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Des morceaux de ville
vendredi 28 novembre 2008, par
Le premier, on l’a ramassé comme ça, presque par hasard. On sait parfaitement où. On sait presque quand. Le premier geste, le début d’une collection. On a ramassé ce morceau de métal, cette forme de la ville, fragment usé de la ville, morceau cassé de la cité.
Premier geste. Archéologie urbaine et du contemporain. Il est resté dans le sac. Il a été de tous les déménagements, de tous les changements, transformations et découragements. On ne le savait pas encore mais ce geste, ce bout de ville, on se l’invente comme un moment benjaminien, une manière de signifier les ruines auxquelles on appartient, de faire corps avec cette peau de ville. On prend ces morceaux brisés de la ville. On les déplace pour les lire, et voir dans ce déplacement la possibilité d’une poétique.
Rebut de la ville, ou plus exactement, béance qui accueille, dirige, destine le rebut... mais devenant lui-même rebut lorsqu’il se brise, devient fragment. Le voir, le prendre, lui trouver une importance, c’est s’inventer flâneur, et regarder du côté de l’inobservé, du minuscule, s’arrêter devant le micrologique. Et devant cette ruine urbaine, la dynamique d’une image (dialectique).
Mais quand on le ramasse, la première fois, on se sait rien de tout cela, on connaît à peine son nom (WB, TWA, etc.) ; on expérimente ce choc intimement, celle d’une visibilité et de sa disparition, cette tension propre au regard moderne.
Une approche physique de la ville qu’on ne regarde pas comme un musée puisqu’on la verrait depuis ces pieds (... avec ses pieds, bien sûr).
« Vaincre le capitalisme par la marche à pied ». Cette citation de Benjamin, c’est Florent Perrier qui nous l’a fait découvrir (reconnaissance éternelle). Elle ouvre la préface qu’il a écrite pour la publication du livre de Jean-Michel Palmier Walter Benjamin. Le chiffonnier, l’Ange et le Petit Bossu paru chez Klincksieck.
Alors bien sûr, ce geste, cette proximité avec les fragments de la ville sont liés à l’angoisse de la réification qui nous tordent chaque jour... on pourrait de draper dans un esprit de chiffonnier ; l’image serait belle, la comparaison flatteuse, mais trop, vraiment trop.
Mais on sillonne aujourd’hui avec cette pensée, sans qu’on le sache, avant. Mais avec son propre regard oblique sur les déchets, le rebut, sur ces débris, ces haillons d’une ville... au hasards des rencontres urbaines, des rues mal éclairées. Et l’étonnement de la place des ces rebuts dans la pensée, pour la pensée.
La rue conduit celui qui flâne vers un temps révolu. Pour lui, chaque rue est en pente, et mène, sinon vers les Mères, du moins dans un passé qui peut être d’autant plus envoûtant qu’il n’est pas son propre passé, son passé privé. Pourtant, ce passé demeure toujours le temps d’une enfance [1]. Mais pourquoi celui de la vie qu’il a vécue ? Ses pas éveillent un écho étonnant dans l’asphalte sur lequel il marche. La lumière du gaz qui tombe sur le carrelage éclaire d’une lumière équivoque ce double sol. [2]
Encore
Une ivresse s’empare de celui qui a marché longtemps sans but dans les rues. A chaque pas, la marche acquiert une force nouvelle ; les magasins, les bistrots, les femmes qui sourient ne cessent de perdre de leurs attraits et le prochain coin de rue, une masse lointaine de feuillage, un nom de rue exercent une attraction toujours plus irrésistible. Puis la faim se fait sentir. Le promeneur ne veut rien savoir des centaines d’endroits qui lui permettraient de l’assouvir. Comme un animal ascétique il rôde dans des quartiers inconnus jusqu’à ce qu’il s’effondre, totalement épuisé, dans sa chambre qui l’accueille, étrangère et froide. [3]
[1] « CHANTIER
Il est insensé de ratiociner comme un pédant de collège sur la fabrication des objets – matériel éducatif, jouet ou livres – destinés aux enfants. C’est depuis le XVIIIe siècle l’une des spéculations les plus moisies des pédagogues. Leur engouement pour la psychologie les empêche de voir que la terre est pleine des objets les plus incomparables qui s’offrent à l’attention et à l’activité des enfants. Des objets les plus appropriés. Les enfants en effet ont une propension particulière à rechercher tous les endroits où s’effectue de manière visible le travail sur les choses. Ils se sentent irrésistiblement attirés par les déchets qui proviennent de la construction, du travail ménager, ou du jardinage, de la couture ou de la menuiserie. Ils reconnaissent dans les résidus le visage que l’univers des choses leur présente à eux seuls. Ils les utilisent moins pour imiter les œuvres des adultes que pour instaurer une relation nouvelle, changeante, entre des matières de nature très différente, grâce à ce qu’ils parviennent à en faire dans leur jeu. Les enfants créent ainsi eux-mêmes leur monde de choses, petit monde dans le grand. Il faudrait avoir toujours à l’esprit les normes de ce petit monde quand on veut créer de manière préméditée pour les enfants, et qu’on ne préfère pas laisser l’activité adulte, avec tous ce qu’elle comporte comme instrument et accessoire, trouver toute seule le chemin qui mène avec eux. »
Walter Benjamin, Sens unique, traduction Jean Lacoste, Maurice Nadeau, 1988, pages 150-151.
Ce serait peut-être le souvenir de cette enfance fourrée dans les rues de la ville, à s’inventer des aventures, découvrir et explorer les maisons abandonnées, les immeubles crevés par le silences. Et la saleté des rues accrochée aux mains, aux vêtements.
[2] Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle. Le livre des passages, traduction Jean Lacoste, Paris, Les éditions du cerf, 2002, p. 434.
[3] Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle. Le livre des passages, traduction Jean Lacoste, Paris, Les éditions du cerf, 2002, p. 434-435.