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chapitre 8 : 1942 (les renseignements de Lyon)

dimanche 5 juin 2022, par Sébastien Rongier



1942 (les renseignements de Lyon)



Robert Alesch arrive à Lyon. Avant de se présenter au diocèse pour solliciter une chambre pour son séjour, il remet son col romain. Débarrassé de sa valise, il traverse les rues de Lyon avec le même sourire bonhomme que Germaine lui a toujours connu. L’homme est trapu, son visage rond est agrandi par un front dégarni et de grands yeux clairs et perçants. Sa fossette lui donne un air d’acteur. S’il n’était pas prêtre, il pourrait plaire aux femmes. Il remet un certain nombre de documents à l’adresse indiquée, puis repart.

Il passe la soirée à prier avec ses confrères lyonnais puis se dirige vers un café de la Croix-Rousse. Là on lui donne une adresse où il doit se rendre. Certaines rues sont barrées. Des contrôles de papiers d’identité ont lieu. Alesch s’avance sans sourciller. Il semble n’avoir aucune crainte et montre discrètement un papier jaune qui lui permet de suivre son chemin sans encombre. A l’adresse indiquée, il gravit les escaliers droits d’une cour intérieure. Quand il ouvre la porte, il est étonné de rencontrer une femme, aussi belle que méfiante. Virginia Hall marque sa surprise en haussant un sourcil qui rejoint l’ondulation douce de sa chevelure.

« Pardonnez cette intrusion mais j’ai été envoyé par Jacques Legrand et Jeanine Picabia pour transmettre les documents que vous avez sans doute récupéré, ainsi que le message demandant ce rendez-vous. Je me présente. Je suis l’abbé Robert Alesch. Je suis originaire du Luxembourg et je suis vicaire d’une petite ville de banlieue parisienne. Je travaille discrètement depuis le début de la guerre avec le groupe de Gloria. Je suis en contact régulier avec Jacques Legrand et Germaine Tillion mais c’est Jeanine Picabia qui m’a demandé de vous joindre directement pour vous parler de financement. Il faut, et je reprends les termes de Mademoiselle Picabia, implorer Londres de nous envoyer de l’argent. Je dois revenir à Lyon dans quelques jours pour vous transmettre d’autres documents. Peut-être pourra-t-on en reparler ?
— Où se situe votre diocèse ?
— A La Varenne Saint-Hilaire. Tout à côté de chez Mademoiselle Tillion.
— Asseyez-vous. »

En la regardant prendre place autour de la table, Robert Alesch vérifie la rumeur à sa claudication : l’espionne américaine Virginia Hall a bien une jambe en moins.

Il quitte l’appartement, puis la cité lyonnaise. Leur entretien a rassuré Virginia Hall. Quelques jours plus tard, Alesch revient. Il suit le nouveau protocole de rendez-vous qui permet de vérifier qu’il n’est pas suivi. Par ailleurs, le lieu de rendez-vous a changé. Alesch donne alors la boîte d’allumette qui contient les documents qu’elle attend. Comme convenu, elle remet à Alesch la somme de 200 000 francs qu’il enfourne rapidement dans sa besace en poussant un « merci pour le groupe à Paris qui en a bien besoin » avec un accent germanique plus prononcé que dans les conversations précédentes. Virginia est gênée par cet homme en soutane. Elle n’a pas l’habitude, et trouve cela étrange. Mais l’époque l’a habituée à toutes les bizarreries. N’est-elle pas elle-même une étrangeté de l’époque ? Le prêtre fera encore quelques allers et retours, demandant toujours de l’argent pour le SMH de Paris au nom de Jeanine Picabia.

Face à l’ampleur des arrestations qui frappent à Paris, Jeanine s’enfuit en zone sud après avoir demandé à sa mère de faire de même de son côté. Gloria se retrouve à Lyon après un périple assez long et dangereux. L’efficacité des réseaux et les papiers parfaitement conformes n’enlèvent rien des dangers et des hasards malheureux. Elle est sur le qui-vive. Elle se sait recherchée. Elle sait également qu’il est dangereux de croiser Virginia. Elle-même est traquée par la Gestapo et par l’Abwehr. Les deux femmes se connaissent bien. Elles se sont rencontrées sur le front français, toutes deux engagées comme ambulancières au moment de la drôle de guerre. Elles se sont connues près de Metz en train de sillonner la ligne Maginot, conduisant parfois des ambulances, sous le regard scandalisé des barbons à uniformes. Les deux femmes ne sont pas seulement des aventurières.

Elles devraient être de véritables légendes : une brune française, ayant gardé l’esprit fantasque de son père et la détermination de sa mère ; à ses côtés, cette grande américaine à la chevelure ondulée et à la démarche marquée par une jambe amputée par un accident de chasse. Elles traversent la guerre toutes deux engagées corps et âme dans le conflit, du front à l’Occupation. Elles deviennent des espionnes expérimentées. Elles font face à tous les dangers, à commencer par ces semaines de guerre qui scellent une amitié et une confiance fortes qui feront la différence à Lyon. Car, après l’armistice les deux femmes se perdent de vue. Ce n’est qu’au hasard des engagements de chacune avec le SOE qu’elles se retrouvent. Sous couvert de l’anonymat et de la clandestinité, le premier rendez est fixé à Lyon. Virginia, connue sous le nom de Marie doit rencontrer Gloria, la cheffe du réseau SMH à Paris. Elle voit arriver place Belcourt la silhouette énergique de Jeanine. Les deux femmes tombent dans les bras l’une de l’autre, avec un rire qui tranche avec le silence de la place. Ce premier rendez-vous scelle une indéfectible amitié entre les deux résistantes vivant désormais dans la clandestinité. Quand Jeanine arrive à Lyon à la fin de l’été 1942, elle rencontre immédiatement Virginia en demandant si les microfilms ont bien été envoyés à Londres.

« Mais enfin Jeanine, ces informations sont de seconde main, parfaitement inutilisables.
— Comment ! C’est une plaisanterie. Les informations sur Dieppe sont de la plus grande importance.
— Dieppe ?... Je n’ai rien vu de tel.
— Je peux voir ? »

Virginia va chercher les documents remis par l’abbé Alesch. Jeanine les prend des mains de l’américaine et regarde avec nervosité les documents issus de la boîte d’allumette remise à Alesch le 12 août. Elle a fait courir bien des dangers à son réseau pour obtenir ces renseignements.

« Il s’agissait des plans de la défense côtière allemande à Dieppe. Il y avait toute une série de plans ainsi que des renseignements militaires. Où sont-ils ? Où sont les plans de Dieppe. Il y avait une vingtaine de photographies qui ont été microfilmées par l’équipe de Legrand. Où sont-ils ?
— Je ne les ai pas Jeanine. Je n’ai jamais eu en main ces documents. Il n’y a que des documents sans intérêt et des notes de services avec des réclamations d’argent.
— C’est impossible. Tout a été vérifié et validé à chaque étape. Ma mère elle-même m’a remise en mains propres cette boîte. J’ai vérifié son contenu. Qui vous a donné ce paquet ?
— C’est votre ami Alesch.
— Qui ?
— L’abbé.
— Je ne le connais pas. Je ne l’ai jamais rencontré.
— C’est une plaisanterie. Il est venu ici même, avec les bordereaux en affirmant te connaître personnellement. Il m’a même dit que c’est toi qui lui avais demandé de réclamer vigoureusement de l’argent.
— Je n’ai jamais rencontré cet individu. Nous avions établi avec Legrand de ne pas multiplier les contacts avec les différents membres des branches… »

Au fur et à mesure qu’elle terminait sa phrase, le visage de Jeanine Picabia se décompose. Elle commence à comprendre. « Quand Alesch est-il venu à Lyon pour la première fois ? »
Virginia réfléchit rapidement, le visage grave. Elle comprenait également ce qui se tramait et sentait que les réponses allaient toutes converger vers un même constat.

« Il est venu la première fois vers la mi-août.
— C’est-à-dire après l’arrestation de Legrand, Thomasson et Tillion.
— Oui.
— Je suis catégorique : les documents que vous avez entre les mains ne sont pas ceux que j’ai remis à Legrand. Legrand a confié la boîte à Alesch. Il vous a menti et n’a pas remis les bons documents. Les arrestations se combinent à son arrivée à Lyon.
— Alesch est un traitre.
— C’est évident.
— Un prêtre !
— Un agent ennemi, Virginia. C’est un agent ennemi qui nous a infiltré.
— Il faut prévenir tout le monde.
— A commencer par Londres ! Ce type me manipule depuis des semaines. Et vous, Jeanine, vous devez quitter la France. La clandestinité ne suffira pas à vous protéger. »

En tentant de reprendre contact avec ses agents et connaissances, Jeanine découvre l’ampleur du désastre. Son réseau est défait. Elle est sans nouvelle de sa mère. Elle apprend progressivement qu’une cinquantaine de personnes du réseau Gloria SMH ont été arrêtées. C’est comme une traînée de poudre. Alesch a allumé la mèche en faisant arrêter Germaine Tillion, Jacques Legrand et Gilbert Thomasson. Mais c’est ce dernier qui parle. Sous la pression du contre-espionnage de l’Abwehr, avec la peur de la torture, Thomasson craque et livre tous les noms. Entre sanglots et tremblements, il donne les noms de tous ceux qu’il a croisés dans une confusion extrême. L’Abwehr note et procède immédiatement aux arrestations. Jeanine Picabia sait que tout est perdu. Elle met fin aux activités de son réseau. Gloria SMH est tombé sous les coups de l’abbé Alesch. Elle rejoint Londres en suivant une filière qu’elle a elle-même aidée à créer. Elle passe en Espagne, rejoint Lisbonne pour enfin arriver à Londres. Elle aurait presque pu croiser Mary Reynolds. Les deux femmes sont à Lyon en septembre 1942 et suivent la même filière à quelques semaines près. A son arrivée à Londres, Jeanine est immédiatement prise en charge par les Services anglais. Les interrogatoires sont aussi longs que serrés. Jeanine Picabia est inquiète. Elle se demande si les Anglais ne la soupçonnent pas d’être elle-même un agent double. Les services Anglais poussent seulement. Pour vérifier. Mais Jeanine bénéficie de solides appuis au SOE et de l’indéfectible soutien de Virginia Hall qui prend une place de plus en plus importante dans le renseignement allié. Elle continue son travail de Lyon au Chambon-sur-Lignon. Et plus encore.