Accueil > Articles > 2016 > Le Général Instin. Les vies multiples du littéraire

Le Général Instin. Les vies multiples du littéraire

samedi 4 décembre 2021, par Sébastien Rongier

Colloque international « Internet est un cheval de Troie : la littérature, du Web au livre », 10 et 11 mars 2016, Université Jean Moulin Lyon 3, organisé par Gilles Bonnet (MARGE). Communication : vendredi 11 mars : « Le Général Instin. Les vies multiples du littéraire. »

Ils ne sont donc pas si nombreux les colloques authentiquement amicaux et chaleureux. Celui qu’avait organisé Gilles Bonnet avait été de ceux-là.

Le Général Instin, les vies multiples du littéraire




Ce qui force à penser, c’est la rencontre. Cette intuition deleuzienne que l’on peut lire dans Différence et répétition [1] est au cœur de l’aventure du Général Instin. Car, au travers d’une rencontre hasardeuse, se déplie une expérience esthétique contemporaine qui déplace les lignes d’écritures et permet de penser les relations éditoriales entre le numérique et le papier selon des rapports de multiplicité. L’immense work in progress que constitue l’aventure collective du Général Instin répond à une logique d’écriture qui ne scinde pas les champs ni les espaces de création. Sans doute est-ce d’un trait caractéristique d’un contemporain littéraire qui s’invente dans l’imbrication des formes éditoriales, et non leur séparation.


Origine du Général Instin : généalogie du manque

Le Général Adolphe Hinstin (1831-1905) est un militaire de l’armée française de la fin du XIXe siècle. Son unique connexion notable avec la littérature, avant le XXIe siècle numérique, est son frère Gustave qui fut professeur d’Isidore Ducasse (Lautréamont lui dédicace ses Poésies). Il faut attendre 1996 pour que l’écrivain Patrick Chatelier, découvrant au cimetière du Montparnasse un mausolée décrépit, s’arrête devant l’image du militaire, effacée par la détérioration des matériaux chimiques de la photographie, image trouble de disparition du disparu lui-même. Étonné, troublé par cette rencontre, Patrick Chatelier s’empare de cette figure et décide de lui donner une vie littéraire. Il commence par lui donner une nouvelle identité en supprimant le « H » initial du nom. Il devient donc le « Général Instin ». Le projet de Chatelier n’a pas été d’écrire une histoire du Général, mais de proposer une écriture collective du Général Instin, une écriture collective et plastique ouverte à toutes les propositions, comme s’il s’agissait d’un manque à combler, d’une absence à signifier.

Dans un essai récent intitulé Théorie des fantômes [2], j’envisage la figure du fantôme comme la trace d’un mort, d’un disparu, une apparition rendue possible par le récit et notamment par l’image. Pour témoigner, pour faire récit, le fantôme doit trouver une forme, faire image. Ce que le fantôme forme d’abord, ce sont des corps d’apparition, des corps incertains, infiniment dialectiques et négatifs, des ombres d’où naissent les récits et les œuvres de l’art. Le fantôme qui fait image ou fait récit ne produit pas seulement un dispositif de mémoire, c’est plus essentiellement un acte esthétique. En ce sens, la photographie rongée du cimetière du Montparnasse est un effacement qui convoque une légende, une fantaisie militaire appelant un récit perdu. C’est la généalogie du manque qui ouvre l’aventure d’écriture. Chaque geste d’écriture, chaque acte artistique qui se saisit de la figure du Général Instin est une manière de donner forme à ce fantôme, de donner corps à ce manque.

Au départ, il y a donc un Général de l’armée française. L’ensemble des textes, œuvres et interventions qui composent à ce jour le nom Général Instin, écrit sans « H » initial, peut se concevoir comme une biofiction, au sens où Alexandre Gefen interroge les formes d’écriture littéraire du biographique. Avec Instin, il ne s’agit plus de biographie, mais de fiction biographique, d’invention à partir d’une figure, ou plus exactement, d’une figure en état de manque. La biofiction instinienne vient ébranler la frontière entre fiction et non fiction. Le projet Instin s’inscrit dans une perspective contemporaine de l’invention d’une vie comme le décrit Alexandre Gefen :

« Pour le moment contemporain, écrire une vie, même au prisme du langage littéraire, c’est refuser une métaphysique de la condition humaine et une ontologie substantielle du sujet, pour arriver à penser la dispersion de l’identité, c’est interroger, incessamment et sans ménagement, par le risque de la fiction, nos rêves d’insularité comme l’ambition normative de nos discours. » [3]

Ce que l’expérience d’écriture du Général Instin nous montre, c’est d’abord un renversement des normes par le commun, ouvert grâce au numérique notamment. C’est un risque de l’ouverture et de la multiplicité que le projet porte, le risque esthétique de la fiction.


Situation d’écriture : une expérience plastique

Quelles sont les formes que prennent les interventions autour de cette figure fictionnelle. Elles sont multiples. Elles ne se réduisent pas à une simple matière littéraire, une simple accumulation de textes autour de la figure manquante du Général. La proposition ouverte par Patrick Chatelier prend et agrège toutes les formes (écriture, performance, danse, théâtre, arts plastiques, street art, musique, photographie, happening, et d’autres encore). L’expérience littéraire du Général Instin n’est sans doute pas unique. Instin n’invente évidemment pas l’écriture collective, le déplacement des formes et leurs interrelations. En revanche, la durée dans laquelle s’inscrit le projet lui donne une épaisseur et une dimension rare sinon inédite.

Sans doute le numérique participe-t-il de cette durée. Car la vie numérique qu’a prise le Général Instin à partir de 2007 sur remue.net (sous la forme d’un feuilleton ouvert d’abord, puis d’un mini site interne [4]) explique sans doute cette durée, manière d’aller contre l’idée toujours répandue du numérique littéraire et de la forme brève et de simple actualité. Le numérique apparaît ici comme un nœud, un espace ouvert qui concentre et diffuse en même temps. En effet, le numérique, du blog au site, en passant par les réseaux sociaux, accueille et reçoit. Pour l’écriture du Général Instin, c’est un espace d’expérimentation qui repose sur un principe de mouvement et de prolifération. Un des effets les plus surprenant est peut-être la production d’un commun, non pas d’une communauté, même littéraire, mais la production d’un point de rencontre partagé ouvrant un dialogue artistique. C’est bien ce commun qui crée les interactions entre le réel et le virtuel (si l’on conserve encore un peu ces catégories et ces distinctions). C’ que le Général Instin produit, c’est un mouvement infini, un incessant va-et-vient entre réel et virtuel, créant un espace d’interactions qui abolit ces frontières supposées. En effet, réfléchir sur l’écriture du Général Instin, c’est nécessairement faire tenir ensemble des expériences du numériques et des formes inscrites dans nos villes, dans nos espaces culturels et artistiques. La vie numérique du Général Instin est indissociable des festivals créés autour de cette figure. Le Général Instin a également été en résidences d’écriture. Des rencontres et des lectures ont été organisées autour de lui, tout comme des expériences plastiques, musicales, ou encore théâtrales. En ce sens les livres Général Instin dont je vais parler confortent cette logique de réseau plus qu’ils ne l’abolissent.

Un cas exemplaire peut retenir l’attention rencontre-compte de cette mobilité artistique, celui du street-artiste SP-38. Ce dernier sillonne les continents du globe et colle dans le monde entier des affiches portant la simple inscription « Instin ». Ces affiches collées de la « campagne Instin » [5] sont souvent photographiées et réinjectées dans le circuit numérique via les sites et les réseaux sociaux. Mais ce qu’il est plus important d’envisager, c’est le mode de déplacement, la manière dont la fiction envahit littéralement le réel. Cette logique de réseau international de SP38 ne vient pas subvertir le réseau numérique mais l’approfondir.

Ce que l’aventure Instin montre c’est d’abord une expérience de la plasticité de l’écriture numérique, au sens où Catherine Malabou définit la plasticité comme une « structure différentielle de la forme » [6]. La plasticité est ici le trait général de la malléabilité, un espace de tension qui fait tenir ensemble l’hétérogène.

Le terme est esthétique. Son sens original renvoie à l’art du sculpteur, au modelage. Le plassein grec signifier « modeler ». La question est d’abord artistique. Les termes grecs plassein, plasma, plastes ou plastikos désignent l’art de façonner et de former. C’est « ce qui est susceptible de recevoir comme de donner la forme » [7]. Partant de ce constat, la philosophe Catherine Malabou éclaire la conceptualisation du terme plasticité en passant par Hegel qui l’évoque dans La Phénoménologie de l’Esprit pour définir la subjectivité. La question esthétique prenant acte de la conceptualisation de Catherine Malabou permet d’envisager le matériau comme la détermination du sujet hégélien (le sujet pour Hegel), à savoir non plus une « instance fixe et solide » (termes de Hegel) « mais une instance plastique  » [8]. Dès lors la subjectivité devient le lieu de l’auto-différenciation [9] c’est-à-dire un processus de libre interprétation d’elle-même. Ce processus dialectique repose sur une tension entre fixité et dissolution, résistance et fluidité [10]. La plasticité traduit pour Hegel le sujet, c’est-à-dire recevoir et former son propre contenu, c’est-à-dire s’auto-différencier. On peut alors penser la plasticité comme une logique de l’écart : « La plasticité qui entre dès lors en scène avec la possibilité de former le sens n’est plus réductible à une logique de l’incorporation ou de la sculpture signifiante dans l’espace de la présence, puisqu’elle permet précisément d’ouvrir cet espace à son altérité, de le faire glisser vers son autre : l’écart. » [11]

Cette idée d’une plasticité reposant sur une logique de l’écart permet d’envisager l’espace littéraire et artistique du Général Instin. L’écriture numérique n’invente pas la plasticité de l’écriture mais expérimente de nouvelles formes de délinérisation et d’écriture comme milieu. J’avais proposé au sujet du site de François Bon une logique asymptotique [12], c’est-à-dire un principe de profusion, de multiplication d’expériences et de modes d’écritures qui tiennent toutes ensembles, l’asymptote devenant métaphore de l’infini, et de la multiplication. Cette logique me semble correspondre d’une manière plus générale à l’écriture numérique, le Général Instin répond à cette logique, celle du débordement et de la multiplication.


Multiplication et débordement

Lorsque Gilles Deleuze distingue le virtuel du possible, il déplace les catégories de la métaphysique pour envisager un plan d’immanence. Cependant, il pense le « possible » comme différent du réel, une image du réel fabriquée après-coup, une forme d’identité et de ressemblance, posant un univers de limitation. En revanche, le « virtuel » est réalité par lui-même, son processus est celui de l’actualisation. C’est une multiplicité qui exclue l’identique. Son actualisation se fait par différenciation. Pour Deleuze, c’est un univers de création.

Le « possible et le virtuel se distinguent encore parce que l’un renvoie à la forme d’identité dans le concept, tandis que l’autre désigne une multiplicité pure dans l’Idée, qui exclut radicalement l’identique comme condition préalable. Enfin, dans la mesure où le possible se propose à la « réalisation », il est lui-même conçu comme l’image du réel, et le réel, comme la ressemblance du possible. C’est pourquoi l’on comprend si peu ce que l’existence ajoute au concept, en doublant le semblable par le semblable. (…) Au contraire, l’actualisation du virtuel se fait toujours par différence, divergence ou différenciation. » [13]

C’est ce qui permet de distinguer la multiplicité du multiple. Si le multiple est toujours rapporté à une extériorité totalisante, la multiplicité, elle, n’est pas subordonnée à une dimension supplémentaire. Elle est non totalisable, non-dénombrable et non-nomable. Quelque chose manquera toujours. C’est ce manque qui engage sans doute le mouvement et permet de penser l’écriture numérique comme débordement.

On peut également s’appuyer sur deux propositions conceptuelles pour penser cette logique d’écriture, l’idée de limitrophie chez Derrida et la notion d’effrangement chez Adorno. Il s’agit de déplacer les catégories et les limites, de les compliquer et de les interroger pour envisager les pratiques contemporaines. Jacques Derrida problématise cette question en terme de limitrophie : « il s’agira de ce qui pousse et croît à la limite, autour de la limite, en s’entretenant de la limite, (…) de ce qui nourrit la limite, la génère, l’élève et la complique. Tout ce que je dirai ne consistera surtout pas à effacer la limite, mais à multiplier ses figures, à compliquer, épaissir, délinéariser, plier, diviser la ligne justement en la faisant croître et multiplier. » [14] La bordure ne doit pas être envisagée comme une frontière ou une séparation. Elle est au contraire la ligne instable d’un passage, s’accomplissant seulement dans son débordement. La bordure se pense alors comme une exploration du passage, du décentrement, une ligne mobile, toujours outrepassée par elle-même, une logique de multiplication.

En 1966, dans « l’art et les arts », Adorno questionne le vacillement de la notion de genre. Les frontières des genres sont incertaines, « leurs lignes de démarcations s’effrangent ». Ce « brouillage des catégories » révèle les angoisses de la civilisation et marque une inquiétude face au principe d’unité. L’effrangement comme forme de résistance passe par la fragmentation et par la question du montage. Il souligne une contradiction et ouvre l’art à sa différence. L’effrangement ne comble pas l’écart qui fait de l’art un art. Il explore au contraire cette tension dynamique. L’idée d’Adorno est que « [c]haque œuvre a des matériaux qui, hétérogènes, font face au sujet, et des procédés qui dérivent autant des matériaux que de la subjectivité ; sa teneur de vérité ne s’épuise pas dans celle-ci, elle est bien plutôt redevable à une objectivation qui requiert certes le sujet comme son exécutant, mais qui, grâce à la relation immanente à cet autre, indique un au-delà du sujet. » [15]

L’art ne tient plus dans un concept qui subsumerait les arts. C’est au contraire l’expression d’un débordement et d’une insatisfaction que le philosophe prend en charge par une dialectisation de l’art et des arts. La notion d’effrangement permet d’échapper à la fermeture d’une définition univoque. Le non-savoir devient l’expérience de l’art, laissant entrer en elle ce qui lui est étranger. Face à la « discipline du territoire », Adorno envisage un enjeu critique où la forme artistique est tension. Le contenu de l’art est dans la négativité de son concept. L’effrangement est un mouvement de soustraction de la notion de genre et de l’unité de l’art, mouvement proprement historique de l’évolution du dialogue des arts.

Les notions de limitrophie et d’effrangement permettent donc de penser l’écriture numérique comme multiplication et débordement des catégories et des frontières, permettant de faire tenir ensemble l’hétérogène et de faire commun. Ainsi, le cas du « portrait géomantique du Général Instin » mené par l’écrivaine Dominique Dussidour et le photographe Alain Subilia [16] est-il, de ce point de vue, exemplaire, projet de relation et de dialogue entre le récit et le photographique. Le projet est une tentative de cerner la figure du Général par un protocole aussi vertigineux qu’insolite puisqu’il s’agit de relever les traces du Général Instin dans la forme des villes, dans les structures géographiques qui composent une ville : des lignes sur les murs griffonnés de la ville, des formes de villes relevées par la photographie et révélant par l’écriture littéraire la présence du Général Instin.

Le sens même des catégories se déplace sous le double éclairage du Général Instin et du numérique. Les formes et les écritures ne cessent de se reconfigurer dans le mouvement d’agrégation et de traversée à l’intérieur de cette figure manquante. Une des conséquence de cette situation me semble être la vibration, voire l’effacement de la question auctoriale et un principe d’intensification.


Question auctoriale

Nicole Caligaris dans « L’auteur comme copiste » indique clairement la place qu’occupe désormais l’auteur :

« Le Général Instin réunit sous son nom les fondements d’une littérature d’après la disparition de l’auteur : le texte vestige, fragment, sa transmission par citations, par évocations, par interprétations, gloses, variantes qui donnent naissance à tout un réseau de versions parallèles et successives, à une littérature spectrale en somme, le doute essentiel sur l’idée d’original, d’identité établie, de « leçon » de référence, autrement dit d’autorité. » [17]

L’instance auctoriale se déplace. Une fois de plus, le numérique n’invente pas ce déplacement. Roland Barthes, Maurice Blanchot ou Michel Foucault ont conceptualisé cet ébranlement. Le numérique expérimente, prolonge et intensifie ce déplacement. La publication de deux livres Général Instin aux éditions Le nouvel Attila confirmera cette piste. Cependant, le constat d’un déplacement auctorail par le numérique a été proposé par Milad Doueihi dans Pour un humanisme numérique. Ce livre de 2011 constate pour le numérique que « la notion même d’auteur s’est élargie » [18]. Cet élargissement est d’abord vécu dans l’espace numérique du Général Instin qui a multiplié les espaces de d’écriture et d’écriture du web. Car c’est aussi ce qui importe dans les multiplications numériques du Général Instin, c’est que l’écriture est également une exploration des possibilités de l’écriture numérique : historiquement, le Général Instin est d’abord depuis 2007 un feuilleton sur le site remue.net que l’on a déjà évoqué. La revue numérique Hors-sol [19] accueille également une série de contributions Général Instin. A l’occasion de la parution du livre Climax, Patrick Chatelier a développé un site spécifique generalinstin.net qui propose notamment une généalogie très documentée du procession d’écriture du livre Climax [20]. Enfin, à l’occasion d’une résidence à la Panacée de Montpellier en 2013, une partie du collectif Général Instin a non seulement travaillé à partir de la ville de Montpellier, mais aussi de Textopoly est un espace de création Web imaginé par Eli Commins. Passage du réel au virtuel. Aller et retour de sens et d’expérience qui semble caractériser le mouvement d’écriture du Général Instin. Textopoly est une carte virtuellement infinie utilisable par tout le monde. En même temps que Éric Caligaris, Benoît Vincent, SP-38 et Patrick Chatelier envahissaient la ville de Montpellier, cette partie du collectif Général Instin ont, en parallèle, pris place dans cet espace numérique qu’est Textopoly, en y configurant des fragments de la ville, des morceaux de travail et de travail en cours, pouvant être reconfiguré et manipulé par d’autres à l’intérieur de cette carte infinie. Cette double relation du réel au virtuel reconfigure une fois de plus l’idée même d’auteur en un principe mobile et multiple, un geste esthétique collaboratif et ouvert. Enfin, il faut également évoquer l’existence du Général Instin sur les réseaux sociaux (Facebook, Twitter), présence qui amplifie cette même logique d’une présence auctoriale disséminée puisque derrière le compte, il y a plusieurs auteurs. Il est donc quasiment impossible de savoir qui publie sur ces comptes… sinon le Général Instin.

L’autre enjeu de déplacement de l’instance auctoriale tient évidemment à la multiplication des auteurs et des formes, cet incessant passage du numérique aux murs des villes asiatiques, d’un site à une performance, d’un texte à une chanson. Le Général Instin ne peut se définir qu’à partir de cette multiplicité indécidable. C’est cet ensemble ouvert et asymptotique qui conditionne le Général Instin comme dynamique de création, mouvement d’écriture. C’est en cela que ce projet produit un véritable écosystème de l’écriture. Le terme est commun à Milad Doueihi qui parle d’écosystème social de l’individu et à François Bon qui utilise le terme pour souligner les spécificités de l’écriture numérique. Préférer le terme écriture à celui d’écrivain, c’est donc indiquer que le numérique déplace l’instance auctoriale. L’écriture ne se réduit pas à un espace identifié ni à un média, ni même à un auteur.


Intensification

Gilles Deleuze envisageait le moment cinématographique comme intensification de l’expérience de l’image. Le numérique relève de ce moment pour l’écriture, et plus particulièrement pour le champ littéraire. Ce que le numérique expérimente, c’est une intensification de l’écriture : l’intensité est ici à entendre comme force de déplacement et d’évolution. C’est un débordement et un ébranlement des contour et une singularité dans un ensemble. Deleuze utilise l’expression de « trait intensif » [21] pour désigner la singularité des composantes qui coïncident pourtant dans le concept. On retrouverait ici l’enjeu d’une auto-différenciation de la forme plastique. L’écriture numérique s’offre également comme un ciel ouvert, un chantier, une progression ininterrompue et non téléologique, un dialogue constant et tendu avec les formes. En s’offrant comme milieu, comme écosystème, l’expérience directe du processus de l’écriture s’intensifie. Car c’est l’expérience d’une écriture comme commun, la logique exigeante d’une relation inclusive qui ne cesse de reconfigurer les formes. C’est assurément l’exemple le plus probant d’une esthétique rhizomatique : une morphologie mouvante et infinie, sans hiérarchie ni finalité, l’oeuvrement plutôt que l’œuvre, c’est aussi, me semble-t-il, une dynamique que propose le numérique et la logique du réseau qui préside au Général Instin.

Quant aux livres ?


Le livre comme expérience de la multiplication

La logique de déplacement du Général Instin n’est pas celle d’une verticalité qui conduirait au livre. Car n’est qu’un moment, un passage, et non une finalité. Depuis la découverte du tombeau Hinstin par l’écrivain Patrick Chatelier en 1996, et le début du feuilleton littéraire sur remue.net en 2007, le collectif Instin, sous l’impulsion de Patrick Chatelier multiplié les rendez-vous (quatre festivals autour du Général Instin réunissant à chaque fois plusieurs dizaines d’artistes et d’auteurs, de nombreuses des soirées, lectures, résidences, ou ateliers d’écritures). A l’automne 2015, la vie littéraire du Général s’est amplifiée par la publication aux éditions Le Nouvel Attila, avec la collaboration de remue.net, de deux livres estampillés « Général Instin », deux livres publiés dans une collection que Benoit Virot (le directeur des éditions Le Nouvel Attila) a intitulé « Othello ». Le premier livre qui s’intitule Général Instin anthologie est, comme son titre l’indique une anthologie des traces du Général Instin, traces visuelles, sonores et littéraires, le livre étant accompagné par un CD. Le second livre, intitulé Climax, et sous-titre Une fiction, encore ?, est une fiction collective et anonyme autour de la figure du Général Instin.

Ces deux livres participent pleinement de l’écosystème d’écriture propre au collectif Instin. Ils ne sont pas la finalité de l’écriture numérique, un aboutissement supposé ou fantasmé, mais un moment de cette écriture, la partie d’un infini qui se poursuit et se prolonge avec et au-delà des objets papiers, en portant surtout dans leur élaboration un effet numérique.

La notion d’effet est complexe. Elle est d’abord développée par Roland Barthes en 1968 avec l’article « l’effet de réel » [22] dans lequel il analyse les détails textuels manifestant une volonté mimétique, et lui permettant d’interroger l’illusion mimétique. Dans une autre perspective, la théorie de la réception s’est emparée du terme Wolfgang Iser envisage la notion d’effet comme prise en compte du récepteur, comme l’action du texte sur le lecteur, et ses conditions de réception. Pour Iser, « ce n’est pas la ressemblance mais bien la différence perçue qui produit un effet. […] [C’] est la non-identité qui détermine l’effet produit chez le lecteur comme constitution du sens textuel. » [23] L’effet devient une stratégie esthétique d’écriture pour « approcher l’ambivalence à l’œuvre » ajoute Mireille Calle-Gruber qui propose une théorie de l’effet-fiction [24]. Dans la réflexion littéraire, on connaît notamment l’effet-personnage [25] de Vincent Jouve [26] à l’ « effet de recueil » d’Emmanuèle Grandadam [27]. Elle est également discutée par Christian Metz et surtout par Jean-Louis Baudry autour de l’« effet cinéma » dans le champ esthétique et politique. Il s’agit donc ici de prolonger la logique esthétique de l’effet pour envisager un effet intermédial du numérique dans le livre papier. On peut cerner les sédiments du numérique dans ces publications, tant d’un point de vue micrologique que structurel.

Le premier livre est une anthologie c’est-à-dire un prélèvement fragmentaire dans un ensemble. Non seulement l’anthologie vient confirmer la logique de réseau, le mouvement du commun, mais il confirme également la pluralité et la multiplicité de l’aventure Instin tant par la nature des textes que les traces photographiques des œuvres et des performances, ou la présence d’un cd audio. De même, l’anthologie qui multiplie les auteurs et les participants met à distance l’autorité de l’auteur. C’est le commun, dans sa version asymptotique, qui met à distance le nom d’auteur. Ce qui devient premier et principal, c’est le nom de la figure Instin.

Le second texte, Climax, est un court récit fragmenté et mouvant, une sorte de ravaudage autour de la figure d’Instin, jouant sur les énigmes temporelles et spatiale (sommes-nous avec un militaire français de la fin du XIXème siècle ou avec un général de l’empire romain ? Ou encore autre chose). Cette première incertitude participe de l’identité mobile du personnage. Par ailleurs, le livre n’est pas paginé. Ce geste éditorial appartient à la fois à l’idée du Général Instin (un espace d’écriture dans lequel il est permis de se perdre) et à l’effet du numérique dans un espace papier : une forme qui accepte la multiplicité au lieu du multiple, le débordement sur la logique du calcul. De plus, Climax est un texte sans auteur. C’est plus exactement une fiction collective. Le volume renvoie les sept auteurs effectifs du texte à la dernière page du livre (celle des mentions légales) et au rabat de couverture. La mise à distance d’auteur prend donc tout sont sens dans ce geste de la multiplicité et du commun contre la figure de l’écrivain ou de l’artiste. Le personnage manquant a pris toute la place de l’espace d’écriture. Enfin, si l’on est attentif au livre, on apprend dans les mentions légales de l’Anthologie que « Othello est un département du nouvel Attila voué à la non-fiction ». D’un livre à l’autre, l’idée même de fiction est encore ébranlée. La question de Cimax, sons sous-titre porte en creux une réponse ironique dans l’anthologie. Ce que l’on a envisagée comme biofiction collective n’est donc peut-être pas si fictionnelle que cela. Dès lors, l’anthologie doit prendre une autre orthographe, cette anthologie est une hantologie c’est-à-dire le récit réel d’un fantôme, l’œuvre collective d’un manque toujours inventée sur nos sites, nos murs, ou nos livres. C’est indifférent.



[1Gilles Deleuze, Différence et répétition, Paris, P.U.F., 2000, p. 182.

[2Sébastien Rongier, Théorie des fantômes, Paris, Les Belles Lettres, 2016.

[3Alexandre Gefen, Inventer une vie. LA fabrique littéraire de l’individu, Paris, Le Impressions nouvelles, 2015, p. 250.

[4Voir http://remue.net/instin (Dernière consultation, le 20 juin 2016)

[6Catherine Malabou, La Plasticité au soir de l’écriture. Dialectique, destruction, déconstruction, Paris, Editions Léo Scheer, 2005, p. 16.

[7Catherine Malabou, L’Avenir de Hegel. Plasticité, temporalité, dialectique, Paris, Vrin, 1996, p. 20.

[8Catherine Malabou, « Le Vœu de plasticité » dans Plasticité, sous la direction de Catherine Malabou, Paris, Editions Léo Scheer, 2000, p. 9.

[9Catherine Malabou, L’Avenir de Hegel, Op. Cit., p. 54.

[10Ibid, p. 26.

[11Ibid., p. 32.

[12Sébastien Rongier « Tiers Livre, une structure en constellation », dans Tiers Livre, dépouille & création, Komodo 21, 2015 http://komodo21.fr/tiers-livre-structure-constellation/ (Dernière consultation, le 20 juin 2016).

[13Gilles Deleuze, Différence et répétition, Op. Cit., p. 273.

[14Jacques Derrida, L’animal que donc je suis, Paris, Galilée, 2006, p. 51.

[15Theodor W. Adorno, « L’Art et les arts », dans L’Art et les arts, Traduction Jean Lauxerois et Peter Szendy, Paris, Desclée de Brouwer, 2002, p. 55.

[16Voir http://remue.net/spip.php?rubrique388 (Dernière consultation, le 20 juin 2016).

[17Nicole Caligaris, « L’auteur comme copiste », dans Général Instin Anthologie, Paris, Remue.net & Le nouvel Attila, 2015, p. 51.

[18Milad Doueihi, Pour un humanisme numérique, Seuil, 2011, p. 45.

[19Voir http://hors-sol.net/revue/chronique/gi/ (Dernière consultation, le 20 juin 2016).

[20Voir http://www.generalinstin.net/ (Dernière consultation, le 20 juin 2016).

[21Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Les Editions de Minuit, 2000, p. 25. Il faudrait prolonger la discussion en rappelant que l’intensité s’articule au concept deleuzien de différence et s ‘annonce comme question de pensée dans Différence et répétition : « De l’intensif à la pensée, c’est toujours par une intensité que la pensée nous advient. (…) En effet, l’intensif, la différence dans l’intensité, est à la fois l’objet de la rencontre et l’objet auquel la rencontre élève la sensibilité. » (p. 188-189). De plus, l’intensité est un enjeu déterminant pour caractériser une bascule cinématographique de la pensée du visage. Le « visage intensif » est enjeu du passage du réflexif à une forme d’abstraction, de débordement de la représentation. Voir Gilles Deleuze, Cinéma. I. L’image-mouvement, Paris, Les Editions de Minuit, 1999, p. 129 et suivantes.

[22Roland Barthes, « L’Effet de réel », Communications, n°11, mars 1968. Le texte est repris dans le recueil Le Bruissement de la langue.

[23Wolfgang Iser, L’Acte de lecture. Théorie de l’effet esthétique, traduit de l’allemand par Evelyne Sznycer, Bruxelles, Pierre Mardaga éditeur, 1987, p. 83.

[24Mireille Calle-Gruber, L’effet-fiction. De l’illusion romanesque, Paris, Nizet, 1989, p. 12. Elle ajoute comme une approche méthodologique de l’effet : « effet-fiction – cela vise à concilier deux degrés : l’intelligence du texte, l’intelligence de cette intelligence. C’est lire, et lire la lecture : ce qui conduit à déchiffrer comment le texte s’écrit, et non pas comment il s’est écrit, car sans fin il s’écrit, à chaque parcours d’une instance lectrice. », p. 13.

[25Arnaud Welfringer reprend cette question à propos des animaux des Fables de La Fontaine.

[26Vincent Jouve, L’effet-personnage dans le roman, Paris, PUF, 1992.

[27Emmanuèle Grandadam, Contes et nouvelles de Maupassant : pour une poétique du recueil, Mont-Saint-Aignan, Publication des universités de Rouen et du Havre, 2007.