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« Il avait une belle tête ». Se souvenir de Michel Deguy

dimanche 20 février 2022, par Sébastien Rongier

Je parcours les chemins de ma mémoire au moment de la disparition de Michel Deguy, et je me rends compte que nous nous croisions depuis presque une vingtaine d’année. En rentrant chez moi, j’ai ressorti les livres de Michel, j’ai fait une petite photo en me disant que c’était rassurant de savoir l’œuvre près de moi. Et j’ai immédiatement mesuré combien nos rendez-vous informels allaient me manquer.

Au début de l’aventure collective de remue.net, je me suis mis en tête d’ouvrir un dossier de réflexion, de textes, d’échanges entre littérature et philosophie. On devait être en 2002-2003. J’ai alors pris contact avec Michel Deguy que je ne connaissais mais que je lisais. Il m’a immédiatement répondu et donné rendez-vous. Un café à Saint-Germain. Souvenir impressionné d’un simple lecteur devant la grande figure et, en même temps, étonnement de son accueil et de la simplicité de la rencontre. Ce projet n’a pas vu le jour mais je suis mis en tête de constituer un dossier Deguy pour remue.net. Il a vu le jour en 2005, occasion de premiers rendez-vous de discussion et de travail. Il affectionnait alors le Lao Tseu, boulevard Saint-Germain. On s’y retrouvait de temps en temps pour préparer ce dossier et discuter. Michel Deguy aimait aussi les conversations à bâtons rompus où fusaient les Ah mais vous n’avez pas lu ça ? ou les Vous en avez pensé quoi, Sébastien, de ce film ? A l’occasion de cette préparation, nous parlions de ses livres et de son parcours. Un jour, il m’annonce tout de go, Sébastien, il faut que vous veniez à l’IMEC avec Martin. Vous faites un petit topo avant Martin et on passe la soirée là-bas. Il s’agissait donc de Martin Rueff. Il faut avoir un degré d’inconscience et d’insouciance pour s’engager dans une telle soirée, entouré par… Martin Rueff et Michel Deguy. Souvenir émouvant de cette première prise de parole. C’est toujours étrange de parler de l’œuvre d’un auteur en sa présence. Je ne savais pas encore qu’il y aurait d’autres occasions – celle du colloque Cerisy étant sans doute la plus mémorable. Le dîner qui a suivi était aussi simple que chaleureux dans une salle de l’Abbaye d’Ardenne. Je ne souviens de ce moment où Michel a semblé satisfait en me disant Ah Sébastien, vous mangez de la soupe ! Je ne sais pas très bien à quoi correspondait ce marqueur (la soupe) mais la remarque nous a bien fait rire sur le moment.

Il y aurait de nombreux autres rendez-vous intellectuels, parfois très denses. Ils sont dans des livres ou dans différents enregistrements. Outre, l’IMEC, j’ai fait partie de l’aventure Cerisy, ou d’une journée d’étude à la Maison d’Amérique latine. J’ai également participé à quelques publications (voir ici ou ici), y compris une invitation à écrire dans Po&sie, sans oublier l’invitation autour du livre de Martin Rueff consacré à Michel Deguy. J’ai même été à l’initiative de l’édition numérique d’un de ses textes surl’illisibilitéquand je m’occupais d’une collection de textes théoriques. L’importance de l’œuvre de Deguy n’est plus à établir, même si elle reste à défendre. Mais les déjeuners avec Michel qui en parlera ? Très vite s’est établi un modus operandi. Aux rendez-vous publics de grands sérieux alternaient ces moments plus légers, des rencontres informelles et amicales, loin des salles d’études.

Il y avait quelque chose de simple dans ces rencontres. Elles reprenaient là où elles s’étaient suspendues la fois précédentes, souvent séparées de quelques mois. Je me souviens de la gaieté de nos emportements politiques qui s’achevaient par son sourire ironique que nous soyons en accord ou non. Nous nous sommes longtemps vus au Rostand, avec, au menu, un croque-monsieur et une pression et parfois un plat du jour, voire un croque-madame. Dès qu’on le pouvait, nous nous précipitions en terrasse pour lui permettre d’en griller une. Car, il y avait toujours deux choses qui accompagnait la silhouette de Deguy, une écharpe légère autour du cou et une clope qu’il avait l’habitude de mordre quasiment. Nous nous y retrouvions à n’importe quelle saison. L’hiver nous désertions la terrasse de la brasserie. Nos échanges commençaient parfois par un Vous avez vu ça, Sébastien ? en me montrant la Une du Monde qu’il venait d’acheter. Deguy avait une réelle passion démocratique pour la chose politique. Nous n’aurons pas eu le temps de parler ensemble des remous nauséabonds de l’actualité mais je sais exactement où sa voix aurait tonné, où elle aurait été désespérée par les fêlures démocratiques et les mensonges politiques qui agitent l’actualité. Nous prenions des nouvelles de chacun et de nos projets d’écriture. Il aimait parler des trouvailles de ses titres comme un horizon du livre qui s’écrit et se monte. Parfois, il faisait le compte des amis disparus et des Tombeaux qu’il aurait à écrire, ce maintien de l’amitié dans l’écriture du poème. C’est peut-être cela la clé de cette vie d’écrivain, de penseur, le lien par le poème. Un jour que nous parlions de prénoms, il m’avait demandé si j’avais d’autres prénoms. Je lui avais avais dit : Sébastien, Raphaël & Michel, figurez-vous. Il avait souri de la surprise avant de longuement parler avec douleur de son petit-fils. C’est la seule fois que j’ai connu le visage sombre et fermé de Michel. Il avait enchaîné sur le numéro en cours de la revue, racontant le travail de titan de Martin, de Claude et des autres. La vie était là. Quand je lui avais parlé de mon projet de roman autour de la Résistance, il m’avait parlé de sa famille et des résistants si proches de sa jeunesse, le souvenir de cet oncle fusillé au mont Valérien qui occupa une partie du déjeuner, ce jour-là. J’espérais pouvoir lui remettre le livre en main propre. Ce qui me frappe dans tous ces moments, ce sont les rires joyeux qui nous traversaient. Une proximité sans être intimes. Mais parler des uns et des autres, divers potins, des livres lus, des auteurs rencontrés. Je lui parlais de romanciers qu’il ne connaissait pas. Comment s’appelle-t-il, dites-vous ? Et il notait un nom, un titre sur un bout de papier avec son écriture impossible... mais ce M superbe qui formait un grand geste de signature quand il dédicaçait ses livres. Il partait bientôt en voyage. Il faisait la liste de ses futures destinations. Deguy était un infatigable voyageur entre colloques, conférences, invitations diverses et départs vers des destinations personnelles. Il aimait encore me détailler l’avancée du sommaire du prochain numéro de sa revue Po&sie, un point d’ancrage essentiel dans sa vie intellectuelle. On parlait de plus en plus des agitations dans les maisons d’éditions. Il s’inquiétait d’abord pour sa collection et pour sa revue.

Il est arrivé un moment où le bruit ambiant de la brasserie lui était devenu insupportable. Nous sommes alors allés manger dans une brasserie plus calme du quartier. A peine installé sur une banquette moelleuse que soudain l’idée de manger des huîtres a semblé le rajeunir. Il sortait alors d’opérations assez lourdes et manger quelques huîtres l’avait revigoré. L’endroit était calme. Les heures passées ensembles étaient délicieuses, mêlant souvenirs, confidences et brusques digressions littéraires. Mais nous avons été chassés de cette nouvelle brasserie car l’adresse fermait pour travaux. Pas le temps de prendre de nouvelles habitudes De rendez-vous en rendez-vous, nous avons alors erré dans le quartier. Un été, nous avons profité de la fraîcheur du jardin du Luxembourg pour déjeuner à la terrasse d’un restaurant protégé par les branches feuillues. Nous avions pris le temps de parler de Walter Benjamin, du livre que je lui avais consacré et qu’il avait aimé. Il voulait accueillir un texte de moi pour son numéro de Po&sie sur l’Europe. Était-ce la douceur de l’été mais nous avions été rejoints au hasard des promenades de chacun par diverses connaissances pour finalement constituer une table agitée d’échanges… et la possibilité d’une griller une petite pour Michel. Nos derniers rendez-vous furent place de la Sorbonne. On y mangeait assez mal. On le savait. Mais nous avions le ciel parisien pour évoquer Baudelaire. C’était merveilleux de parler de Baudelaire avec lui, sous les merveilleux nuages. Et pour nous consoler du ciel, il m’avait lancé Sébastien, soyons extravagants aujourd’hui, commandons une eau pétillante ! Devant la Sorbonne, nous avions parlé d’université, quelques-uns de ses souvenirs, et mon propre renoncement à prolonger mes démarches. Il en avait été peiné pour moi mais il y avait sans doute mieux à faire. Avant de finaliser avec lui un petit projet de réédition, je lui avais demandé ce qu’il penserait de la réédition de son Comité. L’idée l’avait étonné. C’était loin désormais. Il était plus amusé par cette publication d’un de ses textes-scénario que je préparais pour un volume collectif où l’on retrouverait le grand et le petit monde du cinéma. Être ailleurs et se déplacer, c’est aussi un des traits caractéristiques de Deguy. Dans nos échanges, nous parlions de nos livres passés et futurs. Nous avions raté le coche d’un livre d’entretien ensemble et les relations avec les éditeurs ne s’arrangeait pas. Je lui parlais de ce projet de livre sur The Party et nous avions ri en nous remémorant quelques scènes marquantes. Pour préparer le petit texte qui accompagne le scénario de son film invisible, j’avais interrogé Michel sur sa relation au cinéma et surtout je lui avais demandé s’il savait pourquoi Godard avait mis un portrait de lui dans son film La Chinoise. Il n’en savait rien. Je lui avait rappelé ce que Godard lui-même en avait dit en 1967 : « Parce que j’ai lu quelques poèmes de lui que j’aime beaucoup. Sa photo est là comme représentative de l’inventeur. Il avait une belle tête, qui inspirait confiance. »
— Voilà Sébastien, j’ai une bonne tête ! m’avait-il dit.
— Une belle tête, Michel... une belle tête. Mais vous savez comment il a découvert votre poésie ?
— Non. Cela dit peut-être... (il avait marqué une pause). Vous savez que j’ai fait passer son baccalauréat à Anne Wiazemsky...
— Alors là Michel, il faut que vous me racontiez.

Il savait, espiègle, que cette confidence allait me chavirer. Michel Deguy venait souvent à vélo. Il arrivait d’on ne sait où et fendait les rues sans hésitation. Je ne l’ai pas connu motard mais il roulait avec ce même esprit frondeur. En quand on se quittait, après avoir échangé des livres et des nouvelles, j’aimais cette voix franche qui invariablement prenait congé par un Salut Sébastien ! A bientôt.

J’ajoute cette photographie de Vincent Baby, prise le 31 mai 2013. A l’occasion de la parution de La Pietà Baudelaire chez Belin, Martin Rueff a eu l’idée d’un rendez-vous, d’une journée d’étude et d’amitié autour de Deguy à la Maison d’Amérique latine. Une belle et heureuse journée. J’aime beaucoup cette photographie.