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Nos rencontres modernes (de Baudelaire à Duras)

vendredi 3 décembre 2021, par Sébastien Rongier

Et toujours suivre le chemin de la revue Recherches en esthétique. Voici le texte tel qu’il a paru, sans ajout ni modification.


Nos rencontres modernes

(De Baudelaire à Duras)





La rencontre ? Un modèle et une tentation, celle d’un monde qui s’ouvre sur un avenir. Pourtant l’évidence de la rencontre a été largement secouée par la modernité. Elle la questionne. Elle interroge son déroulement, son authenticité. Elle prend acte de son épuisement, et de son caractère d’évidence. La modernité vient mesurer les lendemains. Quels lendemains ? Impossible de faire le tour d’une telle question. On préfèrera une autre stratégie, celle du motif : quelques pistes lancées autour de Baudelaire et de Duras pour ouvrir un autre regard sur ces rencontres qui n’ont peut-être plus lieu.




Deux figures tutélaires en guise d’introduction



Roland Barthes envisage dans ses Fragments du discours amoureux la rencontre comme un « temps heureux » qui se situerait entre « le premier ravissement » et les futures « difficultés du rapport amoureux ». C’est ce temps étrange et fragile que Jean Rousset explore également dans le romanesque, mettant en valeur la puissance narrative de ce moment.

La rencontre.

Le temps d’un regard, d’une aspiration et d’un basculement. Quelque chose se dérobe : le corps, la voix, l’esprit. Un tremblement qui envahit en jaillissant d’un plissement de joie. Quelque chose ouvre un avenir. Douceur du commencement et temps du rebond amoureux pour Barthes, pouvoir d’engendrement et d’enchaînement pour Jean Rousset.

La forme de la rencontre, c’est le regard. Evoquant le Dom Juan de Saint-Réal, Rousset en résume l’enjeu :


« La rencontre des regards est canonique, rien là de particulier ; ce qui est porté dans ce texte à un degré rare d’intensité, c’est l’éloquence muette de ce long échange oculaire ; l’effet produit par la première vue : éblouissement immédiat, ravissement, air interdit, constitue en même temps l’aveu mutuel d’une passion et le pressentiment de son dénouement heureux » [1]


Pour le dire rapidement, voir, c’est aimer. Racine a tout dit là-dessus : Phèdre condense définitivement la question dans ces vers :


« Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue.

Un trouble s’éleva dans mon âme éperdue ;

Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler,

Je sentis tout mon corps et transir et brûler. » (I, 3)


Maints fois rappelés et commentés, ces vers restent exemplaires des récits d’une rencontre amoureuse, entre violence et sidération. Cette dynamique du regard a envahi toute la littérature. Le premier moment du visible amoureux, celui de la rencontre des regards, est un moment de fascination et de stupéfaction. Stase et extase : moment d’arrêt et déplacement. Intensité intérieure et ravissement extérieur.

Violence du rythme racinien. Soulèvement des contradictions : voir, c’est ne plus voir ; pâlir, c’est brûler ; transir, c’est rougir. Pour Phèdre, ce voir est signe d’un traumatisme. C’est le symptôme d’un effondrement, un bouleversement sentimental et organique. Le voir est immédiatement bascule du désir dans le tragique. C’est aussi cela mettre en marche le récit. Seulement ici la passion est mortelle et le désir pathologiquement tragique.

On ne reviendra donc pas sur la longue tradition qui prolonge les différentes formes de rencontres. En proposant quelques motifs autour de la modernité, on tentera d’autres chemins et d’autres distances.



Motif baudelairien : passage


Face à ces modèles, la modernité vient jouer un autre son de cloche… le son fêlé d’une cloche baudelairienne. Face aux formes classique de la rencontre, on découvre une rupture des chaînes causales : une affaire de suspension. Quelque chose est mis à mal, en désordre. Quelque chose est troué, abîmé. C’est ce qui précipite l’élan de la rencontre dans une brisure et fait entendre une fêlure. Le moment de la rencontre dans une brisure n’est plus dans l’élan du coup de foudre. Ce n’est plus un moment stimulant et ouvert sur l’avenir. Quelque chose s’est rompu. Quelque chose se brise dans le regard. Moment d’interruption dans l’idée même de la rencontre. Moment qui n’enchaîne plus rien, qui ne semble plus capable d’engendrer une quelconque dynamique.

Baudelaire donne immédiatement la mesure de ce bouleversement moderne. Le poème « A une passante » ouvre ce renversement. Ce texte est décisif pour comprendre les enjeux de la modernité qui s’annonce. Mais « A une passante » est d’abord le récit d’une rencontre.

Tout est là : l’homme, la femme, le lien, le regard, la sidération. Mais rien n’est plus comme avant. C’est la violence brisée que l’on découvre au détour des vers baudelairiens. La conscience moderne se fonde sur les ruines des créations harmonieuses ou des élans vers l’éternité et le désir.

La rencontre ?

C’est désormais l’irruption d’une impuissance. C’est toujours l’expérience d’un choc, un bouleversement reposant sur le voir. Ici plus rien ne s’enchaîne sinon le dénuement du fragmentaire, l’attention à l’ébranlement radical du pouvoir de nommer.


« La rue assourdissante autour de moi hurlait. »


C’est le premier vers. Le poète est là planté au milieu du vers comme au milieu de la rue envahissant l’espace d’un brouhaha violent. Ce « moi » qui essaye d’émerger au milieu des sons bruyants de la ville n’a plus le lustre des poètes d’antan. Il est même un peu piteux dans sa solitude écrasée. Il est presque pitoyable, attendant seulement une renaissance incertaine, fantasmant un désir dans le sillon d’une passante. C’est cette femme qui surgit de la rue, passe et disparaît.


« Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,

Une femme passa, d’une main fastueuse

Soulevant, balançant le feston et l’ourlet ; » (vers 2 à 4)


La rencontre est là, dans ce premier regard. Non pas premier, mais unique. Cette femme qui passe (moment unique achevé et définitif, le passé simple en somme) sidère littéralement le poète, autant troublé par le deuil que la beauté ; c’est un regard qui boit


« La douceur qui fascine et le plaisir qui tue. » (vers 8)


« Ce fut comme une apparition » commenterait Frédéric Moreau [2]. Mais ici nulle rencontre, nul espoir, nul avenir qui rebondisse de la rencontre à la rencontre amoureuse. Il ne s’abandonne pas à l’émerveillement mais expérimente l’apparition comme une absence : la rencontre est un scintillement qui s’épuise bientôt dans la disparition et l’ignorance. Il n’y a plus de place pour la rencontre. Les regards ne se croisent plus. La rencontre est devenue intenable. Ce que la modernité explore, c’est cet intenable. La rencontre n’est désormais possible que dans le désordre et la dispersion (du poème, du récit ou de l’image). Le moment moderne de la rencontre est devenu fugitif. Il ne ré-enchaîne plus rien : pas de nouvelle vie, pas de moment inaugural. Reste une expérience décisive dans son impuissance, celle de la modernité.


« Un éclair… puis la nuit ! – fugitive beauté » (vers 9)


C’est le vers central du poème et le point nodal d’une définition de la modernité : tension rythmique du temps et enroulement du visible. Le coup de foudre ? C’est un vieux coup qui hésite encore. Il disparaît dans l’incertitude d’une trouée typographique : syntaxe déstructurée, déformation du fugitif et percée dans l’incertitude. Abolition de la rencontre dans sa tentation. Intensité du trouble et du renversement dans le déchirement des points de suspension. Dans le creux du rythme poétique, une typographie trouée qui recueille un silence au milieu du fracas du monde. Discontinuité du temps dans le choc, le trouble et la bascule dans le désastre intime. Les repères sont perdus. Ni le temps, ni le lieu ne sont disponibles. Reste un constat qui claque dans une cascade pronominale et une incertitude qui résonne comme l’écho négatif du monde assourdissant.


« Ailleurs, bien loin d’ici ! trop tard ! jamais peut-être ! » (vers 12)


Le sillon baudelairien ouvre une nouvelle voie, longue d’expériences silencieuses et aporétiques. En faire le compte-rendu serait aussi long que fastidieux. On ne choisira que le temps d’un éclair pour aller directement chez Duras pour tenter un dialogue et un prolongement, au motif de la rencontre.



Motif durassien : ravissement


Le ravissement de Lol V. Stein est une œuvre centrale dans l’univers durassien. Outre l’articulation au Vice Consul et aux variations d’India Song (voix radiographique, corps cinématographique, espace textuel), Le ravissement de Lol V. Stein convoque les fantômes qui irisent l’œuvre (Anne-Marie Stretter, entre autres) et met en place les dispositifs à venir. Œuvre charnière, donc. Œuvre déterminante de la dépossession et de l’impouvoir : il en va de la rencontre comme de l’écriture. Un foudroiement, un mutisme et un évidement. Le ravissement est une question complexe et trouble, car contradictoire. C’est un rapt et une fascination, un emportement et une sidération, l’action d’une force violente et l’intensité d’un état joyeux. Le ravissement oscille donc entre la violence mortelle et la disponibilité heureuse… prisme de rencontres allant de la violence du ravisseur au transport du ravissant. Pour Marianne Massin, cette contradiction est inhérente à l’idée de ravissement. C’est à la fois sa force et son ambiguïté. La question est l’ « indétermination de l’identité propre arrachée à sa stabilité passée et de l’éventuelle destination de transport bouleversant » [3]. Cette remarque n’est pas sans rappeler et faire résonner le passage baudelairien de l’inconnue en deuil. C’est ce même germe de choc, de rupture et de contradiction qui se déploie chez Duras. Mais, en retrait de la tradition, l’épochalité moderne de la rencontre baudelairienne ou durassienne ne débouche sur aucune conversion heureuse. Aucun temps heureux ne jaillit de ce moment d’arrêt. Car les regards ne se rencontrent plus. Ils s’épuisent au contraire dans le vide et la coupure des regards qui ne se croisent plus. Intensité suspensive du passage chez Baudelaire. Motif du ravissement déplacé par Duras. Deux manières d’envisager l’élan brisé du désir.

Le ravissement de Lol V. Stein  : l’histoire d’une rencontre et d’un évidement, une rencontre que l’on voit… que l’on dit voir et la rupture que l’on veut comprendre.

L’histoire, c’est celle de Lol V. Stein et de ses fiançailles brisées le soir d’un bal au casino de T. Beach. Son fiancé, Michael Richardson, croise ce soir-là Anne-Marie Stretter : c’est la rencontre. Il y a bien rencontre, au sens classique. C’est un coup d’arrêt et un renversement. Surgissement du désir et de l’émerveillement balayant tout le reste. Le reste, c’est Lol V.

D’un ravissement l’autre. De la rencontre amoureuse classique naît un autre regard, à côté du noyau central de la scène. Ce n’est pas le ravissement amoureux entre Anne-Marie Stretter et Michael Richardson qui intéresse Duras. L’enjeu est déplacé par la triangulation des regards. Toute la tension est portée sur le regard en l’absence de toute réciprocité. Lol V. Stein voit la rencontre, ce ravissement qui ouvre en elle une béance inachevable et infinie. A elle la blessure du rapt qui arrache. Là où le nouveau couple de danseurs de T. Beach connaît le vacillement heureux, Lol V. subit passivement le rapt d’elle-même. Elle plonge. Dans l’obsédante question du voir, elle plonge dans la suspension d’elle-même (la suspension baudelairienne comme fil de dialogue). Nous sommes entrés dans l’autre ravissement, celui qui « arrache à la stabilité des certitudes, ou confort des précisions. » [4]

Duras déplie ce motif dans la figure instable et incomplète de Lol, éternellement suspendue à la disparition du couple Stretter-Richardson, mais disparition qu’elle veut voir. Or, le roman de Duras repose justement sur cette tension du visible : un acte de narration fragile et incertain. Est-il possible de dire l’expérience de l’effondrement ? Mais dire ce voir de l’échappée est également ce qui échappe au narrateur. Car le narrateur n’est pas Lol, ni Tatiana qui a assisté à l’événement. Le narrateur est cet amoureux ravi par l’apparition de Lol, bien des années plus tard ; un amoureux qui voudrait percer le mystère de ce moment et l’état permanent de ravissement (autre tentative de rencontre – le narrateur vers Lol – qui se heurte à l’impossibilité d’accéder à Lol). Ce paradoxe narratif, fondamentalement aporétique chez Duras, est posé dès le début du texte. Le narrateur interroge le jeu des regards. Quels étaient les regards ce soir-là ?


« C’était impossible de le savoir, c’est impossible de savoir quand, par conséquent, commence mon histoire de Lol V. Stein » [5]


Le glissement temporel renforce l’incompréhensible. L’histoire ne commence peut-être jamais car la narration du ravissement est celle d’une épochalité de la rencontre : « Lol, suspendue, attendit, elle aussi » [6]. Le ravissement de Lol V. Stein est le récit de cette suspension, le récit d’une temporalité enroulée sur elle-même. Comme ce prénom mutilé et palindromique (Lol), le temps de Lol est celui d’un retour qui ne fait jamais retour ni ne s’achève véritablement. Elle reste dans l’instant de la séparation qui est la rencontre pour l’autre : deux formes du ravissement qui renversent les stabilités. Lol ne s’en relève pas. Elle n’en revient pas (stupéfaction et mouvement suspendu, au loin). Lol n’est plus qu’une apparition d’elle-même, un fantôme errant à l’intérieur d’un souvenir. Elle est désormais « cette calme présence (…), cette dormeuse debout, cet effacement continuel (…), cette virtualité constante et silencieuse » [7]. Le noyau de Lol, c’est la fissure, la brisure, une fêlure qui la rend indisponible, à l’abandon (et disponible à l’abandon). Elle reste un mystère pour le narrateur (et donc pour le lecteur) car c’est « une identité de nature indécise » [8]. Elle est aussi opaque que la nuit de la rencontre, celle de Richarson avec Anne-Marie Stretter, et celle de Lol V. Stein avec le ravissement. De ces rencontres, on ne sait finalement rien. On tente, on répète, on reconstruit des trouées. On suit des lignes de fêlures.


« J’aime à croire, comme je l’aime, que si Lol est silencieuse dans la vie c’est qu’elle a cru, l’espace d’un éclair, que ce mot pouvait exister. Faute de son existence, elle se tait. C’aurait été un mot-absence, un mot-trou, creusé en son centre d’un trou, de ce trou où tous les autres mots auraient été enterrés. On n’aurait pas pu le dire mais on aurait pu le faire résonner. Immense, sans fin, un gong vide, il aurait retenu ceux qui voulaient partir, il les aurait convaincus de l’impossible, il les aurait assourdis à tout autre vocable que lui-même, en une fois il les aurait nommés, eux, l’avenir et l’instant. » [9]


Le ravissement de Lol V. Stein est l’expérience de ce creusement du mot-absence, le mot ravissement qui n’apparaît que dans le titre. Mais toute l’œuvre en est l’expression. L’instant de la rencontre-séparation est celui d’un ravissement où les regards ne se croisent plus. Mais il laisse les formes vides, obsédées seulement par la possibilité de voir encore. C’est la possibilité passive d’un voir sans retour de regard, l’inaccomplissement fatal de toute rencontre. Que reste-t-il de cet épisode ? On répondrait avec Baudelaire : « Un éclair… puis la nuit ! ».



[1Jean Rousset, Leurs yeux se rencontrèrent, Paris, Corti, 1981, p. 72.

[2Gustave Flaubert, L’éducation sentimentale, Paris, GF-Flammarion, 1985, p. 50.

[3Marianne Massin, Les figures du ravissement. Enjeux philosophiques et esthétiques, Paris, Grasset/Le Monde de l’éductation, 2001, p. 15.

[4Ibid., p. 243.

[5Marguerite Duras, Le ravissement de Lol V. Stein, Paris, Folio-Gallimard, 1994, p. 16.

[6Ibid., p. 18.

[7Ibid., p. 33.

[8Ibid., p. 41.

[9Ibid., p. 48.