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Le Général Instin, le hasard à l’œuvre
samedi 4 décembre 2021, par
Nouvelle contribution à la revue de Dominique Berthet.
Le hasard produit les rencontres. Enoncé ainsi, le propos recèle, ou révèle immédiatement une tension, une contradiction logique. Quelque chose coince, ou grince. En effet, si l’on considère le hasard comme un phénomène ne s’inscrivant dans aucun processus déterminé, cette indétermination du hasard peut difficilement être envisagée comme une causalité prévisible, une production causale. Ce que le hasard produit ce sont des effets d’incertitude, lesquels prennent souvent la forme de l’art. Non seulement les œuvres peuvent naitre de ces hasards, participer d’une esthétique (pensons à Mallarmé, Duchamp ou à quelques surréalistes), ou être l’objet d’une écriture. La modernité, rompant avec les habitudes classiques, s’est confrontée aux formes du temps, au chaos du monde, produisant nécessairement de nouveaux modes d’expression ou d’écriture. Ecrire le hasard est devenu une forme de cette modernité. Etre au milieu du chaos urbain, c’est inventer de nouvelles configurations du regard, et s’ouvrir aux hasards d’une rencontre. La généalogie de cette modernité est peut-être à tirer du poème de Charles Baudelaire « À une passante ». Ce poème de la ville est celui écrit pour la première fois l’intensité moderne de la rencontre, le hasard d’un impossible transformé en chant d’amour. Ce poème des « Tableaux parisiens » saisit en fragment la figure d’une passante, objet d’un amour impossible et d’une écriture qui troue et déconstruit déjà la forme classique du sonnet. André Breton s’en souvient-il avec sa rencontre parisienne dans Nadja ? Le hasard objectif née de cette rencontre parisienne fonde une logique des effets, la causalité relevant peut-être plus de rapprochements, de comparaisons, d’associations de coïncidences afin de former à partir d’une trouble, non pas une explication du monde, mais son écriture.
Cette brève et rapide incursion dans le hasard a été l’occasion d’une question simple : y-a-t-il dans les pratiques artistiques contemporaines des formes nées du hasard, avec le hasard ? Une évidence s’est imposée : oui bien sûr, c’est le Général Instin ! Pour présenter et évoquer cette grande aventure littéraire et artistique, il faut encore suivre les pas de Baudelaire qui, délicatement, nous indique le chemin d’un cimetière. En effet, pourquoi le poète de « À une passante » tombe-t-il si éperdument amoureux de cette femme ? Sa beauté ? Sans doute. Elle a l’agilité, la noblesse, cette « jambe de statue » comme un rêve de perfection. Mais est-ce tout ? L’attirance pour cette silhouette longue et mince suffit-elle au désir contrarié de l’auteur des Fleurs du mal ? Assurément, non. Il y a plus. Il y a le trouble de la beauté douloureuse, de la perfection en souffrance. Cette femme est « en grand deuil ». Où la passante ? D’où vient-elle peut-être ? D’un cimetière évidemment. Le hasard objectif du lyrisme baudelairien est entièrement dans cette ambivalence dessinée par la passante, et le chemin du cimetière, proposée en creux du poème.
Une écriture de cimetière
Le cimetière est un monde d’écriture. Ce n’est pas un monde à part, un monde inversant les données du réel. Il est le réel traversé de nos paradoxes, de nos angoisses, de nos hantises. Les écrivains ont souvent fait leurs ces endroits, parfois secrets. On en connaît qui régulièrement viennent en promenade, en écriture, en fréquentations. Il faudrait plonger au fond de ces gouffres d’écriture pour comprendre qu’il existe une véritable littérature de cimetière. Ce n’est pas Balzac, ni des romantiques ou des surréalistes qui m’ont ouvert ce chemin. C’est d’abord Baudelaire, c’est surtout Maupassant, et ses nouvelles de La Maison Tellier : « Les Tombales » en a été le catalyseur, moins pour la prostituée faussement éplorée que le narrateur rencontre par hasard dans le cimetière, mais parce que Maupassant tisse une curieuse lecture des cimetières dans ce texte. Cette nouvelle est également passionnante parce qu’elle forme une boucle entre le premier et le dernier geste littéraire de l’auteur de Une vie. La Maison Tellier est le premier recueil publié par Maupassant en 1881. En 1891, il ajoute à l’édition du recueil, cette nouvelle « Les Tombales » qu’il place immédiatement après la fameuse « Maison Tellier ». C’est le dernier geste littéraire de l’écrivain avant sa mort. Sans doute ne le pensait-il pas ultime mais à partir de 1892, la santé de Maupassant se dégrade, il tente de se suicider, et sombre, comme on dit pudiquement, dans la folie, la maladie venant faire concurrence à l’état mental de l’écrivain.
La nouvelle de Maupassant métamorphose le topos littéraire du cimetière. Il inverse dans une digression stupéfiante son amour des cimetières, l’endroit recélant finalement plus de vie que la ville elle-même. Car le cimetière n’est pas seulement mémoire, il est aussi ville, un lieu où la visite des morts est parfois plus vivante que les vivants eux-mêmes. C’est le lieu du flâneur, le lieu, par excellence, moderne des rencontres esthétiques, hantologiques et érotiques. La logique urbaine induit presque la rencontre, comme celle de Baudelaire et de sa passante.
« J’aime beaucoup les cimetières, moi, ça me repose et me mélancolise j’en ai besoin. Et puis, il y a aussi de bons amis là dedans, de ceux qu’on ne va plus voir ; et j’y vais encore, moi, de temps en temps.
Justement, dans ce cimetière Montmartre, j’ai une histoire de cœur, une maîtresse qui m’avait beaucoup pincé, très ému, une charmante petite femme dont le souvenir, en même temps qu’il me peine énormément, me donne des regrets… des regrets de toute nature. Et je vais rêver sur sa tombe… C’est fini pour elle.
Et puis, j’aime aussi les cimetières, parce que ce sont des villes monstrueuses, prodigieusement habitées. Songez donc à ce qu’il y a de morts dans ce petit espace, à toutes les générations de Parisiens qui sont logés là, pour toujours, troglodytes définitifs enfermés dans leurs petits caveaux, dans leurs petits trous couverts d’une pierre ou marqués d’une croix, tandis que les vivants occupent tant de place et font tant de bruit, ces imbéciles.
Puis encore, dans les cimetières, il y a des monuments presque aussi intéressants que dans les musées. Le tombeau de Cavaignac m’a fait songer, je l’avoue, sans le comparer, à ce chef-d’œuvre de Jean Goujon le corps de Louis de Brézé, couché dans la chapelle souterraine de la cathédrale de Rouen ; tout l’art dit moderne et réaliste est venu de là, messieurs. Ce mort, Louis de Brézé, est plus vrai, plus terrible, plus fait de chair inanimée, convulsée encore par l’agonie, que tous les cadavres tourmentés qu’on tortionne aujourd’hui sur les tombes.
Mais au cimetière Montmartre on peut encore admirer le monument de Baudin, qui a de la grandeur ; celui de Gautier, celui de Murger, où j’ai vu l’autre jour une seule pauvre couronne d’immortelles jaunes, apportée par qui ? par la dernière grisette, très vieille, et concierge aux environs, peut-être ? C’est une jolie statuette de Millet, mais que détruisent l’abandon et la saleté. Chante la jeunesse, ô Murger !
Me voici donc entrant dans le cimetière Montmartre, et tout à coup imprégné de tristesse, d’une tristesse qui ne faisait pas trop, de mal, d’ailleurs, une de ces tristesses qui vous font penser, quand on se porte bien : « Ça n’est pas drôle, cet endroit-là, mais le moment n’en est pas encore venu pour moi… »
L’impression de l’automne, de cette humidité tiède qui sent la mort des feuilles et le soleil affaibli, fatigué, anémique, aggravait en la poétisant la sensation de solitude et de fin définitive flottant sur ce lieu, qui sent la mort des hommes. Je m’en allais à petits pas dans ces rues de tombes, où les voisins ne voisinent point, ne couchent plus ensemble et ne lisent pas de journaux. Et je me mis, moi, à lire les épitaphes. Ça, par exemple, c’est la chose la plus amusante du monde. Jamais Labiche, jamais Meilhac ne m’ont fait rire comme le comique de la prose tombale. Ah quels livres supérieurs à ceux de Paul de Kock pour ouvrir la rate que ces plaques de marbre et ces croix où les parents des morts ont épanché leurs regrets, leurs vœux pour le bonheur du disparu dans l’autre monde, et leur espoir de le rejoindre – et blagueurs !
Mais j’adore surtout, dans ce cimetière, la partie abandonnée, solitaire, pleine de grands ifs et de cyprès, vieux quartier des anciens morts qui redeviendra bientôt un quartier neuf, dont on abattra les arbres verts, nourris de cadavres humains, pour aligner les récents trépassés sous de petites galettes de marbre. » [1]
La logique du cimetière qui conduit bientôt au hasard d’une rencontre déplie d’abord un espace esthétique fondamental. Le cimetière est le lieu où se définit l’archéologie de l’art moderne. Ces pages de Maupassant ouvre une littérature de cimetière qui nous mènent jusqu’au Général Instin.
Ce qui force à penser, c’est la rencontre. Cette intuition deleuzienne que l’on peut lire dans Différence et répétition [2] est au cœur de l’aventure du Général Instin. Car, au travers d’une rencontre hasardeuse, se déplie une expérience esthétique contemporaine qui déplace les lignes d’écritures. L’immense work in progress que constitue l’aventure collective du Général Instin répond à une logique d’écriture qui ne scinde pas les champs ni les espaces de création. Sans doute est-ce d’un trait caractéristique d’un contemporain littéraire qui s’invente dans l’imbrication des formes éditoriales, et non leur séparation.
Origine du Général Instin : généalogie du manque
Le Général Adolphe Hinstin (1831-1905) est un militaire de l’armée française de la fin du XIXe siècle. Son unique connexion notable avec la littérature, avant le XXIe siècle numérique, est son frère Gustave qui fut professeur d’Isidore Ducasse (Lautréamont lui dédicace ses Poésies). Il faut attendre 1996 pour que l’écrivain Patrick Chatelier, découvrant au cimetière du Montparnasse un mausolée décrépit, s’arrête devant l’image du militaire, effacée par la détérioration des matériaux chimiques de la photographie, image trouble de disparition du disparu lui-même. C’est un hasard, un regard saisi au milieu de d’une flânerie de cimetière. Étonné, troublé par cette rencontre, Patrick Chatelier s’empare de cette figure et décide de lui donner une vie littéraire. Il commence par lui donner une nouvelle identité en supprimant le « H » initial du nom. Il devient donc le « Général Instin ». Le projet de Chatelier n’a pas été d’écrire une histoire du Général, mais de proposer une écriture collective du Général Instin, une écriture collective et plastique ouverte à toutes les propositions, comme s’il s’agissait d’un manque à combler, d’une absence à signifier.
Dans un essai récent intitulé Théorie des fantômes [3], j’envisage la figure du fantôme comme la trace d’un mort, d’un disparu, une apparition rendue possible par le récit et notamment par l’image. Pour témoigner, pour faire récit, le fantôme doit trouver une forme, faire image. Ce que le fantôme forme d’abord, ce sont des corps d’apparition, des corps incertains, infiniment dialectiques et négatifs, des ombres d’où naissent les récits et les œuvres de l’art. Le fantôme qui fait image ou fait récit ne produit pas seulement un dispositif de mémoire, c’est plus essentiellement un acte esthétique. En ce sens, la photographie rongée du cimetière du Montparnasse est un effacement qui convoque une légende, une fantaisie militaire appelant un récit perdu. C’est la généalogie du manque qui ouvre l’aventure d’écriture. Chaque geste d’écriture, chaque acte artistique qui se saisit de la figure du Général Instin est une manière de donner forme à ce fantôme, de donner corps à ce manque.
Au départ, il y a donc un Général de l’armée française. L’ensemble des textes, œuvres et interventions qui composent à ce jour le nom Général Instin, écrit sans « H » initial, peut se concevoir comme une biofiction, au sens où Alexandre Gefen interroge les formes d’écriture littéraire du biographique. Avec Instin, il ne s’agit plus de biographie, mais de fiction biographique, d’invention à partir d’une figure, ou plus exactement, d’une figure en état de manque. La biofiction instinienne vient ébranler la frontière entre fiction et non fiction. Le projet Instin s’inscrit dans une perspective contemporaine de l’invention d’une vie comme le décrit Alexandre Gefen :
« Pour le moment contemporain, écrire une vie, même au prisme du langage littéraire, c’est refuser une métaphysique de la condition humaine et une ontologie substantielle du sujet, pour arriver à penser la dispersion de l’identité, c’est interroger, incessamment et sans ménagement, par le risque de la fiction, nos rêves d’insularité comme l’ambition normative de nos discours. » [4]
Ce que l’expérience d’écriture du Général Instin nous montre, c’est d’abord un renversement des normes par le commun, ouvert grâce au numérique notamment. C’est un risque de l’ouverture et de la multiplicité que le projet porte, le risque esthétique de la fiction par un hasard objectif.
Situation d’écriture : une expérience plastique
Quelles sont les formes que prennent les interventions autour de cette figure fictionnelle. Elles sont multiples. Elles ne se réduisent pas à une simple matière littéraire, une simple accumulation de textes autour de la figure manquante du Général. La proposition ouverte par Patrick Chatelier prend et agrège toutes les formes (écriture, performance, danse, théâtre, arts plastiques, street art, musique, photographie, happening, et d’autres encore). L’expérience littéraire du Général Instin n’est sans doute pas unique. Instin n’invente évidemment pas l’écriture collective, le déplacement des formes et leurs interrelations. En revanche, la durée dans laquelle s’inscrit le projet lui donne une épaisseur et une dimension rare sinon inédite.
Sans doute le numérique participe-t-il de cette durée. Car la vie numérique qu’a prise le Général Instin à partir de 2007 sur remue.net (sous la forme d’un feuilleton ouvert d’abord, puis d’un mini site interne [5]) explique sans doute cette durée, manière d’aller contre l’idée toujours répandue du numérique littéraire et de la forme brève et de simple actualité. Le numérique apparaît ici comme un nœud, un espace ouvert qui concentre et diffuse en même temps. En effet, le numérique, du blog au site, en passant par les réseaux sociaux, accueille et reçoit. Pour l’écriture du Général Instin, c’est un espace d’expérimentation qui repose sur un principe de mouvement et de prolifération. Un des effets les plus surprenant est peut-être la production d’un commun, non pas d’une communauté, même littéraire, mais la production d’un point de rencontre partagé ouvrant un dialogue artistique. C’est bien ce commun qui crée les interactions entre le réel et le virtuel (si l’on conserve encore un peu ces catégories et ces distinctions). C’ que le Général Instin produit, c’est un mouvement infini, un incessant va-et-vient entre réel et virtuel, créant un espace d’interactions qui abolit ces frontières supposées. En effet, réfléchir sur l’écriture du Général Instin, c’est nécessairement faire tenir ensemble des expériences du numériques et des formes inscrites dans nos villes, dans nos espaces culturels et artistiques. La vie numérique du Général Instin est indissociable des festivals créés autour de cette figure. Le Général Instin a également été en résidences d’écriture. Des rencontres et des lectures ont été organisées autour de lui, tout comme des expériences plastiques, musicales, ou encore théâtrales. En ce sens les livres Général Instin dont je vais parler confortent cette logique de réseau plus qu’ils ne l’abolissent.
Un cas exemplaire peut retenir l’attention rencontre-compte de cette mobilité artistique, celui du street-artiste SP-38. Ce dernier sillonne les continents du globe et colle dans le monde entier des affiches portant la simple inscription « Instin ». Ces affiches collées de la « campagne Instin » [6] sont souvent photographiées et réinjectées dans le circuit numérique via les sites et les réseaux sociaux. Mais ce qu’il est plus important d’envisager, c’est le mode de déplacement, la manière dont la fiction envahit littéralement le réel. Cette logique de réseau international de SP38 ne vient pas subvertir le réseau numérique mais l’approfondir.
Ce que l’aventure Instin montre c’est d’abord une expérience de la plasticité de la création, au sens où Catherine Malabou définit la plasticité comme une « structure différentielle de la forme » [7]. La plasticité est ici le trait général de la malléabilité, un espace de tension qui fait tenir ensemble l’hétérogène.
Le terme est esthétique. Son sens original renvoie à l’art du sculpteur, au modelage. Le plassein grec signifier « modeler ». La question est d’abord artistique. Les termes grecs plassein, plasma, plastes ou plastikos désignent l’art de façonner et de former. C’est « ce qui est susceptible de recevoir comme de donner la forme » [8]. Partant de ce constat, la philosophe Catherine Malabou éclaire la conceptualisation du terme plasticité en passant par Hegel qui l’évoque dans La Phénoménologie de l’Esprit pour définir la subjectivité. La question esthétique prenant acte de la conceptualisation de Catherine Malabou permet d’envisager le matériau comme la détermination du sujet hégélien (le sujet pour Hegel), à savoir non plus une « instance fixe et solide » (termes de Hegel) « mais une instance plastique » [9]. Dès lors la subjectivité devient le lieu de l’auto-différenciation [10] c’est-à-dire un processus de libre interprétation d’elle-même. Ce processus dialectique repose sur une tension entre fixité et dissolution, résistance et fluidité [11]. La plasticité traduit pour Hegel le sujet, c’est-à-dire recevoir et former son propre contenu, c’est-à-dire s’auto-différencier. On peut alors penser la plasticité comme une logique de l’écart : « La plasticité qui entre dès lors en scène avec la possibilité de former le sens n’est plus réductible à une logique de l’incorporation ou de la sculpture signifiante dans l’espace de la présence, puisqu’elle permet précisément d’ouvrir cet espace à son altérité, de le faire glisser vers son autre : l’écart. » [12]
Cette idée d’une plasticité reposant sur une logique de l’écart permet d’envisager l’espace littéraire et artistique du Général Instin. L’écriture numérique n’invente pas la plasticité de l’écriture mais expérimente de nouvelles formes de délinérisation et d’écriture comme milieu. J’avais proposé au sujet du site de François Bon une logique asymptotique [13], c’est-à-dire un principe de profusion, de multiplication d’expériences et de modes d’écritures qui tiennent toutes ensembles, l’asymptote devenant métaphore de l’infini, et de la multiplication. Cette logique me semble correspondre d’une manière plus générale à l’écriture numérique, le Général Instin répond à cette logique, celle du débordement et de la multiplication, ayant pour caractère originel le hasard. Comme si le hasard produisait cette logique esthétique de l’écart et du débordement.
Il faut enfin évoquer dans cette morphologie mouvante et infinie, sans hiérarchie ni finalité le dernier festival Général Instin qui s’est tenu en juin 2015 rue Dénoyez à Belleville, rue parisienne vouée au street-art, mais aussi rue vouée à la destruction et à de nouveaux projets urbains plus sages. Le Général Instin, à l’occasion de ce festival a proclamé l’indépendance de la rue Dénoyez en convoquant à cette occasion diverses voix artistiques et intellectuelles pour penser les sources insurrectionnelles du quartier de Belleville et de l’art urbain avec Patrick Boucheron, Eric Hazan, ou Paul Ardenne notamment. Occasion de vivre la rue, l’espace urbain à l’écart du flux, et en inversant le cours d’une mort annoncée. Et sans doute, l’occasion de croiser ces flâneurs, enfants Baudelaire ou de Maupassant.
Multiplication et débordement
Lorsque Gilles Deleuze distingue le virtuel du possible, il déplace les catégories de la métaphysique pour envisager un plan d’immanence. Cependant, il pense le « possible » comme différent du réel, une image du réel fabriquée après-coup, une forme d’identité et de ressemblance, posant un univers de limitation. En revanche, le « virtuel » est réalité par lui-même, son processus est celui de l’actualisation. C’est une multiplicité qui exclue l’identique. Son actualisation se fait par différenciation. Pour Deleuze, c’est un univers de création.
Le « possible et le virtuel se distinguent encore parce que l’un renvoie à la forme d’identité dans le concept, tandis que l’autre désigne une multiplicité pure dans l’Idée, qui exclut radicalement l’identique comme condition préalable. Enfin, dans la mesure où le possible se propose à la « réalisation », il est lui-même conçu comme l’image du réel, et le réel, comme la ressemblance du possible. C’est pourquoi l’on comprend si peu ce que l’existence ajoute au concept, en doublant le semblable par le semblable. (…) Au contraire, l’actualisation du virtuel se fait toujours par différence, divergence ou différenciation. » [14]
C’est ce qui permet de distinguer la multiplicité du multiple. Si le multiple est toujours rapporté à une extériorité totalisante, la multiplicité, elle, n’est pas subordonnée à une dimension supplémentaire. Elle est non totalisable, non-dénombrable et non-nomable. Quelque chose manquera toujours. C’est ce manque qui engage sans doute le mouvement et permet de penser l’écriture comme débordement.
On peut également s’appuyer sur deux propositions conceptuelles pour penser cette logique d’écriture, l’idée de limitrophie chez Derrida et la notion d’effrangement chez Adorno. Il s’agit de déplacer les catégories et les limites, de les compliquer et de les interroger pour envisager les pratiques contemporaines. Jacques Derrida problématise cette question en terme de limitrophie : « il s’agira de ce qui pousse et croît à la limite, autour de la limite, en s’entretenant de la limite, (…) de ce qui nourrit la limite, la génère, l’élève et la complique. Tout ce que je dirai ne consistera surtout pas à effacer la limite, mais à multiplier ses figures, à compliquer, épaissir, délinéariser, plier, diviser la ligne justement en la faisant croître et multiplier. » [15] La bordure ne doit pas être envisagée comme une frontière ou une séparation. Elle est au contraire la ligne instable d’un passage, s’accomplissant seulement dans son débordement. La bordure se pense alors comme une exploration du passage, du décentrement, une ligne mobile, toujours outrepassée par elle-même, une logique de multiplication.
En 1966, dans « l’art et les arts », Adorno questionne le vacillement de la notion de genre. Les frontières des genres sont incertaines, « leurs lignes de démarcations s’effrangent ». Ce « brouillage des catégories » révèle les angoisses de la civilisation et marque une inquiétude face au principe d’unité. L’effrangement comme forme de résistance passe par la fragmentation et par la question du montage. Il souligne une contradiction et ouvre l’art à sa différence. L’effrangement ne comble pas l’écart qui fait de l’art un art. Il explore au contraire cette tension dynamique. L’idée d’Adorno est que « [c]haque œuvre a des matériaux qui, hétérogènes, font face au sujet, et des procédés qui dérivent autant des matériaux que de la subjectivité ; sa teneur de vérité ne s’épuise pas dans celle-ci, elle est bien plutôt redevable à une objectivation qui requiert certes le sujet comme son exécutant, mais qui, grâce à la relation immanente à cet autre, indique un au-delà du sujet. » [16]
L’art ne tient plus dans un concept qui subsumerait les arts. C’est au contraire l’expression d’un débordement et d’une insatisfaction que le philosophe prend en charge par une dialectisation de l’art et des arts. La notion d’effrangement permet d’échapper à la fermeture d’une définition univoque. Le non-savoir devient l’expérience de l’art, laissant entrer en elle ce qui lui est étranger. Face à la « discipline du territoire », Adorno envisage un enjeu critique où la forme artistique est tension. Le contenu de l’art est dans la négativité de son concept. L’effrangement est un mouvement de soustraction de la notion de genre et de l’unité de l’art, mouvement proprement historique de l’évolution du dialogue des arts.
Les notions de limitrophie et d’effrangement permettent donc de penser l’écriture numérique comme multiplication et débordement des catégories et des frontières, permettant de faire tenir ensemble l’hétérogène et de faire commun. Ainsi, le cas du « portrait géomantique du Général Instin » mené par l’écrivaine Dominique Dussidour et le photographe Alain Subilia [17] est-il, de ce point de vue, exemplaire, projet de relation et de dialogue entre le récit et le photographique. Le projet est une tentative de cerner la figure du Général par un protocole aussi vertigineux qu’insolite puisqu’il s’agit de relever les traces du Général Instin dans la forme des villes, dans les structures géographiques qui composent une ville : des lignes sur les murs griffonnés de la ville, des formes de villes relevées par la photographie et révélant par l’écriture littéraire la présence du Général Instin.
Le sens même des catégories se déplace sous le double éclairage du Général Instin et du numérique. Les formes et les écritures ne cessent de se reconfigurer dans le mouvement d’agrégation et de traversée à l’intérieur de cette figure manquante.
Le hasard comme effet (une logique)
La notion d’effet est complexe. Elle est d’abord développée par Roland Barthes en 1968 avec l’article « l’effet de réel » [18] dans lequel il analyse les détails textuels manifestant une volonté mimétique, et lui permettant d’interroger l’illusion mimétique. Dans une autre perspective, la théorie de la réception s’est emparée du terme Wolfgang Iser envisage la notion d’effet comme prise en compte du récepteur, comme l’action du texte sur le lecteur, et ses conditions de réception. Pour Iser, « ce n’est pas la ressemblance mais bien la différence perçue qui produit un effet. […] [C’] est la non-identité qui détermine l’effet produit chez le lecteur comme constitution du sens textuel. » [19] L’effet devient une stratégie esthétique d’écriture pour « approcher l’ambivalence à l’œuvre » ajoute Mireille Calle-Gruber qui propose une théorie de l’effet-fiction [20]. Dans la réflexion littéraire, on connaît notamment l’effet-personnage [21] de Vincent Jouve [22] à l’ « effet de recueil » d’Emmanuèle Grandadam [23]. Elle est également discutée par Christian Metz et surtout par Jean-Louis Baudry autour de l’« effet cinéma » dans le champ esthétique et politique. Il s’agit donc de prolonger la logique esthétique de l’effet pour le hasard en reprenant ce parcours autour du Général Instin en insistant finalement sur cette généalogie du manque produite par le hasard. Ainsi, le cas du « portrait géomantique du Général Instin » mené par l’écrivaine Dominique Dussidour et le photographe Alain Subilia [24] est-il, de ce point de vue, exemplaire, projet de relation et de dialogue entre le récit et le photographique. Le projet est une tentative de cerner la figure du Général par un protocole aussi vertigineux qu’insolite puisqu’il s’agit de relever les traces du Général Instin dans la forme des villes, dans les structures géographiques qui composent une ville : des lignes sur les murs griffonnés de la ville, des formes de villes relevées par la photographie et révélant par l’écriture littéraire la présence du Général Instin. C’est au hasard d’une rue, d’une ombres, de traits dessinées par le monde urbain que la figure littéraire se déploie, s’invente, s’interroge.
Le hasard est à l’œuvre et peut-être l’œuvrement continu de ce collectif. Si nous sommes bien devant un processus collectif riche de sa multiplicité et de sa durée, c’est peut-être parce qu’il se fonde justement sur ce hasard. Ce point de rencontre avec l’indétermination agrège vers lui un désir de création, parce que le geste inaugural n’est pas celui d’une volonté, ou d’une causalité. L’indéterminé est peut-être plus essentiellement l’origine de l’œuvre. En ce sens, le Général Instin est bien le corps artistique commun donné à un manque, l’autre nom d’un hasard.
[1] Guy de Maupassant, La Maison Tellier, « Les Tombales », Paris, Folio, 2010, p. 64 et suivantes.
[2] Gilles Deleuze, Différence et répétition, Paris, P.U.F., 2000, p. 182.
[3] Sébastien Rongier, Théorie des fantômes, Paris, Les Belles Lettres, 2016.
[4] Alexandre Gefen, Inventer une vie. LA fabrique littéraire de l’individu, Paris, Le Impressions nouvelles, 2015, p. 250.
[5] Voir http://remue.net/instin (Dernière consultation, le 20 juin 2016)
[6] Voir http://www.sp38.de/modules.php?op=modload&name=galerie&file=index&req=voirparcat&cat=113&catnom=STREET-ART-CAMPAGNE%20INSTIN (Dernière consultation, le 20 juin 2016).
[7] Catherine Malabou, La Plasticité au soir de l’écriture. Dialectique, destruction, déconstruction, Paris, Editions Léo Scheer, 2005, p. 16.
[8] Catherine Malabou, L’Avenir de Hegel. Plasticité, temporalité, dialectique, Paris, Vrin, 1996, p. 20.
[9] Catherine Malabou, « Le Vœu de plasticité » dans Plasticité, sous la direction de Catherine Malabou, Paris, Editions Léo Scheer, 2000, p. 9.
[10] Catherine Malabou, L’Avenir de Hegel, Op. Cit., p. 54.
[11] Ibid, p. 26.
[12] Ibid., p. 32.
[13] Sébastien Rongier « Tiers Livre, une structure en constellation », dans Tiers Livre, dépouille & création, Komodo 21, 2015 http://komodo21.fr/tiers-livre-structure-constellation/ (Dernière consultation, le 20 juin 2016).
[14] Gilles Deleuze, Différence et répétition, Op. Cit., p. 273.
[15] Jacques Derrida, L’animal que donc je suis, Paris, Galilée, 2006, p. 51.
[16] Theodor W. Adorno, « L’Art et les arts », dans L’Art et les arts, Traduction Jean Lauxerois et Peter Szendy, Paris, Desclée de Brouwer, 2002, p. 55.
[17] Voir http://remue.net/spip.php?rubrique388 (Dernière consultation, le 20 juin 2016).
[18] Roland Barthes, « L’Effet de réel », Communications, n°11, mars 1968. Le texte est repris dans le recueil Le Bruissement de la langue.
[19] Wolfgang Iser, L’Acte de lecture. Théorie de l’effet esthétique, traduit de l’allemand par Evelyne Sznycer, Bruxelles, Pierre Mardaga éditeur, 1987, p. 83.
[20] Mireille Calle-Gruber, L’effet-fiction. De l’illusion romanesque, Paris, Nizet, 1989, p. 12. Elle ajoute comme une approche méthodologique de l’effet : « effet-fiction – cela vise à concilier deux degrés : l’intelligence du texte, l’intelligence de cette intelligence. C’est lire, et lire la lecture : ce qui conduit à déchiffrer comment le texte s’écrit, et non pas comment il s’est écrit, car sans fin il s’écrit, à chaque parcours d’une instance lectrice. », p. 13.
[21] Arnaud Welfringer reprend cette question à propos des animaux des Fables de La Fontaine.
[22] Vincent Jouve, L’effet-personnage dans le roman, Paris, PUF, 1992.
[23] Emmanuèle Grandadam, Contes et nouvelles de Maupassant : pour une poétique du recueil, Mont-Saint-Aignan, Publication des universités de Rouen et du Havre, 2007.
[24] Voir http://remue.net/spip.php?rubrique388 (Dernière consultation, le 20 juin 2016).