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chapitre 9 : 1943 (46 rue Spontini)

dimanche 5 juin 2022, par Sébastien Rongier



1943 (46 rue Spontini)



L’immeuble d’angle du XVIème arrondissement ne manque pas de charme. Les rondeurs Art Nouveau proposées par l’architecte Léon Bénouville donnent au bâtiment une douceur dans ce quartier où s’alignent les immeubles de luxe. Le hall d’entrée est spacieux, tout en courbes et agrémentées de céramiques florales d’Alexandre Bigot. Guy Carpentier n’est pas habitué à ce luxe. Tout est précieux. Il n’ose pas marcher. Il est mal à l’aise, d’autant qu’il est sorti de prison après plusieurs mois d’une captivité éprouvante. Guy Carpentier et son ami Jacques Lemoine faisaient partie d’un petit groupe de résistants. Ils habitaient tous deux à La Varenne et suivaient en 1936 le catéchisme de l’abbé Robert Alesch. C’est également lui qui leur donnait des cours de latin. Ils aiment ce prêtre atypique. Leurs parents disaient qu’il était un peu léger. On le soupçonnait dans la paroisse d’avoir des aventures avec des femmes. Il faut dire que l’homme est séduisant avec sa chevelure de jais, son érudition et son accent germanique qui lui donne une distinction qu’il aime entretenir. C’est un séducteur, intelligent, cultivé et curieux de son époque. Nombreux sont ceux qui se demandent ce qu’un homme de sa qualité fait à La Varenne. Guy et Jacques ont grandi sous son aile et lorsque la guerre éclate, les deux jeunes gens sont révoltés. Guy Carpentier vient d’avoir 18 ans au début de la guerre en 1939. Les deux garçons trouvent dans les prêches d’Alesch une prise de position qui les enthousiasme. L’abbé n’hésite pas à marquer en chaire ses préférences anglophiles, son refus du nazisme. Progressivement, il arrive à inviter ses paroissiens à résister. Il faut montrer à l’envahisseur son refus. Beaucoup se taisent, certains opinent du chef, les plus jeunes sourient d’approbation. Quand l’abbé se retrouve avec la jeunesse bouillonnante de La Varenne, il les invite à diffuser les messages de la résistance, à distribuer dans les micelles des photographies de De Gaulle. Mais à certains, il avoue faire partie d’un réseau en lien direct avec les Anglais. L’abbé est un résistant de la première heure. Ils sont fiers et cette confidence exacerbe leur exaltation patriotique. Rapidement Alesch leur confie des missions. Carpentier et Lemoine rencontrent un homme qui se présente comme le lieutenant Lagrange. Il leur confie des missions de renseignement et même des grades militaires. Ils doivent donner les horaires des patrouilles, noter les mouvements de foules et progressivement entrer en contact avec d’autres réseaux qu’ils connaissent et rencontrent. Ils rédigent des rapports et sont même payés pour différentes missions. Parfois, ils donnent directement leurs rapports à Lagrange. D’autres fois, ils découvrent le système des boîtes aux lettres. Ils en réfèrent largement à Alesch qui les encourage à aller plus loin encore dans les rencontres avec les autres réseaux. Le 3 février 1943, alors qu’ils ont rendez-vous dans un café des Champs-Élysées avec Lagrange, Carpentier et Lemoine sont arrêtés. C’est un véritable guet-apens. Les deux jeunes gens sont encerclés par la police allemande qui les attend et connaît leurs noms. Ils sont interrogés et bousculés. Mais l’interrogatoire est une mascarade. Les policiers allemands sont au courant de toutes les activités des deux jeunes résistants. Emprisonnés à Fresnes, Guy Carpentier est ensuite conduit à Romainville. Il est libéré le 17 septembre de la même année, sans la moindre explication, ni le moindre chef d’inculpation. Déboussolé et épuisé par cet épisode, Carpentier retourne à La Varenne et cherche à recontacter discrètement l’abbé Alesch. Il apprend que le prêtre a quitté La Varenne et son modeste logement. Comme il cherche des explications, Carpentier finit par trouver l’adresse de l’abbé. Il habite désormais à Paris, dans le XVIème arrondissement, au 46 de la rue Spontini. Carpentier finit par s’y rendre. Il demande au concierge l’étage de l’appartement de Robert Alesch, puis monte les escaliers recouverts d’une épaisse moquette rouge. Il appuie sur le bouton de la sonnette. Une femme ouvre la lourde porte de l’appartement. Carpentier demande à voir Alesch. Il attend dans l’entrée, stupéfait de voir autant de richesse et de luxe dans une simple et vaste entrée. Le vestibule ressemble à un appartement. Outre les nombreux tapis – Carpentier en compte au moins cinq – la pièce accueille un piano, des fauteuils, plusieurs petites tables et consoles. Il regarde autour de lui, voit des tableaux et des objets précieux. Où a-t-il atterri ? Robert Alesch arrive. Son visage habituellement souriant et avenant est fermé. Sans même le saluer ou prendre de ses nouvelles, Alesch le reçoit froidement.

« Comment avez-vous eu cette adresse ? Qui vous a donné mon adresse ?
— Cela n’a pas d’importance ? Vous savez que…
— Je ne veux rien savoir ! C’est dangereux de venir ici. Vous allez mettre en péril ma couverture. Que voulez-vous ?
— Avoir des nouvelles, des informations, de l’argent.
— De l’argent ?
— Vous n’êtes pas sans savoir que Jacques et moi avons été arrêtés et avons passé plusieurs mois en prison. Nous avons été libérés mais nous sommes totalement démunis et désœuvrés.
— Vous serez bien évidemment rémunérés. Vous toucherez vos mensualités, avec le retard bien évidemment.
— Et pour Lagrange ?
— Quoi Lagrange ?
— Avez-vous de ses nouvelles ? A-t-il été arrêté ? Avez-vous pu faire quelque chose ?
— Lagrange a complétement disparu de la circulation. Je n’ai aucune information, ni aucune nouvelle. Je vous contacterai pour de prochains rendez-vous mais pas ici. »

En raccompagnant Carpentier vers la porte d’entrée, celui-ci regarde une tapisserie moderne et s’étonne :
« Cela vous change rudement du train de vie de La Varenne, dites-moi !
— Mais c’est une couverture, bougre d’imbécile, c’est une couverture ! »

Alesch referme brutalement la porte, visiblement contrarié par ce visiteur. Il traverse le vestibule et se rend dans le petit salon. Il se sert un verre de cognac et s’installe dans un canapé en soie crème. Il est très contrarié. On ne l’a pas prévenu. On ne lui a pas dit que les petits Lemoine et Carpentier avaient été libérés. Reile aurait pu le prévenir et éviter ce désagrément. Le colonel Oskar Reile est le chef du contre-espionnage de l’Abwehr. C’est ce troisième bureau qui emploie l’abbé Robert Alesch depuis le début de la guerre. Est-il simplement un nazi parmi les nazis, un de ces luxembourgeois qui prend la nationalité allemande au début du conflit par conviction ? L’abbé est membre du VDB luxembourgeois. Le Volksdeutsche Bewegung est simplement un parti nazi luxembourgeois. Devient-il allemand par opportunisme ? Il vise un poste de Recteur à la mission France-Luxembourg. Il ne l’obtient pas mais découvre que les services allemands peuvent être très généreux pour des hommes comme lui. Le contre-espionnage sait flatter son ambition et son goût pour l’argent. Très vite, Reile et les officier qui s’occupent de l’abbé comprennent son appétit pour l’argent. La recherche d’un pouvoir de vie et de mort et la possibilité de gagner de l’argent sur les âmes dont il a la charge, provoquent une véritable jouissance chez lui. Il aime ce pouvoir caché, celui d’appeler en chaire à la désobéissance, la révolte et la résistance, puis une fois la messe terminée, se rendre à l’hôtel Lutétia, dans le bureau d’Oskar Reile pour y dénoncer les jeunes résistants en herbe. Les débuts d’Alesch dans le contre-espionnage nazi sont rémunérateurs. Erna Huber, secrétaire du major Schaefer, rédige les bordereaux de paie. Alesch émarge sur une base fixe de 600 marks par mois. Cela correspond à 12 000 francs. Il faut y ajouter les frais, généralement sur facture, et les bonus ! Car pour toute personne arrêtée, Alesch touche un bonus. Plus la personne est importante, plus le bonus est conséquent. Le salaire moyen, versé par l’Abwehr, perçu mensuellement par l’abbé Robert Alesch est estimé à 25 000 francs. Le salaire moyen d’un ouvrier est à cette époque de 1000 francs par mois.
Robert Alesch peut donc s’offrir un appartement d’une dizaine de pièces rue Spontini au loyer annuel de 20 000 francs. L’appartement a été réquisitionné pour lui par les allemands et il a les moyens de régler le loyer. Robert Alesch travaille beaucoup. Il est même considéré par le Troisième bureau du Lutétia comme le meilleur agent de Reile. Au départ, rien ne semble évident malgré la bonne volonté du prêtre. Reile se méfie d’abord de sa condition d’homme d’Église, s’inquiétant des éventuels scrupules moraux. Très vite, il comprend que le luxembourgeois devenu allemand n’en a aucun et comprend que cette tenue de prêtre, et cette expérience pastorale sont un atout considérable pour ses nouvelles activités. L’homme est né en 1906 à Aspelt. Il a suivi ses études à Fribourg, a été ordonné prêtre à Davos en 1933 et est vicaire de La Varenne Saint-Hilaire depuis 1935. Ce n’est pas une couverture, c’est une réalité et une aubaine pour Reile qui cajole sa perle. Les débuts dans le métier de l’espionnage sont lents mais Alesch va vite. Il a une intelligence et une capacité de convaincre son entourage qui font des miracles pour l’Abwehr et des ravages pour les rangs de la résistance. Ses prédispositions à la manipulation impressionnent. On se demande si l’enseignement du séminaire n’a pas aidé. Très vite, Reile comprend qu’Alesch est un parfait agent double. Il constitue de véritables réseaux qui lui permettent d’entrer en contact avec d’autres réseaux et de les infiltrer. C’est sans fin. La capillarité même des réseaux lui offre une possibilité infinie d’action. C’est ainsi que les jeunes Carpentier et Lemoine se sont retrouvés à renseigner non pas la résistance et les Services anglais mais directement l’Abwehr, tout en fournissant à Alesch une carte de visite crédible pour entrer dans des groupes véritablement actifs. Une fois, l’action des jeunes gens inutiles, il suffisait de les dénoncer pour les faire arrêter et toucher un substantiel bonus. Et ainsi, de groupes en groupes, de jeunes gens crédules en groupes structurés mais aveuglés par l’uniforme d’Alesch et par ses recommandations. Ils ont été nombreux à croire qu’Alesch était véritablement un agent Anglais, l’homme d’Église au sourire rassurant dévaste la vie des nombreux réseaux. Il lui est même arrivé de dire qu’il était affilié à la famille royale anglaise, Alesch ayant rapidement compris que les mensonges les plus gros n’étaient pas les plus incongrus. Toutes les personnes qui croisent le chemin de l’abbé sont susceptibles de tomber dans un piège. La moindre petite confidence, y compris pendant la confession, devient des brèches dans lesquelles il s’engouffre pour monter un guet-apens et toucher de l’argent. Il lui arrive de donner de sa personne. Il est dans la gare de Lyon, le 13 août 1942, pour montrer aux Allemands qui est Germaine Tillion. C’est lui qui indique que sa mère Émilie est toujours dans la maison de Saint-Maur. Elles sont des bonus. C’est à cause de lui que le réseau Gloria SMH est décimé et que Virginia Hall sent le vent du boulet ennemi. Il fait des ravages dans les réseaux normands, notamment à Lisieux. Quand il ne participe pas à de grandes affaires comme celles de Gloria-Hall ou de la Normandie, il continue de manipuler les jeunes gens en les entraînant dans des pièges terribles. Il gagne sa vie sur celle des autres. En 1944, il croise Henri Pigeolet et son cousin René Damiot. Ils habitent tous deux La Ferté-Alais et ont à peine 18 ans chacun. Ils ont récupéré un poste-émetteur de la carcasse d’un avion anglais écrasé en région parisienne. Mais l’émetteur est endommagé. Par connaissances mutuelles, ils rencontrent Robert Alesch qui se présente immédiatement comme un agent anglais de l’Intelligence Service. Les jeunes gens sont impressionnés car la réputation de l’abbé n’est plus à faire. Ils cherchent à faire réparer l’objet. Le prêtre leur propose un rendez-vous pour trouver une solution.

Le 23 janvier 1944, il pleut à verse devant la pharmacie de la station La Muette. C’est ici que Robert Alesch leur a donné rendez-vous. Ils ne sont pas là. Il ne les trouve pas. Il les cherche, redescend dans le métro, trouve une amie des deux garçons qui confirme leur présence. Alesch remonte. Il est trempé. Il scrute les moindres recoins. Les deux gamins se sont cachés sous un porche en attendant la fin de l’orage. Il les a enfin retrouvés. Ils sont appréhendés par l’armée allemande qui attendait qu’on signale leur position. Ces derniers connaissent leurs noms. Robert Alesch connaissait l’heure et le lieu du rendez-vous. Le doute n’est pas permis tant le guet-apens est grossier. Henri Pigeolet meurt en déportation à Cham en Allemagne le 22 avril 1945. René Damiot meurt en déportation le 15 mars 1945 à Bergen-Belsen.

Après l’arrestation, le prêtre rentre chez lui se sécher et se changer. Il reçoit ses maîtresses à dîner. Renée Andry et Geneviève Cahen se connaissent bien. Elles sont voisines. Toutes deux habitent La Varenne Saint-Hilaire. Elles connaissent l’abbé depuis toujours. Elles fréquentent l’Église de La Varenne avec assiduité avant le départ de l’abbé et finissent par préférer la fréquentation de son lit au 46 de la rue Spontini. Peut-être déjà à La Varenne. Renée Andry a 31 ans au début de la guerre. Son mari est ingénieur chez Citroën. C’est une fervente catholique mais elle est troublée par le charme du prêtre. Il hante ses nuits. Elle n’ose pas confesser ses rêves érotiques au protagoniste principal. La guerre va faire tomber les dernières digues lorsque Alesch, entre deux séances de catéchisme, lui susurre à l’oreille qu’il est un agent anglais. Elle tremble et devient la maîtresse aveuglée par l’aura de l’abbé. Elle restera persuadée jusqu’à la fin de la guerre – ou se persuadera aveuglément que l’homme à qui « elle obéit comme un chien fidèle », comme le notera un compte-rendu d’interrogatoire, – est un résistant. Elle ne voudra jamais voir la réalité en face, ou jouera double jeu comme son maître. Elle couche avec lui avec les délicieux remords de la femme catholique adultère. Et savoir que l’amant qui la prend sans ménagement est un prêtre ajoute à son excitation. Le schéma est finalement assez banal. La perversion veut que le mari soit au courant et ferme les yeux dans l’espoir d’une assurance pour l’avenir. Lui aussi est persuadé qu’Alesch est un agent anglais. Fait-il semblant de l’être ? Il laisse sa femme travailler avec lui et découcher à l’envi. Sans poser de question. Renée ne pose pas de question au sujet de Geneviève Cahen. Si elle dit ne rien comprendre aux questions d’espionnage et de collaboration, elle comprend que Geneviève est également sa maîtresse. La jeune femme a 24 ans au début du conflit. Son mari est prisonnier de guerre. Il ne reviendra qu’en 1945. Elle est beaucoup plus agressive, y compris sexuellement. C’est elle qui tient le désir d’Alesch au creux de ses cuisses. Elle ne s’embarrasse pas des détails. Elle couche bruyamment avec lui et jouit de ce corps autant que de la position sociale qu’il lui offre. Elle devient rapidement une assistante zélée et découvre l’intérêt financier qu’il y a dans cette relation avec les allemands. Elle suit le chemin de l’abbé. Elle finit par percevoir un salaire fixe de l’Abwehr. Les relations troubles entre ces trois rendent parfois inextricables toute forme de vérité, tel Robert Hiverlet qui finit par être arrêté le 27 juillet 1944. Il a en sa possession les plans ultrasecrets des fusées V.1 allemandes. Il croise la route d’Alesch, déjeune avec Andry et Cahen et finit par être condamné par l’armée allemande. Il est déporté au moment de l’avancée des troupes américaines. Son train est arrêté à Bruxelles. Il est libéré.

Quand Alesch reçoit les deux femmes à dîner en compagnie de quelques amis, le champagne colle à flot et la table est aussi délicieuse que copieuse. Le train de vie est démesuré au 46 rue Spontini. L’appartement luxueux permet de se retirer discrètement pour discuter en privé avec un haut gradé de l’hôtel Lutétia. Renée est persuadée que l’abbé est un maître du double-jeu et qu’il manipule l’Abwehr au profit de l’Intelligence Service. Elle le regarde s’éclipser enamourée, en se disant que tout cela la dépasse vraiment. Geneviève quant à elle n’a pas l’aveuglement de Renée. Elle se laisse caresser le dos par le colonel Schaeffer. Il a bien partagé une maîtresse avec l’homme d’Église. On ne va pas faire toute une histoire pour la bagatelle de quelques caresses. Elle part s’alanguir dans le salon jaune. Elle est bientôt rejointe par Renée qui lui propose de rentrer. Les deux femmes regardent dans leur sac les laisser-passer. Geneviève cherche une dernière cigarette, ouvre la porte d’un placard et tombe sur un amoncellement de poils blancs. Après un sursaut et un cri qu’elle retient, Geneviève découvre de magnifiques fourrures entassées sans précaution.

« Mais qu’est-ce que c’est ?
— Des fourrures de renard bleu. Robert les a rapportées de Lyon pour les vendre. Mais c’est difficile en ce moment, répond Renée.
— Elles sont magnifiques ! Vous les avez essayées ?
— Non.
— Mais allons-y ! »

Les deux femmes essayent les fourrures, filent dans une chambre se regarder dans la glace comme deux gamines à qui leur mère aurait rapporté une nouvelle robe. Elles retirent les fourrures, les laissent sur le lit et repartent pour La Varenne après avoir bu une dernière coupe de champagne. La voiture avec chauffeur les ramène toutes les deux. Elle dépose d’abord Renée. Au lieu de prendre le chemin de la maison de Geneviève, la voiture fait demi-tour. La jeune femme est bien décidée à faire l’amour sur ces fourrures sans rien demander d’autre à Alesch que son désir. Elle se fiche de savoir qu’Alesch a pillé le logement d’une résistante lyonnaise. Elle veut vivre l’instant de luxe qu’offre cet appartement, sentir la caresse des meubles en noyer ou en acajou, et regarder les objets d’art qui s’accumulent. Elle veut l’écouter parler des tableaux qu’il aime retrouver sur ses murs. Il apprécie la peinture flamande. Il a récupéré quelques toiles d’un petit maître qu’il appréciait particulièrement au Louvre quand il s’y rendait encore, Willem van Mieris. Il aime ses représentations des épisodes bibliques. Geneviève adore l’écouter évoquer l’importance de l’interprétation picturale d’un épisode biblique. Elle ne comprend pas tout ce que Robert veut lui dire mais se laisser enivrer par les paroles de l’abbé. Le champagne aidant, ils finissent par faire l’amour sur le tapis devant les toiles. Le lendemain, Geneviève regarde le tableau, le corps d’albâtre nu de la femme, implorant le ciel avec sa main tendu tandis que deux hommes se pressent autour d’elle. Quelle cochonnerie se dit-elle avant de rejoindre la salle de bain.

En se regardant dans la glace, Robert Alesch qui a rejoint Geneviève désormais dans un bain, trouve qu’il réussit assez bien dans ce métier d’agent double qui joue dans l’autre camp à l’agent double. Ce n’est pas tellement une question de perversité pour lui mais plutôt de jeu avec le danger et la capacité de mensonge. Il a tellement feint la vérité révélée et la mystique de la parole qu’il aime se découvrir capable d’autant de duplicité. Il est devenu prêtre par hasard sinon par erreur. L’opportunité se présentait. Il l’a saisie. A Davos, il était encore un fervent catholique. Mais la fréquentation de l’Institution et la vie offerte aux prêtres l’ont dégoûté de toute investissement intellectuel et mystique. Il a très vite compris quelle liberté son statut offrait et quel pouvoir il pouvait en tirer. Il pouvait dire ou faire ce qu’il voulait avec un minimum de discrétion, il serait toujours couvert et protégé. Il avait vu des curés ou des évêques avoir des vies bien plus violemment répréhensibles que lui, et n’être inquiétés de rien. Il y avait aussi les prêtres sincères. Mais Alesch se fichait éperdument de ceux-là. Lui était devenu prêtre pour faire autre chose. Avant-guerre, il a très vite compris que son statut lui permettait de séduire les femmes qu’il voulait. Pas besoin d’aller, comme nombre de ses confrères, voir nuitamment des prostituées au coin d’une rue. La guerre lui a ouvert cette opportunité aventureuse. Il sort de cette vie étriquée et modeste de vicaire de La Varenne. Il aspire à ce luxe et à l’opportunité de mettre en œuvre des aptitudes découvertes au fil des années, celles de la duplicité et de la manipulation. Alesch a réussi à être un agent double qui fait croire qu’il était un agent double, mais de l’autre côté. Quand on pouvait s’inquiéter de le voir avec des allemands ou d’avoir des contacts avec le Lutétia, il jouait la carte de l’agent double auprès de la Résistance. Il a donc créé des activités de résistance pour mieux les torpiller. Ce qui le fascine surtout, c’est l’argent que cela génère. Il récupère des sommes considérables, de l’argent de Legrand pour une évasion inexistante aux sommes empruntées à Hivernel en passant par l’argenterie grappillée çà et là, et tout reste qui rentre comme par magie. Quand l’Abwehr est au courant d’échanges de sommes d’argent, il leur donne les liasses récoltées mais la plupart du temps, il fait en sorte que ces petites extorsions soient à son seul profit. Il faut entretenir ses maîtresses et sa famille, payer ses soirées et les caisses de champagne, ou rémunérer ses domestiques.

Il garde son habit religieux pour infiltrer des réseaux mais s’en débarrasse une fois de retour chez lui. Il préfère les costumes croisés sur mesure que le tailleur recommandé par Reile lui avait fait. Il est un traitre. Mais il est d’abord un agent zélé au service de l’Allemagne nazi. Sans doute moins par de profondes convictions que par un opportunisme. Dans un mouvement de colère feinte ou réelle, Renée Andry, découvrant le véritable visage de l’homme après-guerre, parlera d’un Judas. On peut se demander si Alesch lui-même se regardant dans la glace en contemplant sa réussite stratège, ne pense pas parfois au personnage biblique. Il aurait mis de côté la fin du personnage mais aurait sans doute été particulièrement flatté d’être à l’égal des apôtres et d’être un proche du Christ. Mais l’apôtre n’est pas libre. Judas est une figure destinée, il est modelé par un dessein supérieur qui lui échappe. Alesch est parfaitement libre et se vautre dans cette liberté. C’est d’ailleurs à partir de 1942 que le théologien et pasteur Suisse Karl Barth commence à réfléchir sur la figure de Judas en reformulant le questionnement sur le personnage. Judas est l’acteur d’un théâtre qui le dépasse et devient en quelque sorte une victime expiatoire. Rien de tel pour Alesch. Jamais l’ombre d’un sentiment de culpabilité n’a traversé son esprit. Là où l’argent est une question centrale pour l’abbé, un moteur d’action et de comportement. C’est en revanche une chausse-trappe dans l’histoire biblique et catholique de Judas. Le métier de traitre n’est pas celui de Judas mais celui de Robert Alesch.