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chapitre 6 : 1942 (le vicaire de La Varenne Saint-Hilaire)

dimanche 5 juin 2022, par Sébastien Rongier



1942 (le vicaire de La Varenne Saint-Hilaire)



Germaine Tillion est bouleversée. Tout s’écroule autour d’elle. Comme à chaque printemps à Paris, la vie a repris. Elle sait que la vie doit reprendre coûte que coûte. C’est aussi une manière d’affronter l’ennemi. Mais elle ne supporte plus de voir les immenses oriflammes rouges frappées d’une croix qui défigurent sa ville. Ses amis sont tombés. Emprisonnés ou fusillés. Elle craint pour sa vie. Pour la première fois, elle découvre une sensation de menace. Elle ne reverra jamais Lewitsky ou Vildé. Elle ne sait pas où se trouve Yvonne Oddon. Plus jamais ils ne riront ensemble. Elle découvre le manque abyssal, celui de la complicité simple autour d’un verre pour sentir une vie plus humaine au milieu des dangers qu’ils traversaient ensemble. Dans les rues de la capitale, tout est laid et ses jambes sont lourdes. Elle n’a qu’une envie, rentrer à Saint-Maur et penser à cette civilisation méditerranéenne qu’elle a laissée derrière elle. Elle sait que cette fragilité est passagère, que demain matin, lorsqu’elle repartira pour la rue Bréguet, tout recommencera, mais le soir tombe et tout devient froid et lugubre sur le chemin du retour. Le danger se rapproche et elle n’a plus de marge de manœuvre. Il faut trouver de nouveaux interlocuteurs qui puissent transmettre les documents amassés rue Bréguet. Deux choses lui semblent désormais certaines. Le renseignement est essentiel. La violente répression dont ont été victimes ses proches en est la preuve. Les réseaux de résistance sont donc une réelle menace pour le pouvoir allemands et ses affidés vichystes. D’autre part, chaque démantèlement de réseau est d’abord l’œuvre d’un traitre. Il faut donc redoubler de vigilance… tout en multipliant les contacts et les rencontres. Germaine sait que là est le véritable fil du rasoir. Il faut absolument trouver de nouvelles formes de collaborations pour maintenir l’activité. Elle entre alors en contact avec Jacques Legrand qui a fondé avec Jeanine Buffet-Picabia un réseau en lien direct avec Londres. Germaine sait que ce canal est essentiel. Elle n’a plus de contact avec Londres après l’arrestation de Vildé. Le duo Hauet-La Rochère est désormais fragilisé. Germaine voit immédiatement que Jacques Legrand est solide et fiable. Il n’a pas la ferveur électrique de Boris mais il porte sur ses épaules de fortes responsabilités. Tout s’était fait par capillarité. En regardant le visage de Legrand alors qu’ils discutaient d’un projet d’évasion, Germaine s’était dit que tout s’était fait une fois de plus très facilement. Elle redoute le jour où ce sera trop facile. Elle redoute le mauvais jour. Après le procès du musée de l’Homme, des collègues avaient eu le besoin de se retrouver. Des amis autour d’un verre et des idées communes. Germaine était la seule femme au milieu de ses hommes, discrète mais chacun connaissait, au moins de réputation, sa place et son travail. Elle rencontre Raymond Burgard, précédé de sa tapageuse réputation et des coups d’éclat de Valmy. C’est lui qui lui avait parlé de Legrand. Ils se connaissent grâce à un collègue angliciste, un jeune homme brillant qui connaît Joyce, ajoute Burgard. C’est donc par l’entremise d’Alfred Péron que Germaine Tillion entre en contact avec Legrand et avec le réseau Gloria SMH. Elle ne sait pas qui se cache derrière le pseudonyme Gloria et ne le demande d’ailleurs pas.

« Je crois que cette évasion sera très difficile. Fresnes est une véritable forteresse, signale Legrand dans un soupire
— J’ai voulu mettre en œuvre quelque chose pour Vildé et Lewitsky et je suis arrivée à la même conclusion, ajoute Germaine. Mais j’aurais dû faire quelque chose. J’aurais dû tenter une évasion au lieu de me perdre dans les couloirs d’un cardinal.
— Londres nous met une très forte pression. Pierre de Vomécourt doit s’évader. Nous devons trouver une solution. Et rapidement car je ne sais combien de temps Vomécourt restera à Fresnes, ou tout simplement tiendra. »

De Vomécourt était la courroie de transmission principale de Legrand vers Londres. Son arrestation est un coup dur pour le réseau de Legrand.
« J’ai rétabli le contact avec Lyon, une responsable du SOE.
— Le SOE ? demande Germaine.
— Les Services anglais rattaché au réseau Gloria. Mais cela n’éteint pas la nécessité de sauver Pierre de ce piège. »

Germaine ignore tous ces rouages. Elle en connaît d’autre et ses conseils sont précieux pour Legrand. Ils se sent sur un pied d’égalité, d’autant plus qu’ils traversent l’un et l’autre un moment de doute et de fragilisation de leur engagement.
« J’ai peut-être une piste. Je ne sais pas si elle est solide mais j’ai un contact possible qui pourrait activer quelqu’un à l’intérieur de la prison.
— Quoi ! Mais il fallait le dire plus tôt. Dites-moi tout !
— Je suis en train de faire quelques vérifications. Il s’agit d’un prêtre, un abbé… »

Une semaine auparavant, alors qu’elle préparait le dîner avec sa mère, la sonnette de la porte d’entrée de la maison de Saint-Maur avait retenti. Germaine avait regardé sa mère sans dire un mot et levé les yeux vers les étages. Emilie s’était immédiatement dirigée au second étage pour prévenir l’invité. Dans la chambre d’ami se cachait un agent belge de l’IS. De Bezy était recherché par la Gestapo. Les Tillion n’attendaient aucun visiteur.
En ouvrant la porte, Germaine a la surprise de découvrir un prêtre, soutane noire en laine et sans rabat. Les boutons sont couverts et légèrement patinés, le visage de l’homme, soutenu par son col romain lui sourit.
« Mon père.
— Mademoiselle Tillion ?
— Oui, c’est ici.
— Vous êtes mademoiselle Germaine Tillion ? »

L’homme a un léger accent allemand qui traîne au fond de sa gorge. Sa voix est douce et son sourire cherche à séduire. Germaine Tillion est sur ses gardes. Elle n’aime ni les surprises, ni les inconnus sonnant à sa porte. Son habit ne changeait rien et son sourire lui rappelle de mauvais souvenirs, accroissant sa vigilance.
« Excusez-moi de venir à l’improviste vous déranger ainsi. Je me présente Robert Alesch. Je suis le vicaire de La Varenne Saint-Hilaire et j’ai parmi mes connaissances celle de monsieur Kra qui m’a confié votre adresse, sous le sceau du secret. Je me présence donc à vous sur sa recommandation.
— Oui. Je vous écoute, même si je ne comprends pas très bien votre histoire de secret.
— Nous pourrions peut-être rentrer.
— Nous resterons dans l’entrée si vous voulez bien. Ma mère et ma grand-mère se reposent. Je ne voudrais pas les déranger. »

En refermant la porte d’entrée, Germaine montre sa réticence, sa prudence. Ils resteront dans le couloir pour écouter ce qu’il avait à dire. Kra n’était pas un homme à manquer de discernement. Il n’avait pas agi à la légère. Pierre-Maurice Dessinges qui se cachait derrière ce pseudonyme avait monté plusieurs réseaux très actifs entre Paris et Blois. Entre renseignement, sabotage et évasion, le groupe Mouvement France Liberté de Dessinges était très actif et avait rapidement trouvé un relai auprès du colonel Hauet. Depuis que le militaire était sur la touche, Dessinges était sous les ordres de Tillion. Il admirait particulièrement la force, le courage et la détermination de cette femme. Il avait fait connaissance de l’abbé Alesch grâce à son ami d’enfance Guy Moulin. Ce dernier participait à un réseau avec l’homme d’Eglise et ne tarissait pas d’éloge. De contact en relation, Alesch s’était retrouvé devant la porte du 40 avenue du Grand Chêne.

Le vicaire commence donc à lui raconter qu’il avait mis sur pieds un petit groupe de résistants parmi la jeunesse de sa paroisse et qu’il cherchait à développer cette force vive en actions plus concertées. Il cherche désormais à entrer en contact avec des réseaux plus structurés pour proposer ses services d’autant qu’il a, en plus de sa qualité de prêtre, un laisser-passer en zone libre qui pourrait être très utile. Robert Alesch parle posément. Il montre une certaine ferveur. Elle ne ressemble pas à une exaltation inconséquente. Ses mots sont posés, justes et soulignent une grande culture. En l’écoutant, Germaine comprend le pouvoir de séduction de cet homme. Mais elle le coupe pendant qu’il affiche ses positions anglophiles et fait le récit des portraits de De Gaulle que ces jeunes ouailles distribuent discrètement à la sortie de la messe.

« Je ne comprends pas très bien tout ce que vous me racontez. Je pense que vous vous trompez d’interlocutrice. Je suis ethnologue et je ne m’occupe pas de résistance.
— Mais Guy Moulin et Kra…
— Je ne sais pas qui sont ces personnes mais comme je vous le disais je ne suis absolument pas au fait de questions de résistance. Je suis patriote. J’aime mon pays mais je mène une vie tranquille et assez retirée avec ma mère et ma grand-mère. Notre maison de Saint-Maur est un lieu de paix.
— Je croyais pourtant que vous aviez des amis anglais.
— Oh non, je n’ai plus aucun contact avec l’Angleterre depuis le début de la guerre. Ma vie se résume à l’étude des peuplades lointaines et au jardinage de notre maigre potager. En revanche, je pense que vous ne devriez pas engager de jeunes gens inexpérimentés dans la résistance. C’est, je crois, une aventure très dangereuse. Elle ne doit pas être prise à la légère.
— Il n’y a aucune légèreté dans ma démarche, mademoiselle, croyez-le bien.
— Je l’espère. Pour vous comme pour vos fidèles.
— Serait-il possible que je revienne la semaine prochaine ?
— Je ne peux pas vous l’interdire si vous en sentez la nécessité. Au revoir, mon père.
— Au revoir mademoiselle. »

La première chose qu’avait faite Germaine après avoir reconduit l’abbé Alesch et vérifié qu’il n’était ni suivi ni accompagné, avait été de monter aux étages rassurer chacun. Ce n’était qu’une fausse alerte. L’autre chose avait été d’avertir immédiatement quelques contacts pour diligenter une petite recherche. Dans la police, on appelle cela une enquête de moralité. Pour la Résistance, c’était un réflexe de survie. Elle demande donc à Jacqueline Bordelet de mener une petite enquête pour connaître le profil de ce curieux abbé. Elle appartient au même réseau et elle est surtout une voisine. Le déplacement à La Varenne donc est plus simple et moins suspect. Jacqueline connaît également une religieuse, sœur Ernestine, permettant d’obtenir d’autres informations sur le prêtre. Lorsque Robert Alesch se présente de nouveau chez elle, Germaine est rassurée. Tous les comptes rendus sont positifs. Peut-être est-il trop ouvertement anti-nazi au cours de ses homélies ? Mais son activité semble sérieuse et engagée. Germaine Tillion pense que sa méfiance est injustifiée. Sans doute l’expérience du chanoine Tricot passe-t-elle toujours aussi mal. Elle a conscience que, même si une lettre du Pape lui-même avait été envoyée, cela n’aurait pas sauvé ses amis de la mort. Mais le visage de Tricot, son sourire, restent gravés dans sa mémoire. Elle reçoit Alesch avec moins de froideur et de réserve. Alesch se comporte comme s’il passait un entretien d’embauche. Il énumère toutes ses activités en indiquant sa situation. Il est originaire du Luxembourg et a été ordonné prêtre en 1933. Il devient vicaire de La Varenne en 1935, heureux de s’installer près de Paris et de perfectionner son français. Sa vie à La Varenne est celle d’un modeste homme de Dieu. Mais sa famille est très riche. Son père, décédé, possédait de nombreux bois au Luxembourg. La législation allemande va lui permettre de récupérer ses biens et de bénéficier de revenus qui pourront financer ses activités. Comme il l’avait indiqué lors de sa précédente visite, il dispose également d’un laissez-passer en zone libre.

« C’est assez pratique car mon habit me rend invisible. Je suis insoupçonnable. J’ai également un ami d’enfance qui travaille à la Kommandantur. Il y est interprète et j’ai toute confiance en lui. C’est d’ailleurs lui qui m’a présenté un petit capitaine allemand. Le pauvre homme est en poste à la prison de Fresnes. Il n’aime pas son travail, loin de chez lui. Il remet en question beaucoup de choses. Il est d’autant plus fragile qu’il est amoureux d’une française. Sa hiérarchie refuse qu’il l’épouse. Il pleurait presque en me racontant tout cela. Je crois qu’il veut s’enfuir.
— Comment s’appelle votre ami ?
— Gastauer… pourquoi ? Vous pensez qu’il pourrait être utile ?
— Je ne sais pas. Il se rangerait de votre côté ?
— Je crois la chose acquise. Mais il reste très discret. Vous voudriez le rencontrer ?
— Surtout pas. »

Pendant que l’échange se poursuit, Germaine ne pense pas à Gastauer mais au capitaine de la prison de Fresnes. Ce pourrait être une porte d’entrée. C’est ce qui permettrait de mettre sur pieds une véritable opération. Avoir un atout à l’intérieur de la prison, c’est quasiment inespéré. Mais Germaine prend son temps et ne manifeste aucun intérêt particulier à l’égard de cet aspect des informations nombreuses offertes par Alesch.

Lorsqu’elle indique à Legrand l’existence de ce capitaine, il exulte.
« C’est la pierre qui manquait à l’édifice. C’est par lui que nous pourrons avoir les informations nécessaires, voire même une porte d’entrée pour libérer Vomécourt. Il faut absolument que je rencontre votre bonhomme.
— C’est un prêtre.
— Ah oui ! Très bien. Mais ne comptez pas sur moi pour une quelconque confession. »

Germaine avait souri. Elle aurait voulu ralentir les ardeurs de Legrand. Aucune raison valable. Un éclair. L’instinct. Une sorte d’ambivalence. Elle ne sait si elle se méfie encore d’Alesch à cause de l’épisode Tricot, ou si la légère obséquiosité de l’abbé augmente son alerte. Il lui arrive même d’être gênée par son comportement trop chaleureux avec les femmes. Elle avait observé la différence quand elle avait présenté Alesch à Legrand, accompagné par Thomasson. Au cours de cette rencontre, très rapidement, l’espoir d’une libération de Vomécourt renaît. L’organisation d’une évasion est désormais possible, entre dates de transferts, ou même substitution.
Alesch et Legrand se revoient pour élaborer un plan solide. Il faut de l’argent et des moyens techniques : des véhicules, des planques, des vêtements et l’activation rapide d’un plan d’évasion vers la zone sud. Legrand commence à activer ses passeurs et ses contacts.

« Mais surtout, ajoute, Alesch. Il faut de l’argent. Il me faut de l’argent pour payer mes contacts et le capitaine. Il lui faut également de l’argent pour sa fuite avec sa petite amie.
— Combien ? demande Legrand.
— 300 000. Je pense qu’avec 300 000 francs, je devrais y arriver.
— Samedi, chez Mademoiselle Tillion, cela vous ira ?
— Parfait. »

Lorsque tout le monde arrive à Saint-Maur, le soleil brille, mais personne n’ose profiter du jardin pour une conversation à bâtons-rompus. L’heure est trop sérieuse pour négliger les passants curieux et les oreilles qui traînent. Legrand remet à Alesch les 300 000 francs en petites coupures. Ce dernier demande benoitement : « Au fait, il faut libérer quel Vomécourt ? »

La question de l’abbé prend tout le monde par surprise. Thomasson regarde Legrand et Germaine Tillion qui ont compris. Philippe a lui aussi été arrêté. Il a rejoint son frère Pierre à Fresnes. Les deux Vomécourt sont en prison. Il faut désormais réussir l’évasion des deux hommes.

« Je l’ai appris en contactant le capitaine qui nous occupe. Il a fini par me demander de quel Vomécourt il s’agissait. Mais je déduis à votre réaction que vous ne saviez que les deux hommes avaient été arrêtés.
— Il faut réussir l’évasion des deux frères.
— Cela risque d’être plus difficile.
— Oui mais on ne peut pas compromettre la vie de l’un d’eux.
— Surtout en ce moment, renchérit Germaine qui craignait que l’évasion de l’un sans l’autre, condamne irrémédiablement le prisonnier qui resterait.
— Je comprends mais il va falloir revoir nos plans. Je pense également avoir besoin d’un peu plus d’argent pour faire passer la pilule.
— Combien ? 100 000 de plus ?
— 100 000, ce serait bien. »

Le reste de la réunion est tendu. Les plans doivent être revus et la chaîne d’évasion redéployée. Il faudra séparer les deux frères dès la sortie de Fresnes et donc trouver d’autres maillons logistiques. A la fin de la réunion Legrand demande que tous les contacts entre eux soient rompus jusqu’à la réunion prévue avant la mi-août. Alesch est surpris et déstabilisé. Il semble ne pas bien comprendre l’importance de la prudence et de la sécurité. « Ne croyez pas que votre soutane vous protège de la Gestapo ou des traitres. Il faut redoubler de vigilance, surtout au moment de telles décisions. » Le retour de Laval au pouvoir et la pression de l’occupant avait mis en alerte tous les groupes de résistants. La blessure de la disparition des amis du musée de l’Homme était encore vive pour Germaine Tillion.

Legrand, quittant Émilie et Germaine, salue les deux femmes et leur lance dans le couloir : « On se retrouve le 12. ».

Le 8 août, Germaine Tillion et Gilbert Thomasson rencontrent Pierre-Maurice Dessinges pour une réorganisation du réseau. Ils ne parlent pas de Robert Alesch. Dessinges ne pose aucune question. Tillion n’évoque même pas la rencontre. En revanche, Germaine a besoin d’ouvrir une fenêtre pour une évasion. Il faudrait pouvoir transporter quelqu’un en sûreté.

« J’ai une filière qui peut conduire à un point de chute dans le Finistère. L’endroit est paisible malgré la proximité de la mer.
— Ce serait parfait.
— J’active cela. De toute façon, je pars demain pour une petite tournée de réorganisation. En fonction des décisions que nous allons prendre, je suis à Paris dans quelques jours. Je mettrai également en place une alerte pour une prochaine expédition. A mon retour je vous appelle pour fixer un rendez-vous selon nos codes habituels. Cela vous convient.
— Ce sera parfait. Merci.
— Votre téléphone n’a pas changé. C’est toujours Grenelles 24.22 ?
— Toujours. Et le code de rappel reste le même. Émilie est également au courant et sait quoi faire.
— Vous transmettrez mes hommages à votre mère. »

En quittant cette réunion, les décisions prises avec Dessinges devraient d’abord permettre d’augmenter la sécurité du réseau et des individus. Un fois cette étape passée, ils pourront procéder à un recrutement plus important et plus sérieux. Germaine commence à penser que cette évasion a des chances de réussir. Le succès de l’évasion mi-juillet de Juliette Tenine a galvanisée Germaine. Elle avait réussi à organiser la fuite de Juliette alors qu’elle devait être opérée à l’hôpital Rothschild avant de regagner la prison des Tourelles. Germaine l’avait hébergée quelques jours rue du grand chêne avant de lui trouver une cachette pérenne pour elle et pour sa famille. Cette expérience réussie la rassurait et quand elle la rappelait à Legrand, ce dernier répétait comme une alerte de prudence : oui mais là c’est la prison de Fresnes.

C’est un bel après-midi d’été à Saint-Maur. Émilie a ouvert grandes les fenêtres. Une petite brise circule. On peut profiter des fleurs qui prolifèrent depuis quelques semaines. Émilie en est assez fière. Elle les montre à sa mère fatiguée. Germaine observe les deux femmes avec un amour paisible, et regarde avec admiration sa mère qui lui a tant appris. Les trois hommes arrivent en ordre dispersé. Alesch a retiré son chapeau et son lourd manteau noir. Il a conservé son col romain. Legrand a gardé ses habitudes d’avant-guerre, une veste en daim légère qu’il porte sur une chemise de toile fine. Thomasson, lui, semble toujours avoir sur les épaules une inusable canadienne marron. Germaine opte depuis longtemps pour le lin dès les premières chaleurs, comme sa mère qui s’affaire toujours en cuisine. Tout le monde s’assied autour de la table de la salle à manger lumineuse et silencieuse. On entend seulement les bourdonnements autour des fleurs. La journée est agréable. Tout le monde semble avoir envie de profiter de ce moment de douceurs. Legrand se lève et regarde le jardin en s’appuyant contre la fenêtre ouverte. Il allume une cigarette.

« Votre jardin est magnifique. On pourrait presque oublier la guerre. C’est merveilleux.
— Je me dis souvent la même chose en le regardant. Le bruit du monde pourrait y disparaître, ajoute Germaine.
— En parlant de bruit du monde, avez-vous écouté Radio Londres hier soir, demande Alesch. »

Germaine avait souri en attendant la réaction de Legrand.

« Pourquoi souriez-vous, Mademoiselle Tillion ?
— J’attends, mon père, que Jacques Legrand se retourne. Il a un avis très tranché sur Radio Londres.
— Ah bon ? Vous n’écoutez pas ? C’est pourtant courageux. C’est un soutien pour chacun. Et tous ces messages codés ? avait ajouté l’abbé aussi surpris qu’intéressé.
— Ce n’est pas cela Mademoiselle Tillion, vous le savez bien. Ce qui me gêne dans les programmes français de Radio Londres, ce sont les attaques faciles et grossières contre le régime de Vichy.
— Ne sont-elles pas légitimes ? avait poursuivi Alesch qui ne comprenait pas très bien où Legrand voulait en venir.
— Bien sûr mais la question n’est pas là. J’ai peur que ces émissions et leur violence facile finissent pas être contre-productives. Jusqu’à quel point les populations peuvent-elles suivre et adhérer à ce discours. J’ai peur que les outrances finissent par blesser les français qui eux sont au quotidien dans cette réalité. Les dénonciations violentes et caricaturales peuvent parfois avoir un effet contraire sur les esprits des français. Je suis inquiet par leur manque de nuances et du fait que parmi ceux qui ne sont pas pétainistes, certains peuvent souffrir des caricatures décrites parfois par les voix françaises.
— Si je ne savais pas avec qui je me trouve, je pourrais me méprendre.
— Mais non ! Je suis inquiet que le découragement des français leur fasse baisser les bras et que la contre-propagande ne touche pas toujours la bonne cible. Je ne dis pas que c’est facile. Écoutez la radio Suisse, et vous entendrez des discours et des informations parfois plus substantielles.
— Mais la Suisse n’est pas en guerre, avait constaté Gilbert Thomasson.
— Bien sûr, vous avez raison. Il est sans doute trop pour ces nuances. D’ailleurs en parlant de nuance, voici les 100 000 euros supplémentaires.
— Ah très bien ! »

En fourrant l’argent dans sa besace, l’abbé Alesch avait sorti un petit carnet duquel il avait découpé une page et rempli un bordereau de réception de la somme de 100 000 francs. Il l’avait signé et tendu à Legrand.

« Je pense que nous pouvons mettre en place le dispositif d’évasion et surtout d’extraction de la zone occupée. Il nous faut maintenant arrêter une date avec votre contact à l’intérieur de la prison. Il connaît le calendrier des déplacements et les possibilités qui sont les nôtres.
— Oui, ajoute Alesch, je dois voir mon contact la semaine prochaine. Je pars demain à Lyon pour 24 ou 48h. A mon retour, je le verrai à La Varenne. Il sera payé pour le supplément et nous pourrons sérieusement décider ensemble d’une date. Fixons d’ores et déjà un rendez-vous pour finaliser cette affaire.
— Oui mais Gilbert doit bientôt partir à Lyon pour un déplacement de colis. Je ne sais pas quand nous allons organiser cela.
— Je dois me rendre à Lyon, je peux m’en occuper ? avait poursuivi Alesch
— Vous partez à Lyon ? Quand ?
— Demain soir par le train de nuit.
— Pourriez-vous déposer quelque chose pour moi ?
— Mais bien sûr. De quoi s’agit-il ?
— D’une boîte, une simple boîte d’allumette.
— Il faudrait m’en dire plus, ajoute Alesch dont les yeux brillent soudainement d’intérêt. »

La boîte d’allumette a été confiée à Legrand par Jeanine Picabia. Elle a suivi un parcours classique de la branche Gloria SMH dirigée par la fille du peintre Dada. Elle a récupéré des documents militaires de première importance. Elle les a confiés à Suzanne Roussel qui les a remis à Alfred Péron dans la salle des professeurs du lycée Buffon où tous deux travaillent. Péron et Beckett ont ensuite traité les documents en les traduisant en anglais. Parfois Anise Postel-Vinay supervise le résultat de la traduction. Pas cette fois. Beckett transporte l’ensemble au photographe André Lazaro qui les microfilme et place l’ensemble dans une boîte d’allumette. Mary Reynolds récupère l’objet et le cache au milieu de la maison du 14 rue Hallé, en attendant l’arrivée de Gabrielle Buffet-Picabia. Parfois elles se retrouvent au Select. D’autres fois, Gabrielle vient dans le quatorzième à vélo. Ce jour-là, elle entre dans la maison de Mary en coup de vent. Elle est pressée. Elle doit donner la boite à Jeanine avant son départ imminent. Une traversée de Paris à vélo plus tard, Gabrielle donne en main propre l’objet à sa fille qui le remet à Legrand avant son départ : « Il faut que la boîte parvienne au plus vite à Lyon. C’est pour Virginia Hall. La boîte aux lettres sera celle du docteur Rousset. »

En donnant à Alesch, les consignes de rendez-vous et en lui signalant l’importance des documents, Legrand ajoute qu’il fait une confiance particulièrement significative. Germaine est prise de court. Elle ne pensait pas que Robert Alesch se verrait confier une telle mission sans y être préparé. Mais l’occasion est inespérée pour Legrand. Alesch est prêtre, il dispose d’un laisser-passer officiel et part à Lyon le lendemain. Robert Alesch met la boîte d’allumette dans son sac.
« Je vous retrouverai à la gare demain après-midi. J’ai à faire dans le quartier ensuite, poursuit Germaine. Gilbert, on se retrouve aux Voutes demain vers 15h avant de rejoindre l’abbé gare de Lyon. »