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Absence et disparition dans le film La Comtesse aux pieds nus

vendredi 28 novembre 2008, par Sébastien Rongier

Ce texte date de 1998, d’une approche de ce film de Mankiewicz au terme d’une réflexion sur le cinéma dans le cadre d’un séminaire dirigé par Daniel Serceau, puis Christian Delage.

Le cinéma de Mankiewicz trottait dans la tête depuis longtemps. Pour diverses raisons qu’on énumérera pas ici. Juste après ce travail, on retrouvera Mankiewiecz avec la lecture de Tanguy Viel et son Cinéma, paru en 1999... et plus tard, la réflexion menée sur ce livre dont on trouve trace ici.

Le texte mis en ligne a été légèrement retouché, et mériterait de nouveaux éclaircissements. Par ailleurs, on espère pouvoir mettre en ligne prochainement le chantier de notes prises au cours des premiers visionnages du films. En attendant, voici ce texte.
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La Comtesse aux pied nus (The Barefoot Contessa, 1954), c’est d’abord le mystère d’une femme, mystère que ce film tente de percer, de saisir. Le personnage central s’appelle Maria. Elle est cette « comtesse aux pieds nus » interprétée par Ava Garner, cet être qui échappe au sens. Au terme du film, que saura-t-on de Maria ? Que le mystère reste intact, que cette femme échappera à tout sens, qu’elle restera indéfinissable, et infiniment perdue dans une impossibilité.
La Comtesse aux pieds nus pose le problème général de l’illusion – un thème au cœur de l’œuvre de Mankiewicz. Dans ce film, le réalisateur multiplie ces enjeux tant au niveau de la narration que de l’image, de l’enchâssement des récits, de la représentation du cinéma hollywoodien ou de l’amour.

L’interrogation porte ici sur Maria, ou plus exactement sur ce qui apparaît de Maria. Elle est le personnage central, certes, mais apparaît-elle dans le film ? Que voit-on de Maria ? Et tout simplement voit-on Maria ? Ce que l’on voudrait avancer c’est l’idée que Maria n’apparaît jamais dans le film. Son mode d’apparition est d’abord celui de la disparition. Car il est tout bonnement impossible de voir Maria. Ce que l’on voit d’elle, c’est le récit d’une disparition, d’un évidement et d’une impossible apparition.



LE RECIT DE L’EVIDEMENT



La disparition inaugurale

La Comtesse aux pieds nus est un récit de la disparition. La première séquence nous l’apprend. Elle débute après l’ouverture au noir par un plan fixe sur deux personnages devant un gisant : un homme et un enfant entourés de nombreuses statues mortuaires. Nous savons immédiatement où nous sommes. Un cimetière. Le travelling arrière ascendant fait prendre de la hauteur et du recul. Ce recul est la tentative à venir de ce film : découvrir et comprendre le destin de celle qu’on enterre, Maria Vargas-Damata morte comtesse Torlato-Favrini. C’est ce que la narration va prendre en charge, ne parvenant finalement qu’à rendre plus opaque encore le mystère de cette femme.
Cette séquence d’ouverture constitue le temps-étalon du film. Il embrasse la totalité du récit, à la fois ouverture et clôture mais il sera également le temps qui permettra de relayer les différents points de vue qui se succéderont pour tenter d’apprendre qui était cette femme que l’on enterre. Un des termes de l’étalonnage cinématographique est musical. On y reviendra.
Cette première séquence présentative souligne nettement l’opposition entre le foule compacte, en noir, avec leurs grands parapluies (signe d’écrasement) et le personnage de Dawes en retrait, seul, vêtu d’un imperméable clair, sans parapluie. Cette opposition est clairement soulignée par la bande-son et la bande-image. La voix off que l’on entend depuis le début du travelling arrière initial se révèle être celle du personnage interprété par Humphrey Bogart. Cette information est mise en valeur par la construction de l’image. Au moment où la voix off dit : « My name is Harry Dawes » nous passons à un plan moyen sur ce personnage. Le travelling avant qui débute alors permet d’identifier ce personnage comme l’émetteur des paroles off. Ce personnage que l’on découvre trempé de pluie a déjà une fonction de passeur. C’est par son intermédiaire que l’on accède à la statue, par l’intermédiaire de ses paroles et de son regard-caméra que l’on découvre cet enterrement. Après un court panorama, son regard se fixe sur la statue de face (alors que la fin du travelling arrière avait seulement permis de voir une partie de cette statue, de dos, en surplomb de l’assemblée.)

Un lien s’établit entre ces deux entité par le jeu des caméra ainsi que par le système des couleurs (le clair et sombre soulignant les liens et les oppositions) : la clarté de la statue, le beige clair de l’imperméable de Dawes contre la masse sombre de la foule. Ce que l’on voit d’abord, ce qui se montre, c’est la blancheur figée de cette statue que le narrateur Harry Dawes identifie pour le spectateur. Il annonce ensuite qu’il va en raconter l’histoire.
Le récit s’annonce comme récit du deuil, s’appuyant sur les formes classiques de la disparition (cimetières, enterrements, gisants, statue mortuaire et bientôt mémoire, récit).



De la statue au tombeau


Le thème du tombeau apparaît à l’image avec une évidence. Elle permet d’envisager le personnage de Maria comme une occurrence absente, une apparition impossible.
La statue, représentant Maria, souligne l’évidence du corps vidé de sa vie. On pourrait, en reprenant le terme développé par Georges Didi-Huberman dans Ce que nous voyons, ce qui nous regarde [1], parler d’évidement. L’évidement est le processus qui consiste à refuser la visibilité du cadavre pour le remplacer par autre chose. La statue constitue un premier élément de cet « autre chose ».


La sculpture des tombeaux tend à déporter —latéralement, en biais ou en hauteur — les représentations des corps par rapport au lieu réel qui contient le cadavre. [2]



Cette statue, représentant le corps de Maria, aperçue de biais, de dos, puis de face, cette statue, vue en fragment s’impose progressivement au regard. La statue est ce glissement du regard loin du tombeau, ce lieu réel que l’on rejette. Et c’est ce rejet-là qui oblige à construire autre chose, à réinventer le temps et l’histoire.

L’homme de la croyance préfère vider les tombeaux de leur chair pourrissantes, désespérément informes, pour les remplir d’images corporelles, sublimes, épurées, faites pour conforter et informer —c’est-à-dire fixer— nos mémoires, nos craintes et nos désirs. [3]

On retrouve dans La Comtesse aux pieds nus ce processus d’évidement dans la fragmentation et le détournement du regard qui engendre la nécessité de faire un récit. Mais d’abord une statue blanche qui surplombe l’assemblée, signe du de deuil et de l’échec (celui de Dawes entre autres). Elle établit dès le départ un rapport objet-statue avec Maria. Le récit qui advient est celui d’une femme « immortelle mais sans vie ». C’est-à-dire une objectalisation qui parcourt tout le film : Maria, objet de désir, image insaisissable, danseuse mondaine toujours ailleurs jamais avec le corps des autres ni avec le sien ; ce corps que les hommes veulent posséder sans jamais y parvenir : c’est par exemple, Bravano, play-boy milliardaire, qui, à force d’être éconduit, laissera éclater sa frustration dans une violente altercation. Il l’accuse de ne pas être à la hauteur du prix payé (« I pay for your company »), et surtout de ne pas même être un corps : « You’re not a woman (…) You are the body of an animal, a dead animal. ». Du no body au nobody, du désir au pouvoir, en passant par le désir de possession, Maria est envisagée comme un objet que l’on veut prendre, mais qui résiste.


Plus généralement, l’image de l’objectalisation se construit sur le plan des images par la synecdoque du pied et sa fétichisation. Pour Giorgio Agamben, la synecdoque est la trope qui se rapproche le plus au « processus mental de type fétichiste » [4] Les multiples plans-synecdoques du pied se rapprochent inévitablement au thème de la pantoufle de vair. Dans le conte, elle est image de désir alors que dans la Comtesse aux pieds nus les chaussures vides renvoient tout comme les pieds nus à l’image de l’absence, au désir qui ne sait s’incarner [5]. Le fétichisme, s’il peut renvoyer au féerique, il se rapporte plus essentiellement au facere latin dont l’étymologie signifie d’abord « faire un sacrifice » avant de signifier factice [6]


La fétichisation du pied de Maria est à la fois symbole de son sacrifice (la mise en abyme des images des pieds au moment de sa mort : pieds de la statue et chaussures enlevées par Dawes) et sa facticité, son impossible devenir-femme. L’image érotique initiale du pied nu de la jeune danseuse inconnue caché derrière un rideau avec son amant pouvait donner l’impression et l’espoir d’un amour possible. Mais la construction du film dit immédiatement le contraire. Les deux premières séquences (cimetière et danse) soulignent l’abîme et le poids des regards sur un objet de désir. Maria pourtant rêve de cet amour qui transpercerait toutes les concupiscences, toutes les indécences masculines, allant jusqu’à plonger dans l’illusion mortifère du prince charmant et son impossible mariage.


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DU REFUS DE L’EVIDEMENT
AU RECIT DE LA DISPARITION



Multiplication des points de vue


L’évidement est insupportable car c’est la visibilité de la mort. Dès lors, contre l’angoisse, raconter une histoire c’est-à-dire de refuser l’horreur du vide en le refoulant, en mettant en place un récit qui bouche les trous et souligne le refus de la visibilité de l’évidement. C’est, Didi-Huberman, pour un dépassement imaginaire et la création d’un « modèle fictif où tout — volume et vide, corps et mort — pourrait se réorganiser, substituer, continuer de vivre à l’intérieur d’un grand rêve éveillé. » [7]. C’est ce qui est à l’origine de la construction narrative de La Comtesse aux pieds nus. Le « dépassement » est pris en charge par la construction narrative du film qui multiplie les points de vue et les entrelace. Mankiewicz poursuit avec ce film une problématique cinématographique déjà utilisée en 1950 dans All about Eve. Si la répartition des points de vues dans Eve était beaucoup plus fluide, la construction plus rigide de The Barefoot Contessa répond à la construction étalonnée par la première séquence et dispositif d’évidement.

Le multiplication des points de vue (jusque dans la mise en abyme du propre récit de Maria à l’intérieur du récit final de Dawes) ne conduit qu’à une suite d’échecs. En effet, les narrateurs successifs ne parlent finalement que d’eux-mêmes puisqu’ils ne savent pas percer le mystère cette femme. Le cas le plus évident est le récit d’Oscar Muldoon, ce dernier commence par dire qu’il n’a jamais rien compris à cette femme… peut-être parce qu’il ne sait pas penser autrement qu’en agent artistique dont le plus grand regret est finalement de n’avoir pu organiser et gérer autrement cet enterrement [8].

Cet échec narratif est souligné dès le départ par Dawes lui-même dès la première séquence du film [9]. La primauté fondamentale de l’incertitude et de la déformation de la subjectivité est à l’origine de ce récit. Et c’est dans le retour de la voix off de Dawes lors du premier flash back, après la séquence de la danse dans le café madrilène, que l’on peut comprendre que ce récit, marque du refoulement, ne pourra faire l’économie de l’évidement et devra souligner sa facticité, son caractère fictionnel et son principe d’incertitude. Les quatre personnages (Dawes, Muldoon, Edwards et Myrna) s’installent à une table. La voix off de Dawes avant de les présenter et afin de préciser l’analepse commence par dire :


« So, once upon a time, three years ago… »



So (donc) est l’adverbe-connecteur logique qui établit le lien avec ce qui précède et souligne la lisibilité de l’analepse.
Once upon a time est la marque de la fiction par excellence puisque c’est la formule canonique des contes, le « il était une fois » inaugurale. C’est cette formule qui désigne le fictionnel et qui affiche ce récit comme une fiction et plus précisément comme un conte. Mankiewicz lui-même avait clairement souhaité que ce film fût « une version amère de Cendrillon ». Cette amertume déplace l’enjeu du conte et signifie immédiatement une fin malheureuse (un cimetière est rarement une bonne augure). En outre, ce thème de Cendrillon structure le personnage de Maria ainsi que ses rapports avec Harry Dawes [10].
Three years ago (il y a trois ans) confirme définitivement l’analepse et désigne le temps qui sépare Maria de sa statufication-destruction.


De la danse comme disparition


Refuser le deuil, la visibilité de l’évidement, c’est abandonner un processus pour un imaginaire qui réinstaure finalement l’image de la disparition. La sublimation par le récit est immédiatement battue en brèche par le remords de Dawes. C’est le remords de l’illusion contre le principe de réalité, c’est-à-dire l’opposition entre le script et la vie, opposition récurrente dans le discours de Dawes.

L’instauration d’une image de disparition est soulignée dès l’apparition de Maria. Dawes doit rencontrer Maria. Il va dans sa loge, frappe et entre. Il découvre une pièce vide. Enfin presque. Maria est cachée derrière un rideau (elle n’est déjà pas visible). Seuls ses pieds sont nus sont visibles. C’est son identité charnelle et la marque problématique de son désir. A côté d’elle, un homme, reconnaissable par ses chaussures. Dawes prend les chaussures de Maria et les laisse tomber par terre pour signaler, avec insistance, sa présence. Maria apparaît en ouvrant largement le rideau.
Cette apparition par le rideau tiré renvoie à une image de théâtre : elle apparaît comme sur une scène. Elle est dès le départ placée dans l’illusion théâtrale de sa propre apparition (apparition dans son propre désir et son érotisation mais surtout dans l’arrêt, l’interdiction de l’épanouissement de ce désir). Le rideau dans l’univers dramatique définit le rôle de chacun selon la place qu’il occupe entre le comédien et le spectateur, et souligne plus généralement le theatrum mundi. C’est un code d’attente, attente d’un dévoilement, un dévoilement que l’on sait d’ores et déjà illusionniste. Derrière le rideau, son opacité, se cache un secret que l’on ne verra pour ainsi dire pas.


Dans cette dialectique de l’apparition-disparition, on se penchera sur deux séquences de danse de ce film afin de montrer précisément ce processus. Dans la deuxième séquence du film, Maria danse dans un cabaret espagnol (on ne la voit pas à l’écran) ; dans la vingtième séquence du film, elle danse dans un campement gitan.
Dans l’article « la danse comme métaphore de la pensée » [11] , Alain Badiou présente la danse non pas comme un simple rapport du corps à l’espace, ni comme une gesticulation, mais comme le jaillissement d’une forme, « (d’) un corps avant le corps (…) un corps qui oublie son astreinte, son poids. » [12] Soulignant l’innocence fondamentale de ce corps, Alain Badiou s’appuie sur Nietzsche pour évoquer l’intensité du mouvement de ce corps envisagé comme incarnation métaphorique de l’idée de la pensée. Avec ce corps innocent (car ce corps est non contraint, désobéissant à l’impulsion) s’offrirait la pensée dans son moment vibratoire de l’ « indécidé », l’ « infixé ». Loin de suivre d’une manière générale la philosophie de Badiou, cet article offre pourtant un espace de pensée pour saisir les enjeux de La Comtesse aux pieds nus. Le philosophe avance six « principes de la danse » :


1- l’obligation de l’espace
2- l’anonymat du corps
3- l’omniprésence effacée des sexes
4- la soustraction à soi-même
5- la nudité
6- le regard absolu [13]



En nous intéressant plus particulièrement au principe du regard absolu comme principe de la danse, on peut comprendre les mécanismes d’apparition-disparition de Maria. Ce regard absolu concerne le spectateur défini comme « ne pouvant d’aucune façon être la singularité de celui qui regarde. »


En effet, si quelqu’un regarde la danse, il est inévitablement le voyeur. Ce point résulte des principes de la danse (omniprésence effacée des sexes, nudité, anonymat des corps, etc.). Ces principes ne peuvent devenir effectifs que si le spectateur renonce à tout ce que son regard peut comporter de singularité ou de désirant. [14]



Et de relire les deux séquences de danse du film à partir de ces éléments.
La deuxième séquence du film montre une danse et une danseuse qu’on ne voit pas. Pour Pascal Mérigeau, cette invisibilité n’est que la marque d’une simple disjonction narrative. sur cette séquence semble un peu rapide et relative puisqu’il la résume à une simple disjonction narrative [15]. S’il ne s’agissait que de ne pas montrer ce que Harry ne voit pas, comment justifier cette séquence qui, si elle ne montre pas Maria (sinon de manière allusive), montre avec force de détails le public ? En effet, cette scène de danse ne nous montre jamais la danseuse. Nous ne voyons qu’un halo de lumière, une ombre furtive, des mains portant des castagnettes. Par cette ellipse visuelle, le personnage de Maria (ou plutôt celle que l’on découvrira être la danseuse Maria Vargas) est déjà souligné comme insaisissable, déjà dans sa propre disparition. Elle flirte avec la caméra, le cadre, sans jamais s’y installer. Elle est dans la fuite, impossible à cerner. La seule chose que l’on puisse voir, c’est le désir qu’elle suscite. Ceci explique le renversement du rapport de désir : on voit le spectateur-voyeur dans la jouissance de son voyeurisme, sa frustration ou son transfert sur autrui mais jamais l’objet du regard. Sans doute est-ce là le premier indice qui permet de dire que Maria refuse d’être résumée à un seul objet de désir mais qu’elle souhaite plus fondamentalement un rapport d’altérité dans lequel elle serait reconnue comme un être à part entière et non plus niée dans l’objectalisation désirante d’un corps. Or, cette séquence est une multiplication des récits du désir (de l’enfant pétrifié aux femmes subjuguées en passant par les hommes frissonnants ou haletants). Son départ (marqué à l’image par le mouvement du rideau… déjà) provoque les applaudissements et le délire des spectateurs.

Cette séquence a une double fonction : elle montre d’abord Maria dans sa disparition. La danse ne remplit pas le principe fondamental du « regard absolu ». Ceci est bien souligné par l’ensemble des regards voyeurs et surtout induit dans le passage de la première à la deuxième séquence, passage de la statue (symbole de mort et d’absence) à la main de la danseuse, synecdoque de la disparition (et objet fétiche) [16], et rôle du flash back comme espace des fantôme [17] .

Par ailleurs cette séquence deux en s’opposant à l’autre séquence de danse lui donne également un tout autre éclairage.
La séquence vingt est un récit du comte. Dans un flash back, ce dernier raconte sa rencontre avec Maria. Après une errance en voiture, le comte s’arrête près d’une « foire vulgaire » pour y demander de l’eau pour son automobile. Il découvre Maria dansant au milieu des gitans. Il la voit. Nous le voyons la voyant. Nous la voyons.

Pourquoi lui la voit-il danser ? E pourquoi pas les autres ? Les plans indiquent sans ambiguïté qu’il la voit danser par un plan large de l’assemblée où la caméra montre dans un même axe le comte de dos regardant Maria danser. Ce moment de visibilité semble a priori incompréhensible. S’il y a ce moment de visibilité, c’est bien pour nous annoncer la disparition, l’invisibilité radicale et à venir de Maria. En effet, dans cette séquence, le contrat du spectateur absolu est rempli. Dès lors, toute l’ambiguïté de la position du comte est induite. Il la voit danser car son désir dysfonctionne ; car ce désir est déjà détruit autant qu’il sera destructeur. C’est pour cela qu’il peut voir Maria danser, que le spectateur peut le voir la voyant parce que le désir du comte est interdit, annulé par sa castration, sa blessure de guerre. C’est également pour cela qu’il ne peut pas ni voir, ni comprendre l’importance de Maria dansant pieds nus. La vacuité, le refoulement du désir du comte rendent impossible toute fétichisation. Ainsi, constatant la présence effective du « regard absolu », on peut avancer que cette séquence de danse au milieu des gitans anticipe et annonce l’idée du désastre. Il ne peut y avoir avec le comte l’altérité rêvée par Maria car il ne peut y avoir de jouissance. Le comte définitivement sans sexe ni sexualité est entré dans le monde des images [18] alors même que Maria, elle, veut quitter le monde des images c’est-à-dire le monde qui est absence de monde, absence de place et de lieu. Maria voudrait échapper à ce poids, du no body surdimensionné par le cinéma hollywoodien. Car le corps de Maria est un corps devenu absent dans sa visibilité même. Un espace utopique qui serait celui du corps, une usomatopique en quelque sorte, un corps privé de tout lieu. Or, ce non-lieu du corps qui est le corps même, c’est le cadavre. On retrouve cette notion dans le le soma grec :


« La dénomination unitaire du soma apparaît chez Homère uniquement à propos du cadavre, où l’œil qui ne voit pas, la jambe qui ne marche pas, le cœur qui ne bat pas sont de simples objets, des choses qui n’ont plus aucun rapport avec les possibilités du corps.
Ce terme réapparaîtra dans le langage platonicien dans sa densité expressive lorsque, en examinant l’hypothèse de ceux qui prétendent que « le corps (soma) est le tombeau (sèma) de l’âme », (Crat., 400b-c), Platon avoue ne pas trouver le rapprochement incongru, ajoutant même que l’âme « y est ensevelie pendant cette vie ». En employant le mot soma, c’est donc bien au cadavre et non pas au corps que pense Platon. » [19]



Ce moment de visibilité signifie le passage du corps s’incarnant en idée dans cette danse à celui du cadavre par le seul regard du comte. Le soma grec trouve dans ce personnage l’accomplissement de sa tension entre « le corps » et le « cadavre ». Cette tentative « d’images corporelles sublimes » évoquée par Georges Didi-Huberman [20] échoue car elle ne révèle qu’un corps labyrinthique, une impasse qui conduit à la destruction.


Figures de la disparition

Le personnage de Maria s’élabore sur une déclinaison de la disparition. La première, esquissée, est celle de l’invisibilité. Plus généralement, les questions de l’extériorité et de la visibilité interdite soulignent cette disparition.

Le regard de Maria est constamment tourné vers l’extérieur, tourné vers l’ailleurs, la tentation de la fuite et l’espoir d’une nouveauté. Elle regarde vers l’extérieur à la rechercher de la promesse du bonheur. Quelques exemples. Il y a d’abord le dialogue entre Dawes et Maria sur le balcon de sa maison familiale. Dans cette séquence Maria est en train de quitter Madrid. La mise en scène place toujours Maria en position de regard vers l’extérieur ; l’ailleurs que propose mollement Dawes, s’appelle Hollywood. Elle ne regarde pas vers sa maison, l’antre familiale qui abrite l’ogresse maternelle mais vers le ciel ouvert d’un autre monde (l’hétérotopie, l’illusion du cinéma). Cette mise en scène se renouvelle lors de la soirée donnée par Kirk Edwards chez sa nouvelle star Maria Damata. Maria concentre tous les regards sur elle. Un système triangulaire structure l’espace de la scène : d’un côté Bravano et Muldoon, de l’autre Dawes et sa femme Jerry. Au milieu de ces deux pôles de regards, Edwards. Ces trois points du dispositif convergent sur Maria, l’entourent, semblent l’encercler. Mais elle y échappe en leur tournant le dos et en regardant par la fenêtre vers l’extérieur. Même lorsqu’elle s’éloigne de la fenêtre pour rejoindre le piano, elle réussit à ne croiser aucun regard. Ainsi cherche-t-elle à échapper à l’univers de « l’usine à rêve », ce « monde de location » pour un autre qu’elle ne connaît pas encore, qu’elle imagine de loin. Elle confie à Dawes attendre le prince charmant, un ailleurs qu’elle espère moins factice. L’illusion n’est ici promesse d’aucun bonheur. Du cinéma au comte, Maria avance seulement vers la mort.

Enfin, le plan final de La Comtesse aux pieds nus prolonge ce propos sur le regard extérieur. On y voit la statue de dos presque dans l’axe de sortie du cimetière. Même la statue regarde vers l’extérieur. Mais un regard figé, vidé. Ce plan renvoie directement au plan d’ouverture du film, un premier plan énigmatique, un plan fixe faisant découvrir deux personnages devant une tombe : un homme penché et un enfant avec un parapluie et un ballon bleu. Le travelling arrière commence avec leur départ du cimetière, travelling qui ne les quitte pas tout en élargissant le plan. Il s’achève en montrant la statue blanche de dos. L’axe de son regard (celui de la statue), souligné par la fin de ce travelling arrière, est en direction du chemin de sortie du cimetière montrant l’homme et l’enfant du premier plan quittant les lieux… comme si la statue regardait leur départ. Le ballon bleu au bout de sa ficelle est clairement un élément disjonctif. Sa connotation festive et enfantine rompt avec le lieu mais pas avec la personne qui le tient. Ce non-rapport apparent avec les plans suivants et le film même le rend difficile à comprendre. Ce ballon est un indice dont le sens reste à saisir. Le début du film est marqué par un recul, une hauteur que l’on veut prendre pour comprendre cette mort, ce destin. Or, la narration peut seulement rendre visible l’opacité du mystère de cette femme comme celui du ballon. Ce qui se dérobe fondamentalement, ce qui ne saurait advenir, c’est l’enfance. Cet homme, cet enfant que Maria ne pourra jamais avoir et que seule désormais la statue peut voir dans ce lieu figé, ce premier plan donc, apparaît comme une sorte de projection fantasmatique de la morte elle-même. N’étant qu’un indice, il renvoie au sens du désastre et de la disparition. La vie commence par partir. L’ultime plan confirme cette vacuité définitive de la statue de dos, cette quasi-invisibilité, cette image évidée. Le premier comme le dernier plan soulignent que le seul moment de Maria, c’est l’image du deuil de l’image et plus généralement le deuil de l’enfance et de l’enfant sacrifié en elle avec sa propre mort.
L’enfant serait cette visibilité interdite qui prend tout son sens dans la dernière partie du film (et plus précisément la séquence trente et une). Il s’agit du récit de la nuit de noce de Maria. Restituons d’abord cette séquence dans le maillage narratif. Il s’agit d’un flash back interne. Dans le dernier flash back pris en charge par Harry Dawes, Maria raconte sa nuit de noces. C’est le seul moment du récit où nous aurions la parole de Maria. En réalité, il n’en est rien puisque que ce récit est médiatisé par Dawes, véritable narrateur dans ce dispositif de mise en abyme. C’est pourtant un moment décisif de la vie de Maria : moment de visibilité, visibilité de son désir, réalisation de son désir de comte (le prince charmant est le comte, le mari de la nuit de noce). Maria est dans une image d’attente, attente d’un désir virginal souligné par la blancheur et la transparence de (mousseline) de sa robe, rappelant que le comte ne l’a jusqu’à présent jamais enlacé (ce qui avait surpris et inquiété Dawes). Il n’y a qu’un baiser avant le récit d’une véritable malédiction d’Eros pour Maria. Cette nuit de noces reformule le désastre de la nuit de noce d’Eros et Psyché. Cette malédiction d’Eros est celle de la lumière extérieure détruisant la vraie beauté. La mise au lit du couple de La Comtesse aux pieds nus est le passage du rêve au deuil. Ce passage est induit par la coutume de la dissimulation. Dissimulée, la rencontre érotique sombrera dans l’aveuglement. Voir Eros, découvrir la corporalité du désir, c’est interdire à Psyché l’incarnation de son désir.

Cet interdit trouve tout son sens dans la figure du comte. Il ne peut vivre que dans l’imaginaire social de sa propre représentation c’est-à-dire l’image de la déliquescence aristocratique. Il ne sait qu’être dans l’engloutissement d’un monde, dans l’obsession de cette image en faillite. Le comte représente cette ruine à la fois physique, sociale et érotique. Il entraîne Maria dans ce délabrement fondamental et progressif. Reprenant l’analyse freudienne, on peut dire que le comte ne sait pas renoncer à ses pulsions et fonder sa propre conscience [21].


Le comte construit cet évidement. Sa propriété est bien d’abord un lieu de coupure, puis une prison et enfin un tombeau. Et c’est dans ce tombeau à venir, durant cette nuit de noces qu’il dissipe l’illusion, soulignant la malédiction d’Eros : la rencontre n’est qu’une apparence d’être. Son aveu, son euphémisme, « n’avoir qu’un cœur pour aimer », c’est soustraire à la visibilité la force délirante du comte, la force destructrice de l’impuissance. Elle est bien dans le désordre d’une invisibilité obsessionnelle qui annule la visibilité virginale de la jeune comtesse. Avec cette nuit de noces, c’est la fin du désir. Il est impossible. C’est donc faire entrer Maria dans la galerie des portraits des ancêtres du comte. La sœur du comte l’avait mis en garder : épouser Maria serait « a crual destructive thing ». La réponse du comte est radicale : « It’s the end of the line (…) She’s the last Contessa. » Le comte n’appartient plus au monde des vivants. Il lui reste seulement l’obsession de l’absence de tout avenir. Maria est absorbée par cette absence-là, l’absence d’Eros, l’absence du conte de fée, l’absence de la visibilité. Elle reste un objet, l’incarnation pour le comte d’une image brillante dans le désastre final (the last).

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L’œuvre de Mankiewicz est semée de fantômes, de mensonges et d’une destruction dont la férocité n’a d’égale que le regard désabusé du réalisateur sur le monde et les hommes. La Comtesse aux pieds nus n’échappe pas à cet univers de la cruauté, à cette dualité humaine si présente dans son œuvre. Le personnage principal de ce film échappe aussi bien aux récits que l’on peut faire d’elle qu’à l’image que l’on peut construire d’elle. Il reste une énigme, l’énigme charnelle d’un cadavre qui reste, au-delà de sa statufication, énigme d’une féminité insaisie et par là même, détruite. Rien d’autre n’existe sinon cet espace d’incertitude, ce corps absent dont on croit rêver et qui ne saurait s’incarner ailleurs que dans un récit qui ne peut plus être un conte.


[1Georges Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Paris, Editions de minuit, 1992. Nous renverrons essentiellement au développement des pages 17 à 25.

[2G. Didi-Huberman, Ibid., page 23

[3Ibid., page 25.

[4Gorgio Agamben, Stanze, traduction Yves Hersant, Paris, Rivages poche, 1998, page 66. Le chapitre central se situe des pages 65 à71.

[5Voir l’impossible accès pour le Comte à ce sens du pieds à la fois fétiche et signe du désir de Maria

[6Pour compléter les informations concernant l’étymon de Fétiche, facere, nous renvoyons à la mise au point très complète d’Agamgen dans Stanze, Ibid., note 7, page 71, citée ci-dessous.

« Le terme portugais feitiço (à partir duquel a été formé le mot « fétiche ») ne dérive pas directement, contrairement à l’opinion de De Brosse, de la racine latine de fatum, fari, fanum (ce qui lui donnerait le sens « d’objet féerique, enchanté »), mais du latin facticius, « artificiel », qui a la même racine que facere (saint Augustin emploie même, à propos des idoles païennes, l’expression genus facticiorum deorum, où le terme facticius prend déjà, incontestablement, le sens moderne). Toutefois la racine indo-européenne de facere, *dhé, est bien en rapport avec celle de fas, fanum, feria et possède à l’origine une valeur religieuse, que l’on observe encore dans le sens archaïque de facere, « faire sacrifice » (cf.A.Ernout et A.Meillet, Dictionnaire étymologique de langue latine, article « facio » et « feriæ »). En ce sens, tout ce qui est factice appartient de droit à la sphère religieuse, et non seulement l’étonnement de De Brosse devant les fétiches n’a aucune raison d’être, mais il trahit un oubli du statut originel des objets. »

[7G. Didi-Huberman, Op.cit., page 20

[8On retrouve cette même impossibilité lorsque Muldoon évoque le procès du père de Maria et le témoignage de cette dernière en faveur de son père. Il ne comprend rien de ses motivations, prend conscience qu’il n’a pas su anticiper les réactions du public. Ceci explique que le témoignage de Maria nous soit définitivement inaccessible (une image sans les paroles, si fondamentales ici) car le narrateur Muldoon est incapable d’y comprendre quelque chose.

[9« I suppose when you spent most of your life one profession, you developp what could be called an occupation point of view » (Je suppose qu’une longue pratique d’une même profession crée ce qu’on peut appeler une déformation professionnelle). Dawes est scénariste et cinéaste.

[10Les thèmes de Cendrillon : la crasse, le pied fétiche, la défense du père contre la mère-marâtre, l’attente du prince charmant, l’élévation sociale…

[11Alain Badiou, Petit manuel d’inesthétique, Paris, Seuil, 1998, pages 91 à 111

[12Ibid., p.92.

[13Ibid., page 100.

[14Ibid., page 106.

[15« Ainsi ne voit-on pas Maria danser dans le cabaret madrilène, puisqu’Harry n’est arrivé qu’une fois que Maria eut quitté la scène. »

Pascal Mérigeau, Mankiewicz, Paris, Denoël, 1993, page 195.

[16« Le montage consiste à raccorder deux ou plusieurs plans de telle sorte que leur mise en relation détermine un sens qui n’appartient à aucun de ces plans pris séparément. »
Jean Mitry, La sémiologie en question, Paris, Cerf, 1987, page 18.

[17C’est l’objet d’une réflexion en cours.

[18la galerie de portraits des ancêtres du comte qu’il fait visiter à Maria fait froid dans le dos : c’est un mausolée ; il l’invite dans un tombeau, elle ne le voit pas.

[19Umberto Galimberti, Les raisons du corps, Paris, Grasset-Mollat, 1998, page 30.

[20Georges Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Paris, Editions de minuit, 1992, p. 25.

[21Sigmund Freud, Malaise dans la civilisation, Paris, Presse Universitaire de France, 1971.
« La conscience est la conséquence du renoncement aux pulsions. », page 86.