dit à Panurge :

« Faulte de selle persée me contrainct d’icy partir. Ceste farce me a désbondé le boyau cullier  : je ne arresteray gueres. » [15]

(« Faute de selle percée, je suis obligé de sortir d’ici. Cette farce m’a débouché le boyau du cul : je tarderai guère. » translation Dermerson, p. 385)

Double sens de la « farce »
 
c’est à la fois la nourriture ingurgitée au cours du dîner (question donc de digestion)
 
la scène pathétique à laquelle assiste Epistémon qui n’en peut plus.

Allez fienter est ici une marque de refus intellectuel, une manière de signifier ce à quoi on assiste : bren, bren, bren.

Par ailleurs, Epistémon est celui qui, des trois grands animateurs scatologiques (avec Panurge et Frère Jean), et à la différence radicale de Panurge, est dans la maîtrise de ses sphincters (et donc de lui-même). Partir de la sorte signifie obliquement, mais précisément ce qu’il pense. Le ressort de cette opposition est scatologique.

Ce moment critique qui repose sur des considérations théologiques fondamentales passe par la satire scatologique. Le choix de l’image et du terme dans « de paour qu’on ne se crotte » ne sont pas anondin. Ils s’inscrivent dans un réseau de signification puisque le chapitre suivant est consacré aux conséquences des Décrétales sur les boyaux culliers et commence par le récit de Panurge autour de ses petites « crottes » de constipé.

Mais au-delà des usages satires, la scatologie chez Rabelais est également l’affirmer du corps comme lieu pour penser le monde. La scatologie devient alors une expérience de la médiocrité au sens renaissant du terme : c’est ce qui affirme une modestie et une modération ; c’est aussi ce qui permet de fonder une lecture satire et donc critique.. Le corps est un savoir qu’il ne faut pas rejeter, tant notre corporéité que la corruptibilité du corps. L’image scatologique finale et l’appel panurgique qui termine le livre sont une manière de retrouver l’esprit festif et libre des torche-culs contre les errances du temps pour penser le monde et envisager la perfection comme infinie. Les pantagruéliques n’atteignent à la fin du Quart Livre aucune sagesse définitive. A l’image du voyage, et de la lecture, c’est avant tout un chemin. L’ironie scatologique du Quart Livre ouvre alors le lecteur à une pensée claudicante et émouvante, joyeuse et critique, une pensée qui affronte le monde, mais en restant toujours une écriture ouverte sur le monde.



Une ligne de fuite


Je voudrais, avant de jeter une conclusion désabusée ouvrir une articulation entre Rabelais et Duchamp. Duchamp était lecteur de Rabelais. Il me semble qu’une interrogation sur cet aspect « Duchamp, lecteur de Rabelais » serait fructueuse pour prolonger l’œuvre de Duchamp. J’ai déjà eu l’occasion d’interroger la question scatologique chez Duchamp. Elle est en creux, mais elle y est fondamentale. Elle fonctionne par écho et obliques. Je renvoie à mon analyse « Duchamp, du poil & Cie » publiée dans Marcel Duchamp & l’érotisme [16]et à d’autres remarques inédites. Je voudrais inscrire le jeu sur le langage duchampien à partir de cette filiation. Il y a une relation au langage chez Duchamp qui renvoie aux lectures de Raymond Roussel ou de Jean-Pierre Brisset. Mais la filiation rabelaisienne me semble essentielle pour saisir conjointement la teneur ironique de l’œuvre duchampienne. Un exemple simple, un jeu de mot duchampien qui me semble être l’illustration éclatante de l’épisode des « paroles gelées » dans le Quart Livre. Que sont les paroles gelées ? ce sont littéralement des paroles de batailles qui ont gelées et que Pantagruel entend en passant avec son bateau au moment de leur dégel. Véritable mise en scène avant l’heure de la linguistique saussurienne, les navigateurs renaissants du livre entendent la cacophonie guerrière, sont en quête du sens de ce prodige et recherchent des « mots de gueule », autre facétie rabelaisienne (les mots de gueule étant des grossièretés).

Un cas duchampien, donc.

Duchamp joue avec le langage, cherche faussement une origine et multiplie les dérives. Il joue arbitrairement avec la valeur sémantique, sonore et graphique des mots. Son travail sur le langage aboutit à la discontinuité, au déchiquetage de l’énonciation et de la signification. Il déborde les marges vers un horizon inconnu où aucun sens n’est plus sûr, où tout devient indécidable (leçon des paroles gelées). Comme cela ne suffit pas, les jeux de langage duchampiens s’allient à une incertitude identitaire : le « je » qui énonce ces jeux de langage est un personnage trouble puisqu’il s’agit de Rrose Sélavy, personnage que j’ai envisagé selon la terminologie rabelaisienne de la coquecigrue c’est-à-dire à la fois la figure rhétorique de la boutade et l’idée d’animal chimérique, de forme imaginaire érotisée.

Que nous dit par exemple cette entité duchampienne :

« Rrose Sélavy et moi esquivons les ecchymoses des Esquimaux aux mots exquis. »

Il s’agit de mettre en évidence les procédés de liaisons et d’écarts avec lesquels Duchamp fait tourner le langage. Trois moments clés ici :
 
D’abord le passage de esquivons à ecchymoses  : c’est d’abord un travail sur les deux première syllabes, passage de [eski] à [eki]. On ne conserve pas la même structure phonétique mais le souvenir que l’on en garde. C’est un travail de malléabilité, de mobilité, de plasticité. On n’évite pas les chutes, notamment celle du S. Les changements phonétiques étant intervenus, le travail graphique peut commencer. Il faut donc trouver un terme qui commence par la sonorité [eki] qui s’écrive de manière radicalement différente du e-qui de esquivons. La trouvaille est formidable car le mot ecchymose est un véritable festival. Premier enjeu, le son [k] avec la lettre C et surtout son redoublement qui neutralise la chuintante [∫] que le C et le H ne formeront jamais. Ici, très clairement le H aspire au silence. Enfin l’écart graphique entre le I de esquivons et le Y de ecchymoses confirme cette évolution trouble. Duchamp se plonge dans toutes les éventualités qu’offrent les mots.
 
La deuxième évolution est triangulaire : au choc provoqué par l’évolution esquivons/ecchymoses se crée un troisième terme : Esquimaux. Le terme reprend de manière mimétique, comme un écho les deux précédents : Esquimaux reprend les deux premières syllabes de esquivons. Mais la stricte équivalence serait trop simple. Un geste de pure ironie vient inscrire un écart radical puisque le mot Esquimaux commence par un E majuscule. Ce terme est également formé des dernières syllabes de ecchymoses. Une fois de plus les modifications sont multiples, à la fois phonique et graphique. Pour aller de [MOZ] à [MO], on constate :
1.
une modification phonique avec la chute du [Z] final
2.
une modification graphique du son [O] : passage de O à AU
3.
une distinction graphique pour la marque du pluriel, passage du S au X
 
Dernière évolution : une lecture palimdromique modifiée du mot Esquimaux qui devient mots exquis. D’abord, la syllabe finale –MAUX du terme Esquimaux subit une double modification. MAUX se scinde en M/AUX permettant à AUX d’accéder à une autonomie graphique et sémantique, inaugurant la lecture de la dernière évolution, c’est-à-dire dans le AUX de aux mots exquis. Après le redoublement des sonorités en [O], le M de MAUX retrouve le son [O] mais avec une nouvelle graphie, créant le terme mots (qui a quasiment une valeur métacritique). Le jeu graphique est intéressant car on retrouve la graphie O après le AU, créant un véritable chiasme visuel O AU AU O. Le ESQUI subit également une modification : nous avons la vengeance du S sur le X. Le S prend désormais la place du X comme marqueur du pluriel des deux derniers termes. Aussi, ce déplacement laisse un vide : E (vide) QUI (+ un S de terminaison, marque du pluriel). Ce passage laisse une vacance que le X, chassé de MAUX devenu MOTS s’empresse de prendre et permet la création du terme exquis, écho paronymique de esquivons et Esquimaux. Dans cette bataille des pluriels, on constate une parfaite symétrie : S et S, puis X et X, et retour du S et S.

On comprend bien au travers de cette étude minutieuse et fantaisiste que Marcel Duchamp ne cherche pas à faire une phrase qui exprimerait quelque chose. Pas de primat du signifié. Ce qu’il explore et exploite, c’est la combinatoire des possibilités de langage. En ce sens, il de rapproche des questions soulevées par les paroles gelées de Rabelais, autre manière d’esquiver les Esquimaux et les mots exquis.



Conclusion

L’espace de pensée ouvert par Rabelais me semble éclairer à la fois les termes idéologiques du débat contemporain. Il trace une généalogie symbolique et indique également un écart radical. L’ironie à l’œuvre chez Rabelais, la démarche qui, selon moi, relève de l’inconciliation n’est sans doute plus d’actualité. Il y a bien quelque chose de la démarche critique de l’ironie qui s’est érodé. Les usages les plus réducteurs de la catégorie rhétoriques dominent. L’ironie est désormais mordante, vaguement aseptisée, et surtout interchangeable. Elle semble perdue dans des postures plutôt qu’un sens critique. Cependant, en prenant comme fil conducteur la question scatologique, il s’agissait pour moi d’éclairer des questions pour le contemporain. Les œuvres de Castellucci et de Serrano ne sont pas des œuvres sacrées, des œuvres relevant d’un art chrétien au sens où les lignes idéologiques les plus dogmatiques peuvent l’envisager. Mais, situées dans leur époque, utilisant les outils et les démarches artistiques du contemporain, appartenant pleinement au temps présent, ces œuvres ouvrent un champ qui est à la fois questionnement du chrétien et questionnement chrétien. Ce point de vue est évidemment troublant pour une société française équivoque et complexe car

1/ elle trouble violemment les franges les plus réactionnaires du catholicisme qui ne pense qu’à partir de dogmes millénaires ;

2/ elle trouble également le regard des laïcs et des séculiers, des athées et plus ancrés dans le contemporain (la catégorie est floue je le concède), regard donc qui doit constater la vigueur d’une présence artistique forte du religieux dans les formes contemporaines.

Ce trouble est-il de l’ordre de l’ironie ? Je n’en sais encore rien. Ce qu’il apprend en tout cas, c’est à pratiquer d’autres écarts et à résister à une logique agrégative d’évidences accumulées au nom de la doxa, fût-elle du contemporain : la dimension transgressive du scatologique n’est par exemple pas l’apanage du moderne ou du contemporain. Il en va de même pour sa valeur critique. C’est pourquoi à ce stade, avec une pointe de provocation, je me demande s’il ne faudrait pas envisager la scatologie comme une vertu morale, mais une morale de second degré, celle d’une ironie reçue en héritage direct de Socrate c’est-à-dire une ironie qui ne serait pas une simple figure rhétorique mais un enjeu de pensée : pensée de la surprise et de l’oblicité, pensée d’un écart qui produit du commun, comme c’est le cas chez Rabelais, et paradoxalement, peut-être également chez Castellucci et Serrano.


[1Sébastien Rongier, De l’ironie. Enjeux critiques pour la modernité, Klincksieck, 2007.

[2Maurice Merleau-Ponty, Eloge de la philosophie, Paris, Folio-Gallimard, 1989, p. 59-61.

[3Daniel Payot, Anachronie de l’œuvre d’art, Paris, Galilée, 1990, p. 159.

[4Malgré des pièces passionnantes, l’artiste peut aussi dans ses interrogations comme dans ses pratiques être neutralisé par l’industrie quand il la fréquente de trop près. Voir Sébastien Rongier « Le rire scatologique est-il soluble dans la publicité ? (Sur Wim Delvoye) », Humoresques, numéro 22, « Rires scatologiques », juin 2005

[5Voir à ce sujet Catherine Grenier, L’art contemporain est-il chrétien ?, Nîmes, Editions Jacqueline Chambon, 2003. Cette synthèse des formes artistiques contemporaines montre l’importance de la question et la variété des pratiques et des œuvres qu’on ne saurait réduire à la simple catégorie du « transgressif ».

[6Gilbert Brownstone et Monseigneur Albert Rouet, L’Eglise et l’art d’avant-garde. De la provocation au dialogue, Préface de Monseigneur Gilbert Louis, postface de Robert Pousseur, Paris, Albin Michel, 2002.

[7André Bonnet et Guy Faivre d’Arcier, L’Eglise de France dans le piège. Quand « l’art d’avant-garde » supplante l’art sacré, Le Dossiers de France Demain, Paris, Concep, 2003.

[8L’exposition et son catalogue Corpus Christi. La représentation du Christ en photographie 1885-2002 (sous la dir. de Nissan N. Perez, Paris, Marval, 2002) nous apprend qu’il existe dès le début du XXème siècle un tradition de la photographie du Christ en croix représenté par des femmes nues.

[9Jean Clair, De Immundo, Paris, Galilée, 2004.

[10Leo Steinberg, La sexualité du Christ dans l’art de la Renaissance et son refoulement moderne, Traduit de l’anglais par Jean-Louis Houdebine, Paris Gallimard, 1987.

[11Voir à ce sujet Nudité sacré. Le nu dans l’art religieux de la Renaissance, entre érotisme, dévotion et censure, sous la direction de Elise de Halleux et de Marianne Lora, Paris, Publications de la Sorbonne, 2011.

[12François Rabelais, Le Quart Livre, édition Gérard Defaux, Paris, La Pochothèque-Le Livre de Poche, 2011, p. 1125

[13François Rabelais, Le Quart Livre, Ibidem.

[14François Rabelais, Le Quart Livre, Ibid., p. 1133.

[15Ibidem.

[16Sébastien Rongier, « Duchamp, du poil & Cie », dans Marcel Duchamp & l’érotisme (sous la direction de Marc Décimo), Dijon, Les presses du réel, 2008.