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L’avenir des pierres (W.B. 14)

vendredi 14 décembre 2012, par Sébastien Rongier

On avait toujours la pierre dans la poche, et l’idée de la déposer comme un geste pour les livres. Bien sûr, il y avait le souvenir de l’homme, la fuite de l’homme traqué par les nazis et la police française. Mais il y avait aussi les livres et la pensée toujours vive de Benjamin, elle accompagne depuis longtemps.

Une pierre pour Benjamin semblait si naturel.

Dans la tradition chrétienne, on posait des pierres sur les cadavres pour s’assurer que les morts ne pourraient pas revenir. Dans la tradition juive, les pierres déposées accompagnent le deuil et la mort, la marque du passage des vivant pour le mort, le signe du souvenir, en quelque sorte.

Un kaddish païen pour Walter Benjamin.




Je ne sais plus d’où vient le livre, dans quelle librairie d’occasion je l’avais acheté, ni véritablement pourquoi mais Les Pierres du ciel. Les pierres du Chili de Pablo Neruda, je l’ai depuis toujours. L’idée d’un livre de poésie sur les pierres, la poésie des pierres m’avait paru comme un évidence. Il m’a suivi depuis l’adolescence, il été de tous les déménagements et de toutes les bibliothèques à demi perdues.


La pierre comme un poème du deuil.





Mais la leçon n’atteint pas l’homme :
la leçon de la pierre :
sa matière s’effondre et se défait,
sa parole et sa voix s’émiettent.



Le feu, l’eau, l’arbre
se font plus durs,
ils cherchent en mourant un corps minéral, ils ont trouvé le chemin du scintillement :
immobile, la pierre brûle,
nouvelle rose aux durs pétales.



L’âme de l’homme roule au fond du pourrissoir
avec sa fragile enveloppe et dans ses veines
gisantes circulent
les doux baisers dévorateurs
qui consument et habitent
la triste tour du corps détruit



Par ce temps qui l’efface il n’est pas préservé :
la terre de quelques années le renvoie au néant :
son collège spatial le dissémine.



La pierre propre ignore
le trajet passager du ver.


Pablo Neruda, Les Pierres du ciel (XVII)

Dans le petit cimetière de Portbou, à côté de l’installation de Dani Karavan, il y a une plaque commémorative et une pierre, une pierre pour signifier le corps absent de Walter Benjamin.

Son cadavre d’abord enterré avait été ensuite mis dans la fosse commune. Sa dépouille a disparu dans le fatras de l’Histoire.


« Bien qu’une concession ait été payée pour cinq ans par Hannah Arendt, sa dépouille dut être placée dans la fosse commune et on ignore ce qu’il en advint. Il exista bien au cimetière de Port-Bou une tombe de Benjamin : simple construction destinée aux visiteurs. Il fallut attendre 1979 pour que la municipalité socialiste fasse apposer une dalle à sa mémoire. Dans ce magnifique cimetière municipal qui surmonte la mer, constitué de niches horizontales, décorées de fleurs artificielles, on peut voir aujourd’hui sur le premier pallier, le long d’un mur blanc, un rocher de granite, perdu dans la verdure, sur lequel est gravée sa célèbre parole, en espagnol et en allemand, « Il n’est aucun document de culture qui ne soit aussi document de barbarie. » Quant à ses effets personnels, ils ont disparu. »


Jean-Michel Palmier, Walter Benjamin. Le chiffonnier, l’Ange et le Petit Bossu, Klincksieck, 2006, pp. 372-373




La plaque noire de Walter Benjamin, on y a déposé un petit caillou, avec d’autres cailloux, dans l’espace branlant du cimetière. Au-dessus, sur la pierre qui accueille la plaque, dans le cimetière de Portbou.

Les petites pierres coulent, les petites pierres coulent comme des prières aux morts.
















L’ensemble des Variations W.B.





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