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« Au fond du puits obscur », Le risque de l’histoire de Dominique Dussidour
vendredi 12 décembre 2008, par
Le livre de Dominique Dussidour publié aux éditions Laurence Teper est passionnant, dévorant, dérangeant. Il ne laisse pas indemne. Il marque.
Trois parties composent ce livre à la recherche d’une voix qui dirait la guerre, une voix impossible qui témoignerait de l’horreur de cette puissante de destruction. Au creux de toute voix possible, et pour toutes ces voix impossibles, l’écriture comme seul moyen pour arracher l’homme à l’oubli. Car l’Histoire efface les individus. Non seulement les humains sont torturés, massacrés, exterminés dans la souffrance, mais ils sont en plus effacés par les mécanismes du récit historique. Reste un événement, une date, quelques figures peut-être, rarement une voix. Dans Le roman est-il concevable ? Matériaux pour un roman paru sur publie.net à la fin de l’été 2008, on peut lire cette assertion de Dominique Dussidour : « L’individu disparu a encore une histoire. » (p. 6), phrase qui alimente le questionnement avec Ossip Mandelstam autour de l’effritement, de la perte d’une conscience de l’individu dans le roman qui devrait « articuler au monde l’individu traversé par le langage et la conscience de la mort, l’adosser à l’histoire de façon que ses coordonnées s’y inscrivent, ses initiales s’y gravent, le rendre acteur inéluctable, sujet inoubliable du temps et de l’espace. » (p. 5)
C’est très exactement sur ce point de rupture et dans cette exigence que se situe le roman de Dominique Dussidour. Le risque de l’histoire se place très exactement dans cette tension. En ce sens, elle rejoint la Politique de la littérature. Pour Jacques Rancière, la littérature articule un nouveau régime d’adéquation entre signification des mots et visibilité des choses dans l’expérience de l’effondrement des représentations traditionnelles, impliquant d’inventer de nouveaux rapports entre langage et monde. Cette expérience de tensions dans l’acte d’écrire s’articule fondamentalement à la société, à la politique à partir de ce qui n’est pas compté, entendu (donner la voix aux sans voix, une part aux sans part affirmait déjà La Mésentente du même Rancière).
Ainsi, mésentente politique et malentendu littéraire s’articulent :
« La mésentente invente des noms, des énonciations, argumentations et démonstrations qui instituent des collectifs nouveaux où n’importe qui peut se faire compter au compte des incomptés, le malentendu travaille le rapport et le compte d’un autre côté, en suspendant les formes d’individualités par lesquelles la logique consensuelle noue les corps aux significations. » (Politique de la littérature, Galilée, 2008, p. 52)
C’est l’histoire de Zita, son exil de la Croatie pour des raisons économiques, sa vie en Allemagne, et le pays lointain auquel on pense. C’est l’histoire d’une mémoire, celle d’un pays, d’un village, d’une maison construite pierre après pierre, comme un village, comme un pays. Zita, c’est la voix du lointain qui incarne un déchirement, et fait lien avec l’horreur connue, tue et pleurée jusqu’à la mort par la vieille Znerka :
« Elle n’avait pas supporté de devoir quitter sa maison, elle était trop vieille. Elle est morte ici, de tristesse. Un matin, elle ne s’est pas réveillée. Nous n’avons pas encore ramené son corps au village, il est toujours enterré à Munich. Je comprenais bien les raisons de la douleur qui nourrissait ses reproches mais comment accepter le destin dont elle m’accablait : tu ne seras jamais propriétaire que de ton cercueil ? Et pourtant aujourd’hui, n’est-ce pas un cimetière que j’abrite sous le toit de ma maison ? » (Le risque de l’histoire, Edtions Laurence Teper, 2008, p. 68)
La première partie du livre raconte ce lointain, la vie de cet exil, des histoires traversées, portées de villes en pays, de langues en accouchements, de séparations et mariages. Le récit plonge dans les profondeurs de l’exil, son quotidien le plus banal, loin des clichés, proche de ceux qui composent les départs économiques, et les sursauts tragiques de l’Histoire. Car le livre de Dominique Dussidour est tension permanente entre histoire et Histoire, entre cette possibilité de faire récit là où l’Histoire balaye les vies et les voix. Du récit historique (voire du récit national), Dominique Dussidour préfère le récit romanesque : ses vies et ses troues, le mystère de certaines causes, l’apprentissage des langues, l’errance des corps et des désirs. Le risque de l’histoire, c’est d’abord tenter l’indiscernable, aller vers l’approche inquiète du possible.
« Dans mon village, dit-elle [c’est Zita qui parle], on construisait sa maison là où un étranger avait fait halte. Là où il s’endormirait, disait-on, ses rêves ne manqueraient pas de s’échapper de lui, malgré lui. A celui qui se tiendrait à proximité de les recueillir. On disait aussi : le monde est comme cent chevaux indomptables et les rêves sont leurs cavaliers fous, ils appartiennent à tous, chacun peut les chevaucher et y adosser les murs de sa maison. (p. 54)
Au cœur de ce que peut saisir le roman pour dire la fragilité des vies, il y a des rideaux de dentelle blanche, et les plis de mémoire qu’ils conservent.
La deuxième partie du livre semble tourner le dos à la première. C’est une apparence. Le récit d’une propriété française, le Sumac, est l’occasion pour l’écrivaine d’approfondir les enjeux du livre par l’écart. Elle semble prendre une autre direction (quitter la vieille Znerka pour la vieille Ciccia, abandonner Zita pour Mauricette, pour d’autres maisons, d’autres rideaux et tentures). Mais au détour de ce récit, c’est celle de l’écriture qui se découvre. Le Sumac est l’occasion de rêver les écrivains, de penser à Bukowski, de dialoguer avec Faulkner qui vous appelle « petite ». Dès lors, cette partie centrale du livre est celle de la légende, mais une légende à prendre au sens strict du terme : ce qui doit être lu. [1] Ce qui doit être lu, ce sont les récits, c’est ce qui doit être écrit par l’écrivaine au Sumac. C’est là où se fomente le risque de l’histoire contre l’Histoire, contre l’effondrement des voix qu’elle provoque. Faulkner vient appuyer cette démarche et redire : « toute langue doit rester vivante » (p. 155). C’est elle qui permet de dire les morts contre l’effacement de l’Histoire.
Reste la troisième partie qui revient dans ce village de Croatie, celui de Zita, Znerka, et cette maison d’où tout se voit [2], d’où tout peut se dire.
Dans une vision fragmentaire et violente, la troisième partie compose un véritable panoptique de l’horreur. Chaque chapitre, l’histoire d’un habitant du village. Chaque récit nous plonge dans l’horreur des tortures et des morts : les mains qu’on coupe à la hache en guise d’interrogatoire, les unes qu’on viole encore et encore, les autres qu’un sniper abat, les cordes qu’on tend pour en finir, les corps qu’on jette au fond d’un puits…
« Il n’y a que terreur dans le bien et le mal, il n’y aura plus que douleur dans le paysage ensoleillé. Seul existera mon cri qui restera planté comme un éclat de métal dans un œil aveuglé. Je suis celui qui va désapprendre la langue qu’on parle et hurler la langue qu’on n’articule pas, je suis le corps sans issue où vont sarabander à jamais le bien et le mal qui ont martyrisé mon père. » (p. 198)
Si les deux premières parties du livre expriment un lointain, cette dernière partie nous place au cœur de l’insoutenable, à hauteur de l’humain, hauteur de corps en souffrance qu’on réduit au rebut, au néant. Mais qu’on ne s’y trompe pas, ce ne sont pas les récits qui sont insoutenables, c’est la guerre qui l’est, seulement elle. Ne pas l’oublier.
Quand on referme Le risque de l’histoire de Dominique Dussidour, on comprend la place de l’écriture, la tension violente de l’histoire pour faire émerger une voix étouffée par la mort, à l’image d’Anielka.
« Au fond du puits obscur, Anielka a entendu les morts de la vie ou la mort et elle a connu la vraie histoire du monde, ayez pitié d’elle qui arpente seule l’en dehors. » (p. 222)
Dominique Dussidour est membre du comité de rédaction de la revue et du site remue.net. On retrouve ses textes et articles ici.
On retrouve sur remue.net :
Le risque de l’histoire par Cathie Barreau.
On retrouve sur publie.net :
Dominique Dussidour | Une guerre. De l’avant-récit au livre, quels matériaux, quelles étapes
[1] « Le Sumac est un réservoir de récits où dérivent des vivants et des morts, des voix, des images, des matières, des odeurs, des fragments de temps. L’hypothèse d’une histoire close sur elle-même qui emporterait tout vers une chute logique, un dénouement inéluctable, est sans cesse démentie par un simple carré d’as abattu sur la toile cirée. Bien sûr – ma pensée se déroulais et je suivais ce déroulement, – ces récits se reflètent, se font écho, se conjuguent parfois, mais selon ce paradoxe : chacun contient tous les autres et cependant s’en écarte avec soin. » (p. 152)
[2] « Sa maison donnerait sur les quatre horizons : vers la vallée, vers l’autre colline, vers l’église, vers la maison de Mina. Elle franchirait l’un ou l’autre des seuils selon qu’elle irait là ou là. (p. 88)