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chapitre 5 : 1942 (la fin du musée de l’Homme)

jeudi 26 mai 2022, par Sébastien Rongier



1942 (la fin du musée de l’Homme)



Le 23 février 1942, on a entendu résonner une première salve de tirs. Cinq minutes plus tard, une seconde salve. A 17 heures 30, les sept condamnés à mort ont été exécutés, comme l’avait prévu le verdict du 17 février, confirmé deux jours plus tard. A 18 heures, la nuit gelée de l’hiver avait repris ses droits dans un silence commun et assourdissant. Léon-Maurice Nordmann, Georges Ithier, Jules Andrieu, René Sénéchal, Pierre Walter, Anatole Lewitsky et Boris Vildé sont morts. Morts pour ma France comme aimait à le dire Vildé.

En 1939, Boris Vildé a été un des premiers français à s’engager dans l’armée pour faire front contre l’armée nazie. Né russe, il traverse l’Europe avec sa crinière blonde pour arriver à Paris au début des années 1930. Il poursuit des études de linguistique et d’ethnologie auprès de Marcel Mauss. C’est là qu’il rencontre Anatole Lewitsky. Vildé est naturalisé français en 1936. Il est particulièrement fier de montrer le document à sa femme Irène. Ce qui avait frappé Boris, lors de leur première rencontre, c’est l’extrême blondeur de sa chevelure nattée et la douceur de sa personne. Son visage lui rappelait ceux de son enfance russe ou estonienne. Elle faisait remonter les souvenirs des gravures qui illustraient les contes russes sauvés de la vague soviétique. Il était étudiant, n’avait pas d’argent et avait mis une annonce pour donner des cours de russe. Irène s’était présentée et très vite, un accord s’installe entre eux deux : il l’aiderait pour le russe, elle améliorerait son français. Il ne serait bientôt plus question d’argent mais de fiançailles et de mariage. Il découvre alors que sa mère, Myrrha Borodine, est d’origine russe et que son père, Ferdinand Lot est un grand médiéviste à la Sorbonne. Le voici entouré d’une bonne étoile universitaire et d’une nouvelle filiation russophile.

Il regarde Irène dans la longue robe blanche de leur mariage et se souvient de la rencontre décisive d’André Gide alors qu’il étudie en Allemagne. « Venez donc en France » avait-il lancé au terme de leur échange. Gide qui avait sans doute été troublé par le charme du jeune homme, a été un soutien amical durant son installation à Paris. En réalité, tout le monde tombait sous le charme de cet homme aussi intelligent que frondeur. Il attirait sur lui la confiance et l’amitié, l’estime et l’admiration de tous ceux qui l’approchaient.

Lors d’une de ses dernières visites boulevard Jourdan, Germaine Tillion a annoncé à Marcel Mauss l’exécution d’Anatole Lewitsky et de Boris Vildé. Elle lui a expliqué que toutes les démarches entreprises avaient échoué. Ils ont été passés par les armes. Mauss a les yeux humides et, prenant Germaine par le bras, il lui dit dans un souffle mes deux grands élèves ont disparu, je ne veux pas qu’il arrive quelque chose à la troisième. Faites très attention à vous, je vous en supplie. Germaine sait les tourments que cela causerait immanquablement à Marcel Mauss. Boris et Anatole ont été ses étudiants. Il les a soutenus, tous les deux, notamment Vildé et son travail autour de la Baltique. C’est lui qui les a mis en relation avec Paul Rivet lequel a engagé les deux hommes au Musée de l’Homme. L’époque rend définitivement malheureux le vieil homme.

Boris et Irène ont décidé de ne pas s’installer dans la maison des Lot à Fontenay-aux-Roses. Ils ont trouvé un appartement rue Daguerre, bien avant qu’elle ne devienne une rue du cinéma français. Ils sont heureux. Boris s’active. Il est de plus en plus sollicité par son travail ethnographique. On lui confie des missions d’étude dans la Baltique. Il retrouve Irène et le bonheur de la rue Daguerre. Quand il descend chez le primeur acheter des pommes ou des poireaux, il croise régulièrement une américaine qui fait ses courses au même endroit. Ils se saluent par un sourire sans s’être jamais présentés. C’est le marchand qui s’en amuse quand ses deux clients sont ensemble « J’ai la boutique la plus cosmopolite de Paris, un russe et une américaine autour de mes carottes ! ». Ils repartent chacun avec un sourire. Mary Reynolds se dit toujours qu’il faudrait engager la conversation mais elle ne prend jamais le temps de le faire, la guerre s’occupant bientôt de rendre ses échanges impossibles.

Lorsque la guerre éclate, Vildé a obtenu un poste. Paul Rivet est ravi de voir cet esprit brillant rejoindre l’aventure du musée de l’Homme qui se construit. Cependant, il quitte son emploi, ses études, ses travaux, ses publications et sa femme pour rejoindre l’armée française et la défense de son pays. Plus que tout autre Vildé se sent français et voudrait opposer à l’armée allemande cette phrase de Goethe : « Tout homme a deux patries : la sienne et puis la France. » Il ne pourra la lancer qu’à ses accusateurs allemands au moment de son procès. La guerre se conclut par un échec retentissant et funeste. Prisonnier dans le Jura, il s’échappe et regagne Paris malgré une blessure au genou. Irène est là. Elle l’attendait. Elle le soigne, le couvre de baisers et le cache. Mais Vildé est un lion en cage. Il ne peut pas en rester là. Vildé retrouve le chemin du musée de l’Homme. Rivet l’accueille à bras ouverts et lui trouve un poste qui lui assure un avenir. Rapidement Vildé se rend compte que son entourage n’a pas attendu son retour pour s’activer. Très vite, il découvre que son amie Yvonne Oddon a déjà monté un réseau pour accompagner les prisonniers évadés. Elle sait qu’il est l’homme de la situation pour rejoindre ses amis et collègues qui ont commencé à s’activer dans le désordre de la défaite. Il est accueilli dans les groupes encore informels et s’impose très rapidement comme celui qui va conduire les opérations. Il déborde d’énergie et multiplie les contacts. Il court dans tous les sens et maintient un dialogue constant avec la zone sud, n’hésitant pas à parcourir la Bretagne ou le sud de la France. Il est sur tous les fronts. Agnès Humbert a l’habitude de dire Ce n’est pas un homme, c’est un souffle. Il a permis de mettre en branle les premiers groupes par sa capacité d’entraînement et par ce goût du risque dans la pleine conscience des dangers.

Rivet laisse faire. Ceux qui doivent concevoir ce musée de l’Homme ne travaillent pas exactement pour la mission qui leur a été confiée. Mais par sa nature profonde, le musée de l’Homme est antinazi. L’idée même de ce musée est une aberration pour les nazis et l’idée aryenne de race et de race aryenne est balayée par Vildé dans ses travaux. Rivet ne participe pas au groupe du musée de l’Homme. Il regarde ailleurs. Il laisse un endroit stratégique pour se réunir, travailler, et même imprimer. Car le musée possède une ronéo Gestetner qui devient rapidement l’outil essentiel dans la vie de ces groupes de résistants. C’est d’ailleurs sur cette ronéo que sortira le premier numéro de Résistance. Rivet ne le verra pas sortir des bureaux du musée. Il est révoqué à l’automne 1940 après une lettre ouverte assassine adressée à Pétain. Publiée le 14 juillet 1940, cette lettre transforme le portrait du chef de l’Etat français en un violent réquisitoire contre un être aussi anachronique que collaborationniste. Vildé se promène longtemps avec, dans ses poches, les quatre pages tapées de ce réquisitoire. Pendant une semaine, il sort de sa veste les feuilles chiffonnées pour les lire à ses interlocuteurs. Lorsqu’il retrouve Yvonne Oddon à l’entrée du musée, le mardi 15 juillet, Vildé lui montre la lettre. Il n’a pas la patience d’attendre d’être dans les bureaux, il lui fait lire dans la rue, tout en déclamant lui-même C’était le Général Pétain qu’il fallait à la France, celui de 1916, et non le Maréchal Pétain de 1940. Vildé sait déjà tout par cœur. Yvonne en sourirait presque. Elle prend Vildé par le bras pour le faire entrer dans le bâtiment, une patrouille militaire allemande s’approche au loin. Mais Vildé est trop exalté pour s’interrompre. Yvonne replie les feuilles et les glisse dans son sac à main tandis que Vildé continue en marchant de réciter la lettre. « Allez directement au quatrième feuillet Yvonne. Tout est dit, cinglant et parfait : Monsieur le Maréchal, le pays n’est pas avec vous, la France n’est plus avec vous. » Yvonne est aussi admirative de la lettre de Rivet que de l’enthousiasme de Vildé mais elle est inquiète pour le Musée.
« Cette lettre ouverte ne restera pas sans réponse. Elle sera d’abord administrative et nous menacera directement. Il faudra redoubler de prudence car cette lettre nous expose. »

Vildé aurait aimé lui dire qu’importe mais il sait qu’elle avait raison, même si cette prise de position galvanise les plus convaincus et permet peut-être la prise de conscience des plus indécis. Rivet avait fait le choix d’une prise de position forte qui engageait autant sa vie professionnelle que sa vie intellectuelle. Il comprend très rapidement que sa vie-même est désormais en danger. Révoqué le 19 novembre, il comprend que la Gestapo veut le voir. La pression s’intensifie début janvier. Oddon, Vildé et Lewisky activent leur réseau pour permettre sa fuite. Rivet prend la fuite au début du mois de février pour la Colombie. Le fondateur du musée de l’Homme découvrira plus tard que la liberté de ses amis était comptée.

Boris Vildé a multiplié les rencontres et les relations. Il a mis sur pieds un véritable réseau lui permettant d’évacuer en zone sud des prisonniers ou des personnes en danger. Il établit des ponts entre les différents groupes. Il discute avec La Rochère, échange avec Tillion et bien d’autres. Lorsque le premier numéro de Résistance paraît, il est heureux de voir matérialisé un travail des idées qu’il partage avec son entourage. Agnès Humbert qui travaille de l’autre côté du Palais de Chaillot s’est démenée. Elle profite du désœuvrement du musée des Arts et Traditions populaires pour traverser les couloirs qui la séparent du musée de l’Homme et rejoindre ses amis qui s’activent autour de la création du journal. Parfois, elle utilise la ligne directe qui a été installée entre les deux établissements. Elle rejoint Vildé pour les prochains rendez-vous.

« Agnès, le comité de rédaction est acté, nous avons rendez-vous ce soir chez les Martin-Chauffier pour première réunion officielle. Lewitsky nous rejoindra plus tard pour faire le point et récupérer les premiers papiers.
— Lewitsky ?
— Mais bien sûr Agnès. Vous ne pensiez tout de même pas qu’Anatole raterait ce premier rendez-vous.
— Non c’est que je n’en savais pas…
— Ah mais oui bien sûr, Lewitsky est avec nous depuis toujours. »

Rentrée tard chez elle, au milieu de la nuit, en évitant les contrôles, elle consigne dans son journal de guerre cette révélation : Mais oui, me dit Vildé, il est avec nous depuis le premier jour. Je suis contente de le savoir. Je le connais depuis que je travaille au palais de Chaillot. C’est toujours à lui que je m’adressais lorsque j’avais quelque renseignement à demander au musée de l’Homme. J’apprécie tant sa courtoisie, courtoisie intelligente des Russes… Je suis tellement heureuse qu’il soit des nôtres !

Comme beaucoup de russes exilés à Paris au moment de la Révolution bolchévique, Lewitsky connaît des jours misérables. Il réussit à suivre les cours de Marcel Mauss et finit par être embauché au musée d’ethnographie, mais comme simple manutentionnaire. Malgré son diplôme d’ethnologie linguistique. Il rencontre alors la jeune bibliothécaire du musée, Yvonne Oddon. Elle revient d’un long séjour aux Etats-Unis qui lui a permis de découvrir les nouveaux standards d’organisation des bibliothèques publiques et universitaires. La jeune femme impressionne par sa présence intellectuelle et sa très grande précision. Elle est séduite par le joyeux sourire d’Anatole. Ils vivent bientôt ensemble et participent activement à l’élaboration du Musée de l’Homme de Rivet. Progressivement, Anatole Lewitsky devient le bras droit de Rivet. Sa force intellectuelle l’a imposé dans le monde ethnologique. Son sens de l’organisation devient fondamental pour l’élaboration du Musée de l’Homme et bientôt du réseau de résistance qu’il va animer en parfaite osmose avec Vildé et Oddon. Yvonne devient l’interlocutrice par excellence. Sa position centrale à la bibliothèque du Musée la place à la croisée des chemins. Elle rencontre toutes les personnes qui fréquentent les lieux. Germaine Tillion a noué une véritable amitié avec elle durant ses années de travail algérien et La Rochère devient un fidèle visiteur de la bibliothèque au prétexte de recherches personnelles. Les conversations avec l’ancien militaire restent secrètes et les documents qu’ils s’échangent régulièrement nourrissent les renseignements anglais et américains, Yvonne ayant gardé des contacts précieux après ses séjours aux Etats-Unis. La Rochère termine ses entretiens avec Yvonne en jetant un coup d’œil à la droite de son bureau, et, en se redressant, et lui demande invariablement Me direz-vous enfin ce que fait ce lit de camp picot dans votre bureau ? Et, dans un même sourire jovial, elle lui répond Un jour, mon colonel, un jour, je vous raconterai l’histoire de lit de camp. C’était pour eux deux, une manière de se souhaiter bonne chance et d’espérer un rendez-vous prochain. Car ils savent l’un comme l’autre que chaque rendez-vous peut être le dernier. Comme Boris Vildé l’a dit à Agnès Humbert avec la désinvolture de la vérité Beaucoup d’entre nous seront fusillés, et tous, nous irons en prison. L’histoire du lit d’Yvonne Oddon était une manière de contrarier le sort, de le contraindre dans un exercice de dérision. Dans les mêmes circonstances Germaine Tillion avait regardé l’objet posé contre le mur et s’était étonné :
« Tiens, il est toujours là celui-là ?
— On ne sait jamais, Germaine, on ne sait jamais. »

Germaine Tillion connaissait l’histoire du lit de camp. Et Yvonne Oddon n’aura jamais eu l’occasion de révéler le fond de cette histoire à La Rochère. Les arrestations, les déportations et les exécutions rendront impossible la révélation de toute anecdote, comme celle du lit de camp qu’Yvonne Oddon avait gardé comme un symbole. Au moment de l’attaque allemande et de l’invasion de l’armée nazie à Paris, Yvonne s’était installée dans le Musée de l’Homme. Elle avait monté son campement dans la bibliothèque et dormait sur ce lit de camp, au milieu des livres. Pour les protéger.

Lorsque le premier numéro de Résistance sort de la ronéo du Musée de l’Homme, tout le monde regarde le geste souple d’Alfred Gaveau. Chacun est fasciné par le mouvement de la manivelle. L’ambiance est aussi solennelle que joyeuse. Jean Cassou lance alors un sourire en coin On dirait un Duchamp ! Mais personne ne relève. Cassou en conclut que le trait n’est pas aussi drôle que cela. En réalité, Jean Cassou est le seul, dans cette petite assemblée du musée de l’Homme, à connaître Marcel Duchamp. Vildé enchaîne en proposant que chacun parte de son côté pour se retrouver ensuite chez les Martin-Chauffier.

« Albert, vous terminez le premier tirage et vous nous rejoignez avec quelques exemplaires. Je prends ce numéro. J’ai un rendez-vous qui sera très heureux d’avoir entre les mains ce premier numéro.
— Pas de problème mon p’tit père ! »

Ah ! Cette phrase de Gaveau ! Vildé n’entend plus qu’elle depuis qu’ils ne se quittent plus. Ils se sont rencontrés autour d’un moteur d’avion. Vildé venait s’entretenir avec Daniel Héricault, pilote engagé dans son propre réseau et contact précieux. L’aviateur avait le nez dans un moteur avec un petit homme au béret basque vissé sur le crâne. Ils avaient longtemps discuté tous les trois devant les pistons du Bloch 220 qui ne servait plus beaucoup. En quittant le hangar où se trouvait le bimoteur, Héricault avait lancé :

« A tout à l’heure, Gaveau et pas de bêtise avec le moteur de gauche.
— Pas de problème mon p’tit père.
— Une formidable recrue, avait ajouté Héricault en ce penchant vers Vildé. Un débrouillard parfait. Il était dessinateur industriel, il est aujourd’hui mécanicien et il est sur la brèche du soir au matin. »

Il n’en fallait pas plus à Vildé. Gaveau devient son homme de confiance, toujours dans son ombre, aussi serviable qu’intrépide, un double parfait qui permet de maintenir l’énergie collective au plus haut.

Les premiers résistants ont beaucoup échoué. La répression nazie est aussi puissante qu’efficace. Le récit des vainqueurs ne doit pas occulter la terrible violence infligée aux premiers résistants, sans entamer l’engagement des suivants. Ceux de 40 ont lancé une dynamique que la terreur n’a pas pu arrêter. Ni les affiches menaçantes, ni les exécutions d’otages, ni les procès iniques n’auront raison de leur détermination. Pourtant, tous les services s’y mettent, à commencer par le contre-espionnage de l’armée. L’Abwehr a perfectionné depuis cinquante ans ses techniques d’infiltration et de recrutement d’agents. L’argent est souvent la motivation de ces V-Männer qui vont décimer les premières structures de résistance. Les traîtres dénoncent les pièces qu’ils identifient. Ils mettent en lambeau l’image globale qu’il pense tenir du puzzle. La destruction des pièces ne permet plus d’assembler l’image du réseau. Mais les traîtres ne savent jamais que ces puzzles comportent toujours des pièces manquantes, celle qui permettent de bâtir ensuite de nouveaux horizons et conserver la mémoire de ce qui a disparu.

Les arrestations, les procès et les exécutions n’existent que sous le regard du traître. Celui qui montre du doigt n’a pourtant qu’un regard partiel sur un réseau. Qu’importe. C’est une ivresse de sentir ce pouvoir de vie et de morts sur des êtres qu’on a côtoyés chaque jour, qu’on s’est surpris parfois à admirer ou à aimer sans jamais oublier l’argent qu’ils représentent. Chacun de ces hommes et de ces femmes qui s’affairent autour du premier numéro de Résistance, c’est une somme d’argent et une excitation incommensurable. Avoir le sentiment d’être à l’origine du démantèlement de l’ensemble d’une organisation est une sensation de puissance fugace et tenace. Il faut savoir mentir et tenir son rôle, son personnage pour mieux recommencer ensuite. Savoir être une victime qui a eu de la chance alors qu’on est à l’origine des désastres, c’est la partition de l’agent double qui ne connaît jamais les recoins, les imprévus, les non-dits, ou les ramifications d’un puzzle inconnu. Le regard partiel des traitres produit des angles morts, ceux où se cachent toutes les pièces manquantes rendues invisibles par l’orgueil de la belle prise. C’est le traître qui regarde Vildé mourir sur le poteau du Mont Valérien. C’est le traitre qui regarde la mère de Germaine Tillion partir dans les chambres à gaz. Mais ils ne voient pas ceux qui préparent inlassablement les lendemains, ou celle qui invente des opéras au milieu de l’horreur. Ceux de 40, ces premiers engagés dans le désordre, l’amitié et l’action naissantes, ces centaines de femmes et hommes seront décimées entre 1941 et 1943. Fuite, arrestation, emprisonnement, procès, exécution, déportation. Il reste un esprit de désintéressement, cet héritage kantien que les nazis effacent obstinément de l’Occident.

En 1941, l’étau se resserre en France. La répression grandit. La petite équipe de Résistance vit ses dernières semaines. Fin janvier, ils se retrouvent dans un petit restaurant pour discuter des détails du prochain numéro. Subitement, le poids de la clandestinité se résorbe, s’efface. Est-ce le restaurant aux tentures rouges qui maquent l’extérieur et aux petites tables qui sert des plats bricolés à cause des restrictions ? Est-ce la chaleur des corps les uns contre les autres et l’impression d’une vie parisienne retrouvée devant un verre de vin épais et âpre ? C’est un moment volé à l’époque. Chacun rit, blague, se moque des petits riens du quotidien. En regardant son assiette, un Bourguignon quasiment sans viande, Georges Freidmann se moque des qualités de cuisinière d’Agnès Humbert en levant son verre :

« Je vous souhaite tous de goûter sa spécialité d’Occupation Le boudin déserté aux rutabagas sautées à l’eau.
— C’est vrai qu’il était affreux ce boudin. Aucun goût, aucune texture. Je ne veux même pas savoir ce qu’il y avait dedans mais il m’a fallu une heure de queue devant la charcuterie des Cinq-Diamants pour l’obtenir. Il faisait un froid terrible, j’ai cru tomber avant d’entrer dans la boutique vide. C’est en le goutant que j’ai compris pourquoi on ne m’avait pas demandé de ticket pour l’obtenir. La bonne affaire finit toujours catastrophe. »

La soirée avait été, une parenthèse, un moment de lévitation arraché à la peur et aux menaces. En sortant, chacun relève le col de son manteau avec un grand sourire. La rue est sombre. Cassou allume sa pipe en attendant l’arrivée de Gaveau.
« Il nous rejoint bien à 21 heures 30 devant le restaurant ?
— Oui, le voilà, ajoute Simone Martin-Chauffier. Je reconnaitrai son béret entre mille.
— Oh la la les amis, il faut rester prudent et ne pas attendre ensemble. C’est suspect. Allons-y. »

Tous sont encore dans l’euphorie inattendue de ce dîner. Ils ont oublié. Pendant cette courte paire d’heures, ils ont presque oublié que Léon-Maurice Nordmann est tombé il y a dix jours. Ils n’osent pas demander à Gaveau de leur raconter une fois de plus les circonstances du désastre. Mais les conseils bienveillants d’André Gaveau ont le goût d’un poison lent qui lentement engourdit, puis immobilise les membres avant le coup de grâce. Il sortait de son rendez-vous hebdomadaire avec le capitaine Goering qui dirige le service de sécurité des SS, un concurrent direct de l’Abwehr, contre-espionnage de l’armée allemande. Il vend très cher ses services d’agent-double car il est très efficace. Toutes têtes tombent autour de lui. Nordmann est le premier. L’affaire était simple mais on aurait pu le découvrir. Nordmann devait impérativement passer en zone sud. Un bateau l’attendait en Bretagne pour le conduire en Angleterre. L’étau se resserrait autour de lui. Les informations étaient inquiétantes. Comme Vildé devait lui-même partir pour renforcer ses contacts dans le sud de la France, il avait confié à Gaveau le soin d’organiser le départ de Nordmann. Les deux hommes se sont retrouvé sans encombre le 13 janvier gare Montparnasse. Leurs papiers sont en règle. Leurs laisser-passer aussi. Ils s’installent dans le train, chacun à des places différentes pour ne pas attirer l’attention. Vildé avait insisté pour renforcer les règles de sécurité. Il savait l’entreprise fragile face aux ressources allemandes et sentait la menace grandir sur les formations résistantes. Le train part sans encombre. Nordmann pense avoir accompli le plus difficile en quittant la nasse parisienne. Au premier arrêt, à la gare Versailles-Chantiers, des officiers de la police secrète montent dans son wagon et arrêtent Nordmann. Il n’a aucun moyen de s’enfuir. Il ne regarde pas Gaveau en passant devant lui. Il cherche à le protéger. Gaveau poursuit le voyage jusqu’à son terme, seul moyen d’avoir une bonne couverture pour les autres membres du réseau Vildé. Durant le voyage, il ne s’inquiète que d’une chose : l’arrestation de René-Georges Etienne prévu au même moment à Paris a-t-elle réussi ? Il sera satisfait d’apprendre que « oui » à son retour de Bretagne, en s’inventant un visage catastrophé devant Yvonne Oddon qui lui apprend. Vildé est absent. Il faut protéger les plus fragiles. Gaveau n’a pas le temps d’organiser l’arrestation des premières têtes du musée de l’Homme. Il est doublé par Olga Erouchkowski, une russe blanche que Lewitsky avait pris sous son aile et placé au service technique du Musée. Début février, Yvonne avait récupéré de la branche bretonne des plans des installations allemandes de sous-marins à Saint-Nazaire. Afin de traiter le document, Yvonne Oddon avait demandé à Erouchkowski de remettre le pli à Lewitsky. Elle était directement allée à la Gestapo pour qui elle travaillait. Le 10 février 1941 au soir, Yvonne Oddon et Anatole Lewitsky sont interpellés chez eux. Gaveau est en colère. C’est du bon argent qui s’échappe. Il décide de reprendre la main. Rivet a échappé aux Services allemands. Il est passé en zone sud et tente de convaincre Vildé de ne pas revenir à Paris. Tout le monde commence à chercher une porte de sortie. La menace est là. Contre toute attente Vildé revient. Il doit remobiliser les troupes et trouver d’où viennent les fuites. Il charge Gaveau de cette mission en lui proposant un prochain rendez-vous. Mais, au milieu de ses périples entre Marseille et Toulouse où il croise le jeune René Sénéchal qui lui remet les derniers documents sauvés de l’arrestation d’Yvonne, il apparaît clair à Vildé qu’Irène lui manque. Son sourire, sa main délicate qui glisse le long de son épaule, tout lui manque. Son amour est profond. Il n’arrive pas vaincre ce manque, ce troublant manque dans la séparation. Il revient à Paris pour l’embrasser. Il sait qu’il ne peut pas se précipiter chez lui. Son appartement doit être surveillé. Il se rend donc chez Agnès Humbert pour se cacher et organiser son retour. Quand elle ouvre la porte, elle reste un long moment à regarder la grande silhouette blonde de Vildé.

« Mais vous êtes fou, dit-il en le tirant à l’intérieur de son appartement pour refermer la porte.
— Je sais. Mais que voulez-vous que je fasse d’autre. Il faut organiser une réunion, rapidement. Qui est encore actif en ce moment ?
— Je n’ai plus de nouvelles de Sénéchal. Depuis votre entrevue à Toulouse, plus rien. J’ai toutes les craintes.
— Non, pas le Gosse. Ce serait terrible. De mon côté, aucune nouvelle de Pierre Walter.
— Pierre ? Je le connais. Il se cache dans sa tanière.
— Très bien. Il faut organiser une réunion. Il me faut des papiers.
— Comment ça ? Des papiers ?
— Oui, de faux documents d’identités !
— Vous n’en avez pas ?
— Non.
— Comme ça, Maurice, alias Boris Vildé, grand chef de la Résistance n’a pas de faux papiers. Vous circulez en zone sud sous votre vrai nom et passez et repassez la ligne de démarcation sous l’identité de Vildé ? Autant distribuer directement les numéros de Résistance rue des Saussaies.
— Je sais, je sais… j’ai manqué de temps.
— Et un peu de jugeote aussi.
— Oui ! J’ai un autre service à vous demander.
— J’écoute.
— Il faudrait m’organiser un autre rendez-vous… avec Irène. »

Boris Vildé revoit sa femme dans un appartement prêté. Le couple se retrouve enfin. Ils s’embrassent longuement. Elle le regarde. Elle recoiffe sa chevelure douce et fine. Il lui explique la situation et les difficultés qui s’annoncent. Il lui demande de se protéger et de partir le plus vite possible chez ses parents à Fontenay-aux-Roses.
« Et si vous pouviez tous partir loin d’ici, ce serait encore mieux.
— Tant que vous serez à Paris, Boris, je resterai au plus près. »

Il savait qu’elle dirait quelque chose de semblable. Ils restèrent toute une nuit ensemble dans cet appartement ordinaire. Sans doute leur dernière nuit ensemble. Le lendemain Vildé a une réunion dans l’arrière salle d’un café de Pigalle. Pierre Walter est déjà là. Ils se retrouvent pour faire le point sur la situation. Simone Martin-Chauffier arrive en retard et rejoint le groupe. Vildé expose son problème de papier. Il est dans une impasse. Mais Simone a une solution. Elle a de son côté une filière de papier très sécurisée qui lui permettrait d’avoir des documents certifiés pour le lendemain. Ils conviennent alors d’un rendez-vous au même endroit le lendemain le 26 mars à la même heure, 15 heures.
« Ce sera possible pour vous ? demande Vildé.
— Aucun problème, j’ai ce qu’il faut pour ces urgences. Je pars la première. A demain. »

Le soir Vildé retrouve Gaveau pour faire un point avec lui et savoir ce qu’il sait ou ce qu’il peut faire. Il lui apprend que Sénéchal a été arrêté le 18 mars.
« Il est au Cherche-Midi. J’espère qu’il tient le coup.
— C’est affreux. On ne peut rien faire ?
— Comme quoi ? Une évasion ?
— Oui.
— Cela me semble impossible. Yvonne Oddon et Anatole Lewistsky sont également emprisonnés. On ne pourra jamais les faire sortir tous les trois.
— Au moins un, pendant les déplacements, au moment des interrogatoires ?
— Mais il faudrait connaître les dates des convocations ! Je ne vois pas comment, p’tit père.
— Je sais. Mais il faut y réfléchir. Je récupère demain des papiers vers Pigalle à 15 heures. On se retrouve à 16 h à Saint-Lazare ?
— Vous partez ?
— Non il y a du monde, c’est tout.
— Parfait. Alors à demain. »

Gaveau sait ce qu’il lui reste à faire.
Le 26 mars 1941, le printemps parisien fait fleurir les arbres qui bordent le boulevard de Clichy. Vildé rejoint la place Pigalle par ce boulevard, comme un flâneur. Simone Martin-Chauffier l’attend, anxieuse, l’enveloppe de documents dans son sac. Boris Vildé regarde les ailes du Moulin rouge comme un touriste le ferait. Au moment de traverser la place, deux hommes le ceinturent alors qu’une voiture arrive sur eux en trombe. C’est fini pour lui. Il est cerné. Il n’a aucune porte de sortie. Il est jeté dans la voiture où l’attend un homme armé qui lui demande de prendre place. La voiture repart immédiatement. Il n’aura fallu que trente secondes.

A 15 heures 30, Simone est de plus en plus nerveuse. Boris Vildé n’est toujours pas là. Pierre Walter arrive. Il voit Simone seule, inquiète.
« Simone, souriez, levez-vous rapidement et venez avec moi.
— Mais il n’est pas là. Il est en retard.
— S’il n’est pas là à cette heure, il ne viendra pas. Il a été arrêté. Levez-vous en souriant, nous devons partir. »

Dans les semaines qui suivent, tous sont arrêtés. Agnès Humbert, Sylvette Leleu, Alice Simonnet, Jules Andrieu, Georges Ithier, Pierre Walter, Jacqueline Bordelet, Jean Cassou, Pierre Brossolette, André Weil-Curiel et bien d’autres.
Le réseau du Musée de l’Homme est décimé. Germaine Tillion découvre au fur et à mesure l’étendue du désastre. Elle craint évidemment pour ses propres activités mais elle comprend rapidement que le cloisonnement fonctionne. Elle découvrira plus tard que Gaveau n’a tout simplement pas connaissance de la branche Tillion-Hauet, ni de celle de La Rochère. Germaine est horrifiée de voir ses amis enfermés dans les conditions sordides des prisons françaises sous l’Occupation. Entre le Cherche-Midi, les geôles de la rue des Saussaies et les murs de la Santé, rien ne permet d’envisager sereinement l’avenir. Les mois de prisons sont interrompus par des interrogatoires parfois musclés. Les conditions de vie en détention suffisent à elles seules pour mettre à mal les prisonniers. La réputation des prisons françaises n’est plus à faire. Tous doivent faire face au manque de nourriture, au froid, à l’humidité, aux attaques de la vermine, à l’absence d’activité. Au départ, les livres et les promenades sont interdits. Il n’y a pas de visites. La vie de prisonnier est d’autant plus difficile que l’automne arrive avec le froid et l’humidité des pluies battantes d’octobre. Le procès se profile. Les interrogatoires et les procès-verbaux à signer se multiplient. Parfois les inculpés se croisent dans les couloirs, entre deux portes. Agnès Humbert s’efforce de sourire devant Boris qui a subitement vieilli. La prison suspend tout mais précipite l’âge de chacun. Les traits de Vildé sont tirés. Il a beaucoup maigri et sa superbe chevelure blonde et crantée a été mangée par une tignasse grisonnante. Les esprits restent lucides. Ils en disent le moins possible. Tous ont compris qu’ils ont été trahis sans savoir d’où est venu le danger. La couverture Gaveau reste intacte et l’homme opérationnel.

Germaine Tillion, de son côté, tourne comme une lionne en cage. Une partie du réseau avec qui elle travaillait, a disparu d’un seul coup. Ses interlocuteurs ne sont plus là. Son action est amputée. Mais surtout ces hommes et ces femmes sont ses amis. Elle est très proche d’Yvonne Oddon, de Lewitsky et de Vildé. Elle est particulièrement affectée par ce coup porté à son univers. Hauet ne tente pas de la rassurer. Il a peur de connaître par avance l’issue du procès qui s’annonce. Il cherche à apaiser sa douleur. Le vieux militaire comprend plus que jamais l’importance du secret et des cloisonnements. Tous deux font l’amère expérience de ce qui cimente ce premier soulèvement : plus qu’une idée, c’est une révolte dans l’amitié qui noue ces êtres. C’est ce qui rend d’autant plus violentes et traumatisantes ces arrestations. Germaine Tillion commence à échafauder un plan pour les sauver mais Hauet lui montre qu’ils n’ont pas le début de l’équipement ou des moyens humaines et logistiques pour une attaque de la prison. Germaine le sait mais il fallait l’envisager. Ils savent aider des prisonniers en fuite, ils réussiront bientôt des évasions, comme avec Juliette Tenine, sans doute le dernier coup d’éclat de Germaine. Mais la prison de la Santé, ou celle de Fresnes ne ressemble pas l’hôpital Rothschild où elle bénéficiera de complicités pour extraire la petite Juliette des mains de la Gestapo.

« En plus de cela, Mademoiselle Tillion, il faut penser à notre propre sécurité. Agir en se sacrifiant est hasardeux. Le groupe de Vildé est décimé. Il faut penser à nous protéger. Ce terrible épisode nous rappelle que nous sommes vulnérables malgré nos efforts et notre grande vigilance. Il faut trouver un moyen d’agir au grand jour, trouver un levier de pression qui n’attirerait pas l’attention sur nous. Tout est si fragile.
— Je sais Colonel. »

Germaine Tillion le sait d’autant plus que le colonel Hauet n’a pas besoin de lui rappeler qu’il a été arrêté le 5 juillet 1941, lui et La Rochère. Mais, faute de preuve, il a été renvoyé dans ses foyers. Nous sommes sur la sellette, a-t-il dit en revoyant Tillion après cet épisode.
Irène est très désemparée. On lui refuse de voir Boris en prison. Les colis sont interdits et les courriers sont interceptés et bloqués. Germaine voudrait l’aider. Elle cherche à la réconforter tout en découvrant que derrière sa douceur et sa réserve, Irène est une femme forte et déterminée. Dans leur conversation, Germaine apprend qu’Irène a pris contact avec l’aumônier allemand de la prison de Fresnes où se trouve Vildé. « On ne sait jamais… peut-être pourrait-il m’aider ? »

Germe alors une idée… l’Église… oui l’Église pourrait être un intercesseur officiel qui pourrait avoir du poids sans découvrir les activités. Germaine interroge son entourage : qui contacter ? Une simple lettre serait inutile. La famille Tillion a des relations auprès de l’Institut catholique. Elle obtient une audience auprès du Cardinal Baudrillart en forçant un peu le destin. Elle rencontre Mademoiselle de Vismes qui est la nièce et la secrétaire du Cardinal. Germaine Tillion lui expose sa requête, parlant de ses amis emprisonnés, des femmes et de jeunes gens menacés de morts pour quelques tracts. La secrétaire du Cardinal est ébranlée par le récit de Germaine. Elle promet son soutien mais alerte l’ethnologue sur l’état du Cardinal avant de la faire entrer dans son immense bureau.

« Il est un peu nerveux en ce moment. Ne faites pas trop attention à ses propos. Ils sont le fruit de son irritation et de sa grande fatigue. »
En réalité, le Cardinal Baudrillart est un vieillard incohérent, sans doute sénile. Quand Germaine entre avec Mademoiselle de Vismes, elle assiste à une véritable bouffée délirante. Le cardinal éructe en tournant sur place au milieu d’une pièce aussi grande que vide, un grand bureau quelques chaises et fauteuil. Il faudra quelques instants à Germaine pour comprendre que le vieil homme est quasiment aveugle. Les pièces ont été vidées pour que le Cardinal ne se blesse pas.

« Il veulent me tuer… tous… je le savais… ils veulent ma mort… ils se sont tous organisés avec leurs lettres… Vismes ! Vismes ! Vous les avez gardées les lettres… leurs dénonciations… que veulent-ils de moi ? Un sacrifice en place publique… un autodafé… une crucifixion… ils feraient mieux de prier plutôt que d’écrire… de m’écrire… je ne veux plus de leurs lettres… il faut leur dire… il faut prier… je n’ai rien à voir avec tout ça… je ne suis qu’un pauvre prêtre… il faut prier… ils ne m’auront pas avec leurs mensonges… leurs odieux mensonges… je suis plus fort qu’eux, ils vont se repentir… tous ! Je les traînerai en confession… je les obligerai à dire… on n’injurie pas l’Église impunément… il verront… ils verront… »
Subitement le prélat se retourne vers Germaine, tétanisée par ce spectacle : « Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ? Vismes ! Qui est-ce ? Encore une lettre ? Encore une demande ? Encore une dénonciation ?
— Je vous présente Mademoiselle Germaine Tillion de la paroisse de Saint-Maur.
— Ah Saint Maur ! Vous savez que c’était un grand voyageur qui a accompli de nombreux miracles. Savez-vous si les bénédictins de Saint-Maur ont toujours la balance du saint homme ?
— Je ne sais pas Monseigneur mais je me renseignerai » répond Germaine, un peu déconcertée par l’attitude de Baudrillart, en se tournant vers Mademoiselle de Vismes qui lui fait signe de poursuivre et d’enchaîner.

Germaine s’attendait à tout mais pas à se retrouver devant un homme diminué et incohérent. Elle avait préparé son entrevue. L’avocat de Vildé lui avait conseillé de préparer son propos. Germaine avait écrit et appris par cœur ce qu’elle voulait dire à cet homme d’église qui n’arrêtait pas d’agiter les bras dans tous les sens pendant qu’elle parlait. Comprenait-il quelque chose aux faits que Germaine Tillion tachait de déplier le plus clairement et le plus succinctement possible ? C’est quand elle commence à lui lire la lettre qu’elle voulait qu’il envoie à Hitler qu’il l’interrompt dans une agitation dédoublée.
« Ecrire à Hitler ?... Mais je ne connais pas ce monsieur, je ne connais pas ce monsieur… C’est le chancelier des allemands, je ne suis qu’un cardinal français.
— Mais vous avez de l’influence votre éminence. Si vous ne le connaissez pas, Hitler a certainement entendu parler de vous.
— Certainement… certainement. Je vais y réfléchir… mais je suis fatigué, fatigué de toutes ces lettres.
— Il s’agit de jeunes gens qui sont au bord du gouffre, votre éminence. Votre geste serait si précieux pour sauver ces âmes si vous envoyiez cette lettre.
— Vismes ! Je suis fatigué, fatigué des lettres… Vismes ! C’est d’accord, je signerai, j’enverrai la lettre… Vismes, faites sortir… faites sortir. »

En raccompagnant Germaine Tillion, Mademoiselle de Vismes lui assure son plein soutien. La lettre serait signée. Elle n’aura qu’à revenir le lendemain. Quel est l’espoir ? Mince, il est très mince au regard de la décrépitude du prélat. Elle retourne le lendemain à l’Institut catholique pour récupérer la lettre promise. Mais elle apprend que Mademoiselle de Vismes a fait un malaise et a été emmenée d’urgence à l’hôpital pour une opération. On ne peut ni la joindre, ni la visiter. Quant au Cardinal Baudrillart, il se repose et ne saurait être dérangé pour une lettre, fût-elle adressée à Hitler. Il faudra revenir. Le chanoine Tricot devrait reprendre la charge de Mademoiselle de Vismes durant sa convalescence.
Le procès dure depuis un mois et les échéances terribles se rapprochent. Cette nouvelle péripétie agace Germaine. Ce nom lui dit quelque chose. Tricot… Tricot, où a-t-elle entendu ce nom. Elle se souvient qu’Hauet l’avait mentionné dans une conversation. Leur rendez-vous du lendemain le confirme.

« Tricot, c’est une ordure. Je n’ai pas l’habitude de parler ainsi des hommes d’Église mais cet individu ne mérite absolument pas ses habits. C’est tout simplement un pronazi de première bourre. Quand le rencontrez-vous ?
— Demain.
— Alors armez-vous de tout votre courage et votre sang-froid, Germaine. Je crois notre affaire mal engagée, et j’en rage. »

Le tableau dressé par le colonel Hauet est en deçà de la réalité. L’homme est petit et son visage rond de chauve n’offre aucune aspérité. Ses lunettes rondes d’acier fin surmontent un sourire qu’il ne quitte jamais. Ce sourire dérage plus qu’il ne rassure. Germaine comprend immédiatement que ce rictus est une arme et non un échange. C’est le signe de Grippeminaud. Germaine Tillion a immédiatement associé ce sourire au faux-dévot vorace de La Fontaine. Une intuition corroborée par leur conversation… le sourire persistant de Tricot.

« Chère Madame, que puis-je pour vous ?
— C’est au sujet de la lettre que le Cardinal…
— Ah oui, la lettre, une lettre pour ?
— Des prisonniers injustement emprisonnés… j’ai rencontré le Cardinal qui devait signer une lettre pour demander leur amnistie…
— Baliverne.
— Comment ?
— L’état du Cardinal ne lui permet plus de prendre de telles décisions.
— Mais Mademoiselle de Vismes était présente. Elle pourrait vous certifier…
— Mademoiselle la nièce du Cardinal est hospitalisée et au repos. Elle ne vous sera d’aucun secours. Je n’ai pas le temps de rester ici. Si vous voulez poursuivre cette conversation, accompagnez-moi jusqu’à chez moi. Ce ne sera pas long. J’habite à deux rues. Notre conversation ne devrait pas durer plus longtemps de toute façon. »

En quittant l’Institut catholique, Germaine suit le chanoine Tricot et tente de le convaincre en lui rappelant les termes du dossier et les personnes incriminées, insistant particulièrement sur le nombre de femmes sur le banc des accusés et la jeunesse de certains prévenus.
« Sans vouloir être désagréable à votre endroit, nous savons fort bien que depuis l’exemple fâcheux d’Ève, les femmes sont la cause de tous nos maux. Que des femmes soit sur le banc des accusés ne m’étonne guère. Quant à la jeunesse, elle n’excuse ni les imprudences, ni les délits les plus impardonnables.
— Mais… mon père… il ne s’agit de toute façon pas de votre opinion mais des choix du Cardinal.
— Oh mais son Éminence a déjà statué. »

Cette phrase laisse Germaine sans voix. Ils avancent rue Vaugirard, bondée à cette heure, puis, regardant autour de lui, et profitant d’un moment sans badaud, il ajouta :

« Je n’userai pas la signature de son Éminence pour de telles engeances. Des criminels, des femmes et des juifs. Vous croyez vraiment qu’un homme occupé comme le Cardinal a le temps de se pencher sur des condamnés à mort. Ils ont eu un procès. La justice des hommes est passée. Dieu se chargera de reconnaître les siens. Pour ma part, mon temps est trop précieux pour me pencher sur ce dossier qui semble avoir trouvé son terme. Je suis arrivé à mon domicile. Il me reste à vous souhaiter une bonne fin de journée. Allez dans la paix du Christ. »

Germaine est désemparée, épuisée et en colère. Ce devait être cela la fin d’un combat de boxe perdu, cette sensation d’être perclus de coups et d’avoir été incapable de la moindre réplique. En faisant demi-tour pour aller chercher son vélo resté à l’Institut catholique, Germaine n’arrive à gommer l’image de ce sourire qui n’a pas quitté le visage du chanoine Tricot. Elle se sent profondément salie par ce sourire.

Le procès avait débuté le 8 janvier pour dix prévenus.
Le 17 février, Ernst Roskothen, président du tribunal, militaire est un juge aussi droit et juste que possible. Mais il prononce un verdict écrit par avance. Yvonne Oddon, Sylvette Leleu, Alice Simmonet, Boris Vildé, Anatole Lewitsky, Pierre Walter, Georges Ithier, Léon-Maurince Nordmann, Jules Andrieu et René Sénéchal sont condamnés à mort.

Agnès Humbert et Emile Muller écopent de cinq ans de prison, trois pour Jean-Paul Carrier.

Faute de preuves, Jacqueline Bordelet, Elisabeth de La Bourdennaye, Henri Simonnet, Albert Jubineau, René-Georges Etienne et Daniel Héricault sont relaxés.

Le 19 février le jugement est confirmé : Boris Vildé, Anatole Lewitsky, Pierre Walter, Georges Ithier, Léon-Maurince Nordmann, Jules Andrieu et René Sénéchal seront exécutés dans les prochains jours.
En revanche la condamnation à mort de Yvonne Oddon, Sylvette Leleu, Alice Simmonet est commuée en déportation.

Lorsqu’ils arrivent dans la salle d’exécution le 23 février 1942 à 17 heures, le petit groupe constate avec leurs bourreaux qu’il n’y a que quatre poteaux pour sept condamnés. Plus rien n’étonne ces sept hommes au seuil de la mort. Leur amitié les a fait tenir et les maintient encore devant cette absurde torture.
« Quoiqu’il en soit, nous mourrons ensemble, les amis, unis comme jamais », avait lancé Vildé pour galvaniser ses camarades. Ils n’en avaient pas besoin. Ils étaient tous ensemble. Il régnait une ambiance étrange. Maître Krachling, l’avocat de Boris Vildé, avait confié le soir-même à sa femme son trouble. Il avait vu l’exécution de sept hommes. Mais au lieu d’être dans un moment pesamment tragique, il avait vu des hommes souriants, heureux de se retrouver ensemble pour une ultime accolade. « Je n’ai jamais rien vu de pareil Geneviève. Je ne sais pas quel mot pourrait être assez juste et puissant pour qualifier la dignité de ces hommes. Aucun cri, aucun pleur, aucune revendication ou insulte. Aucune défiance ou provocation de dernière minute. Vildé a même salué le président Roskothen qui était outré pour les quatre poteaux. Vildé, Lewitsky, Walter ont demandé à être exécutés en dernier, ce qui leur a été accordé. Le petit Sénéchal a été d’une force incroyable. Vous vous rendez compte, ce n’était qu’un enfant. Vildé s’est battu comme un lion pour l’innocenter au moment du procès. Mais le procureur Gottlob tenait à garder tous ces accusés. C’est odieux. Il s’est présenté devant le poteau sans faillir. Il avait dix-huit ans, Geneviève, dix-huit ans, c’est l’âge de notre André. On leur a laissé le temps de se retrouver, de se préparer ensemble. On leur avait donné du chocolat. Ils riaient d’avoir retrouvé le goût de la sucrerie, comme des enfants. Vildé m’a demandé de dire tout son amour à sa femme, Irène. C’est lui qui le guidera jusqu’aux cieux. Je crois qu’en prison Vildé est devenu très mystique. Avant de se présenter devant le peloton d’exécution, Vildé leur a juste dit de se souvenir des premières phrases de Résistance. A 18 heures tout était fini. »

Résister ! C’est le cri qui sort de votre cœur à tous, dans la détresse où vous a laissé le désastre de Paris. C’est le cri de vous tous qui ne vous résignez pas, de vous tous qui voulez faire votre devoir.

(Résistance, n°1, 15 décembre 1940)