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chapitre 1 : 1940 (9 juin. Alger-Paris)

mardi 24 mai 2022, par Sébastien Rongier



1940 (9 juin. Alger-Paris)



Sa dernière mission a pris fin en mai 1940, après six années de missions, immergés dans la vie des Aurès. Germaine ignore la situation concrète qui explose en Europe. Elle a vu la montée de l’hitlérisme durant ses brefs voyages en Allemagne mais au terme de sa quatrième mission ethnographique, elle est coupée de l’actualité mondiale. Plus elle avance, plus l’actualité internationale s’impose. De Arris à Alger, en passant par Constantine, elle apprend l’étendue des désastres et s’inquiète de la défaite annoncée. A Constantine, elle est hébergée chez un ami instituteur et pleure en écoutant Paul Reynaud. La liaison radio est très mauvaise. Les grésillements couvrent la voix de celui qui commente les nouvelles désastreuses et annonce l’arrivée de Pétain et de Weygand pour soutenir le gouvernement. Dans les malheurs de la patrie… deux de ses enfants… sont venus se… heure tragique au service du pays : Pétain, le vainqueur de Verdun… d’un gouffre ; Weygand, l’homme de Foch, celui qui… les grésillements se mêlent aux applaudissements enthousiastes à l’annonce de l’arrivée de ces vieilles figures. Germaine n’ose pas regarder son hôte. Elle est en larmes. Elle a été assaillie par l’émotion en entendant cette voix de défaite. Il n’y a plus d’espoir. L’arrivée de Pétain n’est pas pour elle un bon signe. La radio subitement claire permet d’entendre Reynaud, galvanisé, ajouter dans un souffle Pour moi, si l’on venait me dire, un jour, que seul un miracle peut sauver la France, ce jour-là je dirais : « Je crois au miracle parce que je crois en la France. »

Germaine est épuisée. Elle vient de comprendre la puissance de l’inconscient dans cette phrase : il n’y aura pas de miracle. Rien n’est à attendre des deux sauveurs prophétiques. En quittant Constantine, elle sait que le retour sera lourd et pénible. En arrivant à Alger en pleine ébullition, elle croise le commandant Montagne qui lui donne des nouvelles catastrophiques de la France.

« Mais pourquoi rentrez-vous ? C’est le désarroi. Nous nous acheminons vers une terrible défaite. Il faut préparer la suite ici.
— Je dois rentrer. »

Montagne n’a pas insisté. Germaine Tillion doit rentrer en France et retrouver sa mère pour affronter les vents mauvais. La guerre s’abat sur elle. La traversée est aussi lourde qu’ensoleillée. C’est une sensation déroutante que de vivre les désastres au milieu de la chaleur de l’été qui s’annonce et du ciel infiniment bleu de la Méditerranée. Arrivée à Marseille, elle réussit à prendre un train au milieu de la déroute. L’armée nazie est entrée à Paris depuis plusieurs jours, apprend-t-elle. Elle veut rejoindre Saint-Maur le plus rapidement possible, à contre-courant des français qui fuient la capitale. Elle retrouve sa mère et sa grand-mère. Les deux femmes sont placides mais elles accueillent Germaine avec enthousiasme. Elle leur raconte son périple depuis les montages des Aurès. Trois semaines d’un voyage étrange, ponctué de nouvelles redoutables. Germaine est heureuse de retrouver le visage de sa mère. Emilie raconte à sa fille l’ambiance qu’elle a perçue entre Marseille et Paris. Tout le monde est dans un état de sidération. Germaine n’a pas vécu ce moment de suspension qui précède la débâcle. La drôle de guerre était trop loin d’elle. Elle découvre un effondrement. La nation se pensait puissante et généreuse, gonflée d’idéaux et d’orgueil. La crise morale est profonde, inédite et violente. Chacun est passé en un instant de,la peur à une panique absolue. Tout le monde part et charge ce qu’il peut transporter dans les caravanes de fortune qui seront bientôt bloquées sur les routes françaises. Les Tillion n’échappent pas à ce moment de panique. Elles décident de quitter Paris pour aller trouver refuge dans le Sud de la France. La mère d’Emilie a trouvé une place dans un des derniers trains au départ de Paris. C’est inespéré. Germaine et Emilie décident de prendre la voiture en la remplissant du nécessaire. Elles n’imaginaient pas être les seules sur la route mais elles ne conçoivent l’étendue des départs. C’est l’exode des parisiens et bientôt d’une grande partie la France. La fuite s’organise par accumulation. Des centaines, des milliers, des centaines de milliers de français en voiture, à vélo, à cheval, en moto, à pieds ou avec une charrette, transportant matelas, meubles et bibliothèques, cherchant au fil des routes et des villages traversés de quoi se nourrir, un endroit où dormir. Bientôt l’inquiétude cède la place à la panique, ou à la violence. Les gens s’engouffrent dans ce qui ressemblent à un espoir, les premières rumeurs d’exécutions de soldats britanniques par la SS, les massacres de soldats sénégalais amplifient la peur et les départs. Germaine et Emilie sont bloquées dès la sortie de Paris. Les routes ne sont qu’une immense cohue inimaginable, à l’image de la déroute militaire et de la fuite du gouvernement. Le voyage est lent, difficile et éprouvant. Les militaires se mêlent aux civils et bientôt les avions allemands, ne font plus la distinction entre les uns et les autres. Ils fondent brutalement sur une colonne et tirent sans distinction. Les morts s’accumulent sur les bas-côtés, les voitures sans essence bloquent l’avancée de ceux qui ont encore un moyen de transport viable. C’est au milieu de ce chaos indescriptible, sur le chemin d’un Sud qu’elles n’atteindront jamais que Germaine et Emilie entendent la voix chevrotante du vieux maréchal. Elles se sont arrêtées pour déjeuner. Elles ont encore une miche de pain et du fromage à partager. Elles cherchent à remplir d’eau leurs gourdes en métal. En avançant près des fenêtres ouvertes d’une cuisine, elles entendent le speaker annoncer le discours de Pétain. Cela fait une semaine que Germaine est revenue en France métropolitaine. Elle a déjà l’impression que cela fait une éternité. Elle a surtout le sentiment de ne plus cesser d’être sur la route depuis les Aurès. Mais ce discours du 17 juin 1940 change tout. Elle écoute le vieil homme faire l’éloge de l’armée française et crânement dire je fais à la France le don de ma personne pour atténuer son malheur avant d’annoncer un armistice sans condition. Germaine sent ses jambes fléchir et sa rage intérieure éclabousse soudain le sol. Elle vomit. Elle regarde le petit tas fumant de bile et de maigres restes de nourriture. Ce sera désormais pour elle le portait de Pétain.

L’exode n’est pas seulement un moment pathétique pour les populations. C’est également un révélateur incomparable de la débâcle politique qui conduit aux pleins pouvoirs de Pétain. Elle comprend que cette grandiloquence surannée n’est pas seulement une réédition militaire, c’est un enterrement politique. Pétain liquide la République, ce qui le réjouit. Germaine le refuse, comme par instinct. Lorsqu’elle entend ce message de capitulation, elle vomit. C’est son corps qui résiste. C’est organique. Elle gardera longtemps ce goût de bile dans la bouche. Elle refuse cette société qui s’annonce, momifiée par la défaite. Ce patriotique noué au plus profond de ses entrailles s’insurge et repousse déjà l’idée d’un épuisement de la société française incarné par Pétain. Elle est au milieu d’une étrange défaite, au milieu des véhicules arrêtés, d’un pays en déroute et de la voix d’un Maréchal qui veut rassurer en proposant une vie avec les nazis. Tout est pétrifié entre les colonnes de civils fuyant vers n’importe où sans plus pouvoir bouger et la parole politique qui vitrifie toute forme d’espoir. L’avenir est nazi. C’est ce que dit la voix de Pétain, c’est ce que refuse le corps de Germaine. Elle découvre que son patriotisme est ailleurs. En un instant, elle décide de rebrousser chemin. Il faut rentrer à Paris, et mettre en mouvement son corps pour contrarier l’abdication. Germaine et Emilie font demi-tour, après un nouveau bombardement d’avions italiens qui déversent également leurs marchandises sur les routes françaises. C’est d’ailleurs, cachées au fond d’un talus qu’elles apprennent l’existence d’un appel à la résistance, lancé par un officier français depuis Londres.

« Et qui est cet officier ? demande Germaine au militaire polonais qui évoque avec d’autres militaires en déroute cet appel radiophonique.
— Je ne sais pas. C’était hier à la BBC.
— Il s’appelle De Gaulle… Guillaume ou Charles, je ne sais plus, avait ajouté un autre homme blotti derrière un chêne.
— C’est Charles de Gaulle, confirme la femme d’un marchand de vin qui serre son fils contre elle entendant les vols stridents des avions mussoliniens… il a dit l’exact contraire de Pétain.
— C’est un original ce De Gaulle, ajoute un gradé au fond du talus. On le connaît bien avec ses idées farfelues. Des balivernes, je vous dis, des balivernes et un cinglé.
— Au moins Ce De Gaulle fait quelque chose contre l’envahisseur. Il ne leur tend pas les bras. »

Germaine pense d’abord qu’il s’agit d’un pseudonyme. Le nom ressemble à une affirmation enracinée au plus profond des souvenirs d’une histoire immémoriale, bien que très vague. Mais tout est bon à prendre. C’est une voix qui conforte sa décision intérieure. Après avoir retrouvé la mère d’Emilie, les trois femmes sont bloquées au fond du sud-ouest. Elles attendent le rétablissement des lignes de chemin de fer pour regagner Saint-Maur. Les autorités ont encouragé à quitter la capitale. Ce n’est pas une si mauvaise idée. A peine rentrée de ce périple inutile, Germaine découvre une ville inédite, inconnue. Paris était vide. Le ciel était bleu. Immense. Les rues étaient vides. Silencieuses. Les volets des façades sont fermés. Les rideaux des commerces sont tirés. Aucun enfant ne sort des écoles. Aucun bruit. Aucun véhicule. Seulement les oiseaux qui s’en donnent à cœur-joie. Ils semblent même redoubler d’efforts devant l’absence de concurrence. Elles rentrent toutes les trois à Saint-Maur, non sans difficulté. Miraculeusement, un taxi accepte de les conduire. Germaine est heureuse de retrouver l’avenue du Grand Chêne et leur maison. Les maigres bagages posés, le tour de la maison achevé, l’épuisement a gagné Emilie et sa mère. Germaine s’est dirigée dans la remise. Lorsqu’elle était revenue à Paris pour poursuivre ses études entre deux missions algérienne, Germaine s’était acheté un vélo, un Terrot de 1938. Le vélo est toujours là. Elle aimait le double tubage du cadre et sa selle en cuir Elaedy qu’elle avait trouvé très confortable. Qui lui avait dit que cette marque était l’hétéropalimdrome du mot « Idéale » ? Sans doute Mauss. Cet homme sait tout.

Elle est allée voir l’état de son vélo parce qu’elle a besoin de préparer son déplacement. Elle doit agit, d’une manière ou d’une autre. Elle retourne dans la maison et cherche l’adresse de la Croix-Rouge. Elle ira leur offrir son aide demain. Elle s’inquiète aussi de la santé de Marcel Mauss et de sa femme. Elle ira les voir dans les jours qui viennent. Son vélo va devenir son premier allié. Les pneus sont en bon état. Il faut seulement les regonfler. Elle vérifie dans la sacoche triangulaire sanglée au porte-bagage si le nécessaire à crevaisons est toujours là. Cela arrivera immanquablement. Tout est là, en parfait étant. La dynamo de la lumière avant fonctionne. Les freins sont à resserrer. Un jeu d’enfant. Elle apportera les outils demain matin. Elle n’a même pas besoin de graisser la chaîne du vélo. Tout est en ordre. Il faut seulement qu’elle trouve une plaquette fiscale pour l’année 1940, elle n’est pas revenue depuis 1939 et son vélo est resté dans la remise depuis lors, même si Emilie dit s’en servir pour quelques courses dans Saint-Maur. La police ne l’aurait pas arrêté pour une telle infraction. Les choses allaient sans doute changer.