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Errance, la maladie du lieu (Agnès Varda, Jerry Schatzberg)

vendredi 3 décembre 2021, par Sébastien Rongier

Nouvelle collaboration avec cette revue qui deviendra un lieu d’accueil aussi précieux qu’amical. Voici le texte tel qu’il a paru, sans ajout ni modifications.


Errance, La maladie du lieu





L’errance est sans itinéraire. On ne saurait en faire une carte tant son mouvement est absorbé par son absence de finalité. L’errance moderne se caractérise d’abord par cette perte de sens. C’est elle qui conduit à la déperdition. L’errant contemporain n’existe même plus dans une quelconque démesure symbolique (il n’est ni incarné dans le mythe du juif errant, ni la tentante image du chevalier médiéval). Il est seulement l’être du défaut, coincé dans cette restriction qui est une dépossession.

Au commencement était le voyage : l’iter latin (‘voyage’) donna erre (‘voyager) via itineris (génitif latin de iter), puis itinerari donnant au VIème siècle iterare. L’errant est d’abord cet incessant voyageur qui fit les beaux jours de la tradition épique. Mais l’homonymie de ce voyage avec errare infléchit progressivement le sens de l’errance. L’impénitence voyageuse se brouille, perdant sa certitude. L’inflexion péjorative d’un voyage plus incertain (‘ça et là’) conduit à condamner l’errance comme une erreur. Errer devient ‘faire fausse route’, c’est-à-dire se tromper. La dimension voyageuse de l’errance est condamnée car elle n’est plus assignée à aucun but. Il n’y a plus de direction précise. L’errance n’est donc pas un voyage. Elle serait plutôt l’erreur du voyage, sa mise en contradiction.

Si Ulysse est un voyageur comme le rappelle justement Du Bellay, il n’est pas un errant. L’errance est un moment de son voyage. L’odyssée est le récit d’un retour, rendu hasardeux par la férocité de Poséidon. Mais ces années de tohu-bohu sont subsumées sous l’idée du retour à Ithaque. Le foyer et la patrie sont au bout du voyage.

Si le chevalier est errant, il l’est au sens médiéval du voyage. Les récits de ces pérégrinations chevaleresques s’inscrivent dans une double tradition arthusienne et courtoise. Ce voyageur en armure concilie un nouveau rapport amoureux à un messianisme qui vise à asseoir les structures d’une civilisation chrétienne occidentale et à répandre une idéologie générale de la fidélité (au suzerain, à la communauté et à la femme et à Dieu). Le chevalier est le courtois voyageur (iter) alors que le vilain (le paysan, celui qui n’est pas noble… le pauvre) sera le gueux errant (l’erreur errante de errare). Ce sont ces gueux que l’on retrouve plus tard dans les peintures de Bosch, Bruegel ou Dürer. Leur peinture est remplie de ces miséreux méprisés, ces vagabonds sans lieu ni territoire. Il sera question ici de ces vagabonds modernes, ces clochards dont l’errance terrible est trop souvent neutralisée par l’euphémisation (‘Sans Domicile Fixe’).


On a longtemps construit une image lissée du clochard, coincée entre une métaphysique de la liberté ou l’image bonhomme de la révolte. Victor Hugo voyait encore dans Les Contemplations le vagabond comme le porteur de signes et de sagesse [1]. L’image de Diogène n’est pas exempte de la construction de Boudu chez Renoir dont l’anticonformisme et la critique sociale trouvent dans l’imaginaire du clochard une puissance ironique.

La figure cinématographique de Charlot est sans doute le premier pas vers une réévaluation moderne de l’image du clochard tout en gardant les traces de cet héritage. Charlie Chaplin ancre l’imaginaire de son personnage dans une réalité sociale et psychologique. Charlot s’incarne et se débat dans la société pour ne pas périr. Il est le déclassé d’une modernité industrielle qui instrumentalise l’être humain. Charlot ne souhaite pas cet isolement, ce déclassement. Son agitation et la naïveté sentimentale de son regard soulignent combien il est exclu de la société à cause de cette insoumission inconsciente.


Toutefois, insoumis aux conventions et aux conditions sociales comme aux conditions du réel objectif et à ses contingences, il demeure en marge. (…) Né libre, il reste libre, sans contraintes, mais sans attaches. Il est, il demeure le vagabond sentimental, l’éternel errant en quête d’un paradis perdu ou d’une pureté qu’il ne peut plus retrouver. Son domaine est la route, la grande route droite, infinie, qui monte à l’horizon et sur laquelle, ivre d’un espoir désespéré, il avance en flânant tel un poète ou marche, redressant la tête en manière de défi, comme un homme à la poursuite de son destin. [2]



Sans doute l’image de Charlot pesa-t-elle longtemps sur l’errance d’autres clochards à la recherche de cette identité magnifiée qui se manifeste dès 1931 dans un texte de Philippe Soupault qui élabore une biographie imaginaire de Charlot [3]. Mais les formes du désenchantement de la deuxième moitié du vingtième siècle infléchirent cette tendance de Chaplin qui tenta de sauver le monde en l’ouvrant à une interrogation par le rire et le cinéma (la fin des Temps modernes est la marque de cet espoir). Le clochard contemporain vient renverser nos constructions idéalisantes et questionner un monde qu’on s’ingénie à ne plus voir.


Voyageurs du vide


Le trait contemporain de l’errance est une démystification et une plongée dans cette humanité que nous répugnons à voir. La société d’aujourd’hui consomme des voyages à la carte. Elle les construit en choisissant une destination et en projetant un retour. Cette programmation de l’espace est, comme l’étymologie nous l’a suggéré, aux antipodes de l’errance. Cette dernière est nécessairement dans la perte de ces repères. L’absence de finalité, l’oubli même de l’espace est celui de l’errant. Celui qui n’a plus rien d’autre que cette distension n’est pas un voyageur mais un clochard. L’errant est ce trompe-voyage pour qui le temps et l’espace sont désinvestis. Induisant une dépossession progressive de soi, l’errance fait du corps l’enjeu de ces pertes. Ce n’est pas seulement l’intimité qui se dépossède dans l’errance, c’est également le lien social et le lieu du corps.

L’errance est une maladie du lieu… de tous les lieux, le premier de tous étant le corps. La figure d’Œdipe nous aiderait sans doute à envisager ces enjeux de l’errance tant dans les conditions physiques que psychologiques ou sociales. Œdipe à Colonne de Sophocle est le récit de la mort d’Œdipe. Chassé de Thèbes, sa vie d’aveugle laminé par la malédiction des dieux est vouée à l’errance. Soutenu par sa fille Antigone, il erre véritablement au sens moderne du terme. Rejeté de tous et partout, il est le déclassé parce qu’il est sans lieu. L’identité repose sur le lieu archaïque qui deviendra le domus latin. Cette indignité est fondamentalement celle du lieu. C’est d’abord le corps qui est marqué par le rejet (les pieds percés de sa naissance, les yeux percés par sa conscience, la vieillesse et la fatigue de sa condition d’errant). Tous soulignent cette caractéristique physique du délabrement. Mais d’Antigone à Thésée, c’est son fils Polynice qui brosse le plus cruel portrait :


Hélas !je ne sais sur quoi je dois pleurer d’abord, ô mes sœurs : sur mes malheurs, ou sur la détresse où je vois notre pauvre père ? Je le retrouve comme une épave rejetée avec vous sur ce sol étranger, vêtu de quelles loques ! dont l’affreuse et sordide vétusté s’attache à son corps usé par les ans tandis que son front sans regard la brise mêle et agite ses cheveux… [4]


Mais c’est surtout une question de lieu qui agite cette pièce grecque. Œdipe est à la recherche d’une sépulture. Son errance doit trouve un terme dans un lieu qui lui soit propre et secrète pour accueillir sa mort. Dès lors que l’errance prend fin, la question de l’inscription du corps dans la société resurgit dans sa dimension conflictuelle. Il faut ici localiser le corps dans sa mort par sa sépulture. Œdipe ne meurt pas errant. En trouvant un lieu où mourir, il révoque cette déperdition.

Le clochard contemporain est l’errant intime de la structure sociale. Si l’on parcourt les œuvres contemporains et certains aspects de la pensée qui interrogent ce statut du clochard, on ne peut qu’être frappé de voir la tension qui s’instaure dans cette appréhension du réel. Moins la déréalisation passe par une symbolique idéalisante ou existentielle, plus le travail des artistes ou des intellectuels rend compte de cette âpreté de l’univers du clochard. Cette errance semble contraindre à sortir d’une forme d’un goût et d’un beau désintéressé, non pas parce que s’y formerait un dégoût (quoique) mais surtout parce que ces expériences de l’art ou de la pensée engagent un dialogue riche et violent avec la société. C’est cette mise à nue de la modernité qui s’engage dans ces questionnements. Car l’errance n’appartient pas à la domination de l’espace. Comme pour le couple attaché de Dolls (Kitano, 2003), la marche et le mouvement sont sans découverte ni conquête. Le processus d’intériorisation qui est celui de l’errant élabore son propre anéantissement. Aussi l’errance n’est-elle pas dans le mouvement car elle ne s’inscrit pas dans une mobilité qui construit l’espace. Le déplacement est ici un égarement, autre manière de désigner l’errare. Car il y a une défonctionnalisation de l’espace et de la mobilité puisque la structure d’adéquation d’un point de départ à un point d’arrivée vole en éclat. Le clochard est cet éclat brisé d’humanité dont l’absence d’orientation et de sens conduisent à une forme de giration qui renverse tout but. L’extrême giration est dans ce tremblement résumé par l’absence de tout mouvement. L’immobilité est le dénuement du mouvement qui construit une mise en miette de l’être.

Patrick Declerck, dans son terrible et indispensable essai, Les naufragés, engage ainsi sa réflexion sur les clochards :


Grands voyageurs du vide, ils errent loin des pesantes réalités du monde. Funambules pitoyables. Mais glorieux parce que sans retour. [5]


C’est sans doute à partir de son analyse et de son témoignage sur cette mise en miette des existences par le dénuement de l’errance qui casse la pensée, les mots et les corps que l’on peut retrouver certaines œuvres du cinéma ou de la littérature. Certains artistes comme Beckett, Varda, Schatzberg semblent avoir touché ces aspects développés par Declerck. En voulant montrer la spécificité du clochard, Declerck dénonce les visions univoques de psychiatrie ou de la sociologie. En proposant une analyse qui accepte le caractère multifactoriel des causes de clochardisation, tout en acceptant la possible surdétermination d’un facteur sur les autres, l’auteur des Naufragés veut rendre aux clochards leur terrible et complexe identité. S’il parle de ‘fou de l’exclusion’ [6], c’est pour envisager le possible projet (inconscient) du sujet sans pour autant absoudre la responsabilité de la société. L’enquête cinématographique qui structure le film d’Agnès Varda Sans toit ni loi (1985) se rapproche étonnement de l’esprit du livre. Elaboré comme une enquête, le film de Varda retrace les derniers jours d’une condamnée. Commençant par la découverte du corps de cette clocharde, le film se construit comme une tentative de compréhension du parcours et des rencontres de cette jeune femme, morte en hiver, dans un fossé, au bord des vignes du sud de la France. Chaque rencontre interrogée est l’occasion de saisir non seulement la vie de cette vagabonde et de ces étapes de clochardisation, mais surtout de percevoir, au cœur même de ce processus, le travail sociétal de l’exclusion. Le pain est dur, la solitude écrasante, le froid mortel, les chaussures sont à réparer ; les personnes croisées sont tour à tour indulgentes, accusatrices ou méfiantes ; le corps est chosifié, abusé, alcoolisé et crasseux. Car, comme le souligne Declerck,


Dans les cas les plus graves, la désertification du sujet exilé au cœur de lui-même, coupé du sens de son passé, et sans avenir, s’accompagne souvent chosification du corps. [7]


Le film de Varda faisait déjà percevoir le caractère irréversible de la désocialisation du clochard. Débutant par la découverte du corps sans sépulture, Varda montre le véritable aboutissement de l’errance et renvoie le corps à son statut de déchet, interrogeant la société dans son silence défait. De plus la construction du film, nous montre que cette errance est faite d’allers et de retours dans un espace restreint où les personnes se croisent sans se voir et se recroisent en se rencontrant, ou non. En cela le mouvement, s’inscrit dans une giration fébrile qui ne va finalement nulle part sinon dans l’absence de tout mouvement. Lorsque le film se termine, on voit la jeune clocharde interprétée par Sandrine Bonnaire tomber pour ne plus se relever, à la fois consciente et inconsciente de cette immobilité. Le film lui-même ne donne aucune réponse puisque le fondu au noir qui l’achève laisse l’agonie hors-film, non pas par pudeur mais parce qu’il est impossible de répondre par l’enquête à ces instants et surtout parce que toute la construction cinématographique l’a interrogée. En cela, Varda combat toute tentation idéalisante ou moralisatrice. Elle inscrit son œuvre dans ces miettes sans en faire une leçon. Sa construction fragmentaire ne propose aucune réconciliation du sujet avec le spectateur mais ouvre une interrogation fondée sur une incertitude.


Personne ne réclamant le corps, il passa du fossé à la fosse commune. Cette morte de mort naturelle ne laissait pas de trace. Je me demandais qui pensait encore à elle parmi ceux qui l’avaient connue petite. Mais les gens qu’elle avait rencontrés récemment se souvenaient d’elle. Ces témoins m’ont permis de raconter les dernières semaines de son dernier hiver. Elle les avait impressionnés. Ils parlaient d’elle sans savoir qu’elle était morte. Je n’ai pas cru bon de leur dire ni qu’elle s’appelait Mona Bergeron. Moi-même je sais peu de choses d’elle mais il semble qu’elle venait de la mer.


C’est en voix off que l’on entend ce propos de la voix même d’Agnès Varda alors qu’à l’image on voit une plage puis, au loin une silhouette de femme sortir nue de l’eau. Outre le raccord saisissant entre le corps mort dans le fossé et la vitalité de cette personne, il faut noter l’infini pudeur du plan. L’évocation cinématographique de la morte engendre cette apparition fantomatique. Sans doute est-ce là la raison de cette modalisation qui termine cette introduction. « [Il] semble qu’elle venait de la mer » interroge plus qu’elle ne fournit un cadre assuré. En insistant sur la difficile localisation du corps par l’absence de plan rapproché ou de gros plan, Varda pose cette problématique de l’errance. Elle n’abandonne jamais son sujet et reste concentrée sur son personnage dans son errance, sa dérive et sa mort. De nombreuses questions restent sans réponse tant le morcellement rend impossible toute forme de réponse totalisante. En effet, l’indigence conduit progressivement à la confusion mentale, rendant tout récit de clochard difficilement cernable dans son ensemble. Ce symptôme de déréalisation analysé par Declerck jusque dans ses impacts sur les chaînes causales, est construit dans le film par ces traversées de personnages et ses longues séquences qui n’analysent ni ne jugent le parcours de Mona mais tentent d’en dire des fragments de sa vérité. Là est son authenticité et sa réussite cinématographique. Varda ne donne pas une vision mais offre des possibles. Elle ne réduit pas non plus ce regard à une théâtralité kaléidoscopique mais questionne autant le personnage traversant un environnement que cet environnement traversée par elle. Elle va bien dans le sens de ce désert qui s’organise, de cette solitude qui s’impose sous le regard de la société en montrant qu’il n’y pas de solution. Ni les rencontres, ni les toits, ni le travail n’y feront rien. Derrière l’apparente revendication se creuse sourdement le désastre intérieur de Mona qu’aucun personnage ne peut saisir. Ce que tente le film, ce n’est pas d’affirmer une mise en commun totalisante de ces fragments, c’est d’exprimer cette errance dans cette interrogation qui se découvre sans réponse. Car comme le souligne Declerck, Il y a « une manifestation infinie, d’un désir inconscient du sujet qui recherche et organise le pire. (…) Il s’agit de rendre tout projet impossible. Le sujet n’y organise rien moins que sa propre désertification. » [8] On serait tenté de retrouver ce même sentiment de désertification dans les dernières photographies de Jeff Wall.

Le caractère authentique de ce film tient à cette volonté d’exprimer l’individuel et le singulier en dialectisant l’intime et le social. En ne cherchant pas à réconcilier cet état de la perturbation de l’errance par une image quelconque de libération, d’idéalisation maniériste, Varda ne résout aucune contradiction inhérente au personnage et à la société. Elle les exprime sans renoncer à l’exercice critique de l’expression cinématographique. En ce sens, Varda est liée à la dimension du tragique dans laquelle l’individu (Œdipe par exemple) rejoint la dimension collective et se dégage de toute tentation illustrative [9] ou de toute velléité de régulation normalisatrice ou moralisatrice [10].


L’espace d’un corps


En 1973, Jerry Schatzberg interrogeait déjà cette dimension de l’errance sans la réduire au paradigme du road movie. The Scarecrow (L’épouvantail, 1973) est le portrait sans concession d’une Amérique qui brise ses déshérités, de structures sociales et idéologiques qui sacrifient l’innocence. Deux personnages se rencontrent au bord d’une route déserte, Max (Gene Hackman) et Lion (Al Pacino). La quête illusoire de ces deux personnages sera systématiquement détruite. C’est parce la quête sera infléchi par l’errance que les personnages seront balayés. Max n’accèdera pas au rêve américain de la libre entreprise et de la réussite sociale. Lion sera écrasé par son innocence et par le poids culpabilisant de la religion. Car ce film interroge ce qu’ailleurs Declerck démontre. La clochardisation n’est pas seulement une détermination sociale mais aussi un enjeu psychologique de l’exclusion de soi. C’est cette dynamique tragique de la pathologie du lien et de la maladie du lieu que Schatzberg explore. Si son cinéma est plus clairement militant, The Scarecrow touche cette distinction entre l’errance liée à la seule exclusion sociale et l’errance entendue comme syndrome radical de désocialisation. La séquence dans le grand magasin est à ce titre caractéristique de cette idée d’un mouvement sans finalité dans lequel le corps se perd et s’épuise. Max, décidant de voler un article pour l’offrir à sa sœur, demande à Lion de se faire diversion en attirant l’attention sur lui. Sa seule ressource est ce corps déplacé, ce corps qui ne trouve plus de place dans la société. Lion se met alors à courir dans tous les sens, dans ce désordre propre à l’errance. Courant dans toutes les directions à l’intérieur comme à l’extérieur du magasin, Lion exprime ce désarroi inconscient de l’errance. La perte d’adéquation avec l’espace social conduit à cette séquence, d’une drôlerie incisive et pourtant traversée par une dimension tragique. On voit dans ce passage du film tout l’égarement de ce personnage dominé par l’espace physique et l’espace social. Son errance intime envahit dans cette séquence l’espace extérieur. Il sera bientôt brisé par ses propres tentatives de constructions sociales. Cherchant à retrouver l’enfant qu’il a abandonné, il sera anéanti par le mensonge de la mère. Foudroyé à l’idée d’avoir perdu son enfant, mort avant d’être baptisé, le très catholique Lion ne supporte pas cette fausse révélation qui condamnerait l’enfant aux limbes. A la fin du film, il est inconscient et sanglé dans un hôpital psychiatrique [11] malgré la révolte de Max qui doit le laisser et retourner à sa propre errance. Au bout de ce voyage qui perd progressivement toute finalité, il y a le désert immobile de Lion et l’errance solitaire de Max dont on sait dès la première séquence qu’elle est irrémédiable (l’être pris dans les barbelés, l’entrave sociale dans l’espace même d’une pseudo-liberté revendiquée mais subie). Le temps du film est celui d’une rencontre qui n’inverse pas le processus général. Elle le ralentit un temps mais ne contrarie pas cette radicale exclusion de soi et finalement de toute forme de lien. Car, comme le rappelle Declerck, « [l]a grande désocialisation est, avant tout, une pathologie du lien. Du lien à soi-même, comme du lien aux autres et au monde. » [12].


Des errances du langage


Voyager suppose une distance à parcourir. Or l’errance est la disparition de toute distance car elle ne s’inscrit dans aucune finalité. Il n’y a aucun point de chute car il n’y a pas de point, il n’y a rien à dépasser. L’errance d’Ulysse n’est qu’un épisode de son voyage. Elle s’inscrit pleinement dans la forme conventionnelle du récit au sens où Blanchot l’envisage.


Le récit n’est pas la relation de l’événement, mais cet événement même, l’approche de cet événement, le lieu où celui-ci est appelé à se produire, événement encore à venir et par la puissance attirante duquel le récit peut espérer, lui aussi se réaliser. [13]


Or l’errance n’est plus dans l’événement ou la relation. Elle en dit l’impossibilité, elle en trace l’écueil. La construction de Sans toit ni loi le révèle alors que The Scarecrow dénoue les possibilités symbolique d’une identité américaine brouillée avec elle-même dans les années soixante. L’errance est plutôt cet « espace d’un instant » [14] dont parle Beckett, espaces et instants répétés à l’infini jusqu’à l’indiscernable. Molloy (mais aussi de nombreux autrees personnages de Beckett… et surtout son écriture) traverse cette problématique de l’errance. Molloy, écrivant dans l’immobilité de la chambre maternelle écrit l’errance passée tout en identifiant par l’écriture cette réversibilité errante dans l’absence de tout mouvement.


[S]i les régions se fondent insensiblement les unes dans les autres, ce qui reste à prouver, il est possible que je sois maintes fois sorti de la mienne, en croyant y être toujours. Mais je préférerais m’en tenir à ma simple croyance, celle qui me disait, Molloy, ta région est d’une grande étendue, tu n’en es jamais sorti et tu n’en sortiras jamais. Et où que tu erres, entre ses lointaines limites, ce sera toujours la même chose, très précisément. Ce qui donnerait à croire que mes déplacements ne devraient rien aux endroits qu’ils faisaient disparaître, mais qu’ils dus à autre chose, à la roue voilée qui me portait, par d’imprévisibles saccades, de fatigue en repos, et inversement, par exemple. [15]


La désorientation syntaxique rend compte de cette clivation de Molloy et de la déstructuration spatiale qui l’habite. Evoquer cette errance, c’est dire non pas une impossibilité mais une déroute et un égarement qui traduit tout retour sur soi par une exclusion de soi. C’est pourquoi cette exclusion qu’est l’errance déroute le temps et l’espace de leur vocation catégorielle. « L’espace d’un instant » dit quelque chose de cette condition écrasante de l’errance et de la clochardisation. L’expression évoque ce paradoxe d’un mouvement fixé dans un temps infixé. Rien n’habite l’errance et tout s’y épuise dans un mouvement évidé. Reste cette géographie intérieure émiettée et cette parole dépossédée que Vladimir et Estragon expriment parfaitement dans les répliques finales de En attendant Godot. Vladimir questionne : « Alors, on y va ? » ; Estragon répond « Allons-y. ». Mais la didascalie finale précise qu’ « [ils] ne bougent pas. » [16] L’errance est là, coincée entre un mouvement qui serait nécessaire et son impossibilité car dénué de toute finalité et de toute vitalité. C’est en ces termes qu’il faut lire l’évocation des relégués de la société dans La Clôture de Jean Rolin. Le mouvement impossible est entier dans cette caravane coincée dans les piliers creux du périphérique [17]. L’idée du voyage itinérant (itinerare) est entièrement balayé par cette errance immobilisée de ceux qui sont désormais mis au banc du lieu. Le pilier du périphérique soutient le mouvement des autres et enferme l’errance dans un terrible paradoxe, l’assignation à non résidence. En évoquant la réalité sociale des proscrits contemporains le narrateur de La Clôture tisse les liens critiques de l’œuvre dans son environnement social tout comme Thomas Hirschhorn questionne ce réel dans ces installations de cartons et de scotchs (notamment cette installation-habitation près d’un pilier du métro aérien de la station Stalingrad à Paris).


L’errance du clochard semble donc mettre en valeur une dimension politique dans l’expérience esthétique. Si la désocialisation demeure un enjeu de société essentiel, l’œuvre d’art nous permet de saisir (de prendre conscience…) l’impossibilité d’une réponse générale et globale sur cette question. Ce que l’art nous apprend dans son acte de pensée, c’est de contrarier les évidences. Ce que Varda, Beckett ou Rolin nous font comprendre en refusant la logique de la normalité, c’est la réalité propre à l’errance du clochard, telle que Declerck l’analyse. L’exploration de ces œuvres n’est pas une réponse. Seulement elles luttent contre la fatalité du présent qui fixe le clochard dans une situation, cristallisée dans des lois contemporaines françaises qui repoussent plus encore l’errance en dehors des clôtures de la cité et qui fragilisent surtout cette humanité en miettes. C’est pourquoi la maladie du lieu n’appartient pas à une logique de la transgression mais à une interrogation profonde de la société sur elle-même.



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[1« Un pauvre passait dans le givre et le vent.
(…)
C’était le vieux qui vit dans une niche au bas
De la monté, et rêve, attendant, solitaire,
Un rayon du ciel triste, un liard de la terre,
Tendant les mains pour l’homme et les joignant pour Dieu.
(…)
Son manteau, tout mangé des vers, et jadis bleu,
Etalé largement sur la chaude fournaise,
Piqué de mille trous par la lueur de braise,
Couvrait l’âtre, et semblait un ciel noir étoilé.
(…)
Je songeais que cet homme était plein de prières,
Et je regardais, sourd à ce que nous disions,
Sa bure où je voyais des constellations. »
Hugo, Victor, Les Contemplations, ‘Le mendiant’, Paris, Poésie/Gallimard, 1985, page 262-263.

[2Mitry, Jean, Charlot ou la ‘fabulation’ chaplinesque, Paris, Editions Universitaires, 1957, page 27.

[3Soupault, Philippe, Charlot, Paris, Plon, collection La grande fable, chroniques des personnages imaginaires, 1931.

[4Sophocle, Œdipe à Colonne, traduction de Robert Pignarre, Paris, GF-Flammarion, 1964, page 295.

[5Declerck, Patrick, Les naufragés, Avec les clochards de Paris, Paris, Plon, 2001, pages 15-6.

[6Ibidem, page 289.

[7Ibidem, page 306.

[8Ibidem, page 294.

[9Voir Une époque formidable de Gérard Jugnot (1991).

[10Voir La vie rêvée des anges de Eric Zonca (1998).

[11La réponse institutionnelle est clairement répressive. En ce sens, elle rejoint le constat et la critique de Declerck qui voit les dangers d’un imaginaire transgressif et libertaire du clochard tout en critiquant la tentation normalisatrice des discours et des actions sociologiques, psychiatriques ou politiques qui instrumentalisent les enjeux en les morcelant ; d’où une image du clochard entre séduction et danger « dont se protège l’ordre social, en condamnant les clochards, comme les autres marginaux à une souffrance minimale, mais structurelle. Supportable, mais visible. »
Ibidem, page 347.

[12Ibidem, page 365.

[13Blanchot, Maurice, Le livre à venir, Paris, Gallimard, Folio Essai, 1986, page 14.

[14Beckett, Samuel, Molloy, Paris, Les éditions de minuit, 1999, page 82. (1951 pour la première parution)

[15Ibidem, page 88.

[16Beckett, Samuel, En attendant Godot, Paris, Les éditions de minuit, 1985, page 134. (création 1953)

[17Rolin, Jean, La Clôture, Paris, P.O.L, 2002, pages 66 et suivantes.