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Rock’n roll, François Bon nous ment !
jeudi 22 janvier 2009, par
Oui, François Bon nous ment. Rock’n roll un portrait de Led Zeppelin n’est pas le livre qu’on dit, n’est pas le livre qu’on croit lire. Les éventuels détracteurs du livre ou de l’auteur en seront pour leurs frais : ce Rock’n roll, on l’aime. Mais est-ce vraiment un « portrait de Led Zeppelin » ? Avant d’être un possible portrait du groupe qui créa Black dog, ce livre dessine d’autres silhouettes. La figure qui émerge et structure tout le livre, c’est John Bonham [1]. Il est LE personnage central du livre, du groupe. On a tellement pris l’habitude dès qu’on parle de rock’n roll (et plus particulièrement de Led Zeppelin) de mettre en avant, par mimétisme, par habitude ou facilité, d’évoquer la légende guitar hero [2]. Ici, rien de cela. La frappe lourde de Bonham, son jeu qui transforment radicalement la place de la batterie dans le rock est au cœur du livre.
Le lendemain même, John Bonham apparaît le soir devant Harvey les doigts couverts de pansements : lui aussi s’est mis à jouer avec les paumes, mais trop fort. Il s’endurcira le cuir : le milieu du solo joué pendant les douze ans du Zeppelin ce sera avec les mains et ce peu de salive importé de Joe Morella. Interview Disc de juin 1970, suite : « That’s why I play with my hands. You get the absolutely true sound, there’s no wood involved. Il hurts at first but the skin hardens and now I can hit a drum harder with my hands than with sticks : C’est pour ça que je joue avec les mains. Tu as absolument le vrai son, pas de bois là-dedans. Ça fait mal au début, mais la peau se durcit, et maintenant je peux frapper un tambour avec mes mains plus fort qu’avec les baguettes. » [3]
Ou encore
L’art de Bonham : ce brusque contretemps, casser le rythme dans une brève cascade folle au lieu d’assurer la continuité du temps. A chaque mesure créer un nouveau trou, juste pour voir si on est capable d’en ressortir en sautant, et on en ressort. Dans ces cascades, chaque fois, une façon différente des épaules : on dirait qu’il prend les peaux par en haut, les deux bras soudain levés à l’horizontale avant de retomber dans le rythme qu’il a volontairement suspendu, et la bouche soudain ouverte et figée, fixant Page. [4]
Mais Bonham, c’est aussi
Au bar de l’hôtel, des musiciens jouent pour l’ambiance. Carmine Appice, qui raconte l’histoire, entre boire un verre avec Bonzo, ils se disent que ce n’est pas un mauvais groupe, alors Appice rejoint le groupe sur scène les musicos anonymes et prend la batterie pour un bœuf, c’est d’usage. Les musicos d’ambiance n’ont pas l’habitude d’être soutenus par un gabarit de cette taille, leur musique pour bar d’hôtel brille à neuf, bien lourde, ils jouent plus fort, puis le remercient :
« Tu es un putain de bon batteur, mec… »
Alors il leur montre la silhouette barbue, au fond de la salle, avec son pantalon informe et chapeau mou sur ventre avachi : « Je suis peut-être un bon batteur, mais mon copain Bonzo, là-bas, c’est le meilleurs de tous et de loin… »
Il paraît que les musicos ne situent pas à qui ils ont affaire : Led Zeppelin, tout le monde connaît, mais rien à voir avec ce gros bedonnant qui bafouille quand il les rejoint. Dans ce cas-là, d’office il paye à boire, ça compense la conversation manquante : crédit infini, de toute façon. Eux demandent Coca avec fond de brandy, et lui, Bonham, se fait servir brandy avec fond de vodka. » [5]
Et puis, de toute façon, dès la quatorzième page du livre, la mort de Bonham, étouffé par ses vomissures au milieu d’un nième coma éthylique. C’était le 25 septembre. Et c’est presque par là que cela commence.
François Bon ne nous ment pas. Il ne nous raconte pas la légende dorée du rock’n roll. Il nous raconte comment se construisent ces légendes, sur quel fond de sacrifice. Moins la légende noire que les coulisses crasseuses de l’industrie culturelle du disque florissante. Car les trois livres Rolling Stones, une biographie (2002), Bob Dylan, une biographie (2007) et Rock’n roll un portrait de Led Zeppelin (2008) sont à la fois parcours dans une mémoire intime (celle de l’enfance et de l’adolescence), et parcours de la mémoire d’une société (la bascule du monde au milieu des années 60). Mais ces livres décrivent également très précisément les mécanismes et les pouvoirs de l’industrie culturelle : la massification, la réification, les transformations idéologiques et culturelles… Mais rien de théorique chez François Bon. Non. Il nous montre comment l’industrie culturelle travaille les corps de ces adolescents jetés dans l’aventure du rock’n roll. On se souvient du corps de Keith Richards, celui de Brian Jones, la silhouette de Dylan. Et ici, c’est Bonham qui porte les traces de cette machine qui broie ces jeunesses. Il serait trop simple de réduire l’équation à alcool, cocaïne, héroïne, de s’en tenir au slogan usé de sex, drug and rock’n roll. Ce que montre François Bon, c’est le poids des tournées, l’enfermement progressif dans un univers protégé et débarrassé de toute mesure, de toute forme d’interdit ou de barrière, et tout simplement une vie débarrassé du contact avec un réel extérieur. Ce qu’il montre, c’est la manière dont, invariablement, on s’y perd, on s’y noie… on en meurt. C’est la dimension tragique de ces récits [6]. En ouvrant le livre, on sait, comme dans une tragédie classique, qu’il n’y a guère d’espoir à chercher. Alors, en attendant que le rideau retombe sur le silence et le carnage, quelle énergie, quelle puissance musicale anime le groupe. Car c’est d’abord ce qui fait vivre profondément les acteurs du Led Zep, une folle énergie musicale. Il faut alors reprendre les premières pages du livre, ce début du Earl’s Court concert du 24 mai 1975, la manière dont l’écriture de Bon travaille cette ouverture (du concert et du livre).
Un mur de bruit strié, le solo dans le haut du manche prêt à glisser ou s’empêtrer, puis non, se retrouve en équilibre sur ses rails, Jimmy Page venu au milieu devant, Plant en recul à droite de trois quarts et on dirait qu’avec le micro et câble, il mime lui aussi la guitare tout comme nous autres on le faisait, et son blue-jean le même qu’on porte nous tous. Les deux autres courbés, John Paul Jones et John Bonham, basse batterie les invisibles, dans le dernier cri saturé de la guitare Plant reprend d’un demi-tour sa place de lumière on le découvre maquillé, peut-être épaissi – juste un peu, mais on est en 1975, à mi-chemin – par rapport aux débuts du groupe, la voix rauque a moins d’aigu mais la poitrine maintenant toute sueur, Carry me backe, carry me back, Carry me back, baby where I come from, Oh remporte-moi, là-bas ramène-moi… Un instant sur le micro un reflet des projecteurs montre un ongle du pouce verni qu’il a laissé grandir d’un bon centimètre, c’était la mode, Open your arms Open your arms Open your arms baby Let my love come running in, Page arpente la scène comme s’il lui fallait un rythme dans les jambes pour que son riff résiste à la poussé binaire de Bonham et sa façon désarticulée de battre. [7]
Ouverture miroir du narrateur travaillant les images du concert, ouverture miroir de l’auteur reprenant le fil de ces images intimes parce qu’il y était à ce concert. Ouvrir le livre par cet épisode, ce concert, c’est prendre l’histoire du groupe en chemin et nouer cela à sa propre vie.
Et cette première phrase du livre : « Tension, attente ». C’est aussi bien celle du groupe qui démarre bientôt son concert, que celle du public qui attend, et, parmi eux, ce jeune type « de vingt deux ans venu( ) d’Angers en voiture » (p. 274). Mais cette tension, cette attente, c’est aussi celle de l’auteur au bord de son écriture et des tumultes du livre.
les souvenirs sont partis, une sensation reste, mais comment, à cette distance, retrouver ce qu’on a traversé sans y attacher sans doute l’importance que cela prendrait plus tard, et ne pas le mêler de ce qu’on reconstruit, écoutant les disques, lisant les interviews, visionnant ces concerts ? [8]
Bien sûr Rock’n roll est traversé par les figures de Jimmy Page et de Robert Plant. Comment faire autrement. On retrouve John Paul Jones, sa discrétion, son écart. On croise Jeff Beck, Eric Clapton, les Rolling Stones, et tant d’autres. Evidemment sont évoqués les scandales, les histoires qui courent encore. Il y a également le producteur Peter Grant. Mais François Bon regarde passer tout cela et pointe son doigt ailleurs. Il nous parle de musique. Il écrit. Évocation du travail en sudio, le rôle des nappes sonores, l’importance accordée aux instruments (le véritable fétichisme : c’est la guitare, pas le guitariste), place des micros, marque des amplis, toute une attention technique pour montrer les changements, les essais, les expérimentations car c’est une véritable vie de laboratoire qu’un studio d’enregistrement
Il vient le solo. On installe à l’intention de Page quatre colonnes d’enceintes superposées par trois, à moins de deux mètres de distance, et lui s’installe au milieu du carré. Il y a douze pistes de son qui lui parviennent, avec basse, batterie, orgue et les premières guitares. Le niveau de décibels dépasse de loin celui qu’il reçoit sur scène. Il est physiquement enveloppé dans la vibration matérielle de l’air (c’est seulement ce qu’il perçoit, l’air qui vibre, plus le son). Il a déjà enregistré une version de ce solo avec sa guitare habituelle, la vieille Les Paul pesante et burinée. Et c’est cela aussi le mystère : l’intuition qui vous fait aller par-delà. Il déballe la Fender Telecaster de 1958, celle que lui avait offerte Jeff Beck, et qui a fait tous les concerts des Yardbirds. Il se fait passer trois fois de suite, sans jouer, immobile, debout entre deux murs d’enceintes, là où on en est de la bande. Et alors il enregistre trois fois de suite cette improvisation ultime. Trois prises radicalement différentes, dira Cole, qui est resté en régie avec le technicien Richard Digby-Smith, et Page passera le reste de la nuit à se demander lequel choisir. On sait qu’il ne parlait presque pas, en régie, mais que parfois, écoutant, on voyait ses yeux se fermer, ses épaules accompagner le rythme : on savait alors que c’était cela, la bonne prise. [9]
Quand on referme le livre, la musique s’est suspendue dans les phrases de François Bon. Et soudain, se souvenir aussi des premières fois, la première fois que j’ai écouté lycéen Led Zep… l’album IV, un vinyle emprunté à la bibliothèque municipale.
[1] Remarque d’un non-lacanien : Bonham / Bon-ham… Bonham, l’âme de Bon, ou plus exactement ce qui anime la mémoire, celle de l’adolescence, d’une génération, d’une société et les flux souterrains qui poussent les transformations des vies. C’est au milieu de ces flux-là que se situe l’écriture de François Bon
[2] C’est aujourd’hui une série, un jeu vidéo, la tentaculaire tentation marketing a aussi récupéré cela. Et le propos n’est pas indifférent à la démarche de François Bon.
[3] François Bon, Rock’n roll un portrait de Led Zeppelin, Albin Michel, 2008, p. 67.
[4] Rock’n roll un portrait de Led Zeppelin, p. 128.
[5] Rock’n roll un portrait de Led Zeppelin, p. 35.
[6] Richard Cole aura ce rôle pour Led Zeppelin d’apporter cette tension noire, mais comme tant d’autres.
[7] Rock’n roll un portrait de Led Zeppelin, pp 10-11.
[8] Rock’n roll un portrait de Led Zeppelin, pp 274-275.
[9] Rock’n roll un portrait de Led Zeppelin, pp 274-287.