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chapitre 3 : 1940 (la vie des réseaux)

mercredi 25 mai 2022, par Sébastien Rongier

1940 (la vie des réseaux)




Tout était parti d’une impulsion nécessaire. Germaine, sur son Terrot à la recherche d’un espace où agir, d’un interlocuteur avec qui construire contre les circonstances. C’était donc Hauet et l’UNCC qui allait devenir son premier point d’ancrage. Son trajet était précis : Saint-Maur, rue Bréguet, Bibliothèque nationale, Musée de l’Homme et passages réguliers par la rue Jourdan pour rendre visite à Marcel Mauss. La vie de Germaine est désormais entièrement vouée à l’énergie de ses deux jambes sur son vélo : ses activités clandestines et son travail au musée de l’Homme. Parfois les deux se mélangent car le musée de l’Homme est devenue un haut-lieu de la résistance à l’Occupant. C’est l’occasion pour Germaine d’un premier pont entre deux groupes, entre deux réseaux en train de se construire. Et bientôt d’autres. Chacun s’est formé avec la même spontanéité. On s’ouvre à quelques proches, amis, collègues, voisins, on parle du désastre intérieur que l’on vit. On s’interroge sur ce que l’on pourrait faire devant un horizon aussi bouché, aussi désespéré. On est devant un mur, celui de l’impossibilité. Et on n’a que nos poings pour le faire vaciller, nos poings et nos solitudes qui hurlent dans la nuit qui s’abat. Or, les poings et les cris ne servent à rien dans le vide, dans le désert parisien. Il n’y pas de ruine qui fume et pourtant il ne reste rien. Tout est en place malgré la destruction. Il faut apprendre à désobéir, à trouver comme Germaine des interlocuteurs et se décider à agir. Tout aurait commencé par des petits papiers, des tracts, des traces écrites sur les murs. Des mots de résistance laissés à l’intérieur des journaux, sur un banc, dans le métro, quelques V tracés à la craie sur un mur, des phrases, des poèmes de circonstances, des formes satiriques ou plus directement politiques, l’écriture manuscrite cédant la place aux formes tapuscrites. Les papillons de papiers circulent, ronéotypés ou imprimés au tampon. Un monde souterrain diffuse déjà les premières formes de refus, en attendant la presse clandestine. Tomber sur ces papiers ou sur un placard qui aurait échappé à la vigilance allemande, c’est découvrir qu’on n’est pas seul et que le cri silencieux de celui qui réprouve l’époque, celui-là n’est pas seul contre la force massive de l’armée allemande et la propagande ennemie.

L’UNCC vient d’abord en aide aux coloniaux prisonniers, puis très vite aux fugitifs et bientôt le 2 rue Bréguet sera une cheville ouvrière pour l’organisation d’évasions. Ce pas supplémentaire dans la vie clandestine implique une plus grande structuration et une organisation élargie. Il faut recruter, nouer des contacts avec d’autres groupes pour élargir les filières. Accompagner un fugitif et organiser une évasion implique une chaîne d’individus constituant une véritable filière. Au départ, Germaine ne pense pas à l’échelle d’une organisation. Comme Paul Hauet, elle contacte ses proches, ceux avec qui elle est en confiance. C’est comme cela que la maison de Saint-Maur devient une boîte aux lettres de la clandestinité avec l’aide active de sa mère Émilie. Aider un prisonnier de guerre en fuite, c’est d’abord lui trouver des vêtements civils, des adresses pour se loger en toute sécurité et surtout en toute discrétion. Mais ce ne peut être qu’une première étape. Il faut ensuite trouver le moyen de fabriquer des faux papiers de démobilisation, des papiers d’identité mais aussi des cartes d’alimentation. Il faut également trouver des canaux pour exfiltrer ces hommes ou ces femmes, connaître des passeurs, des moyens de transports et des temps propices aux déplacements de la zone occupée à la zone libre. Chaque relai est un pas supplémentaire vers la liberté. Derrière chaque étape, il y a un lieu, une personne et des compétences. Il faut donc trouver toutes ces articulations qui formeront bientôt une véritable filière. La logistique devient encore plus complexe lorsqu’il s’agira d’accueillir et de cacher les parachutés de Londres, ceux qui viennent du sud, ceux qui veulent s’y rendre. Les documents officiels difficiles à obtenir sont plus nombreux et les biographies fictives doivent être crédibles. Mais pour cela il faut avoir une double activité : être actifs dans la dissimulation et être démonstratifs dans l’action publique. L’UNCC doit se montrer, trouver des marraines pour les prisonniers, leur écrire, envoyer des colis, visiter les malades et les prisonniers, être en contact direct avec l’occupant pour obtenir des droits de visites et de déplacements qui sont également l’occasion de prises de contact et de circulation pour d’autres activités. L’un ne va pas sans l’autre. Il faut protéger les deux et trouver à l’occasion d’une visite dans un hôpital les bons interlocuteurs, comme ces médecins du Val de Grâce qui n’ont pas leur pareil pour falsifier les analyses sérologiques et coller des maladies ou des pathologies particulièrement virales aux patients en attente d’évasion. L’isolement d’un contagieux ou son éviction vers d’autres lieux que l’habituelle prison ou hôpital gardé, favorise les évasions. Très vite, une capillarité de rencontres permet d’élargir le fonctionnement de ce qui devient progressivement un réseau, avec des activités dissociées. Il y a rapidement la section « évasion » et bientôt celle du renseignement. Des rencontres inédites se nouent et chacune prend une importance considérable. Une connaissance qui travaille à la SNCF et qui peut collecter tous les mouvements de trains devient une vigie de premier ordre. Elle dispose de renseignements précieux qu’il faut savoir collecter, transformer et envoyer. Le problème est celui de l’organisation de cette logistique qui se construit en parallèle de celle des prisonniers. Germaine Tillion se démène rue Bréguet pour trouver des solutions alors que les sollicitations ont de plus en plus nombreuses. Alors que le pétainisme met en consolide une idéologie réactionnaire qui replace la femme dans son rôle de mère au foyer, Germaine contrebalance les modèles. Elle est le contremodèle absolu du vichyste tant par son engagement intellectuel que par son travail dans la Résistance. L’entraide devient rapidement une solution pour permettre à ces premiers noyaux de survivre et de se consolider. Ils seront bientôt violemment réprimés par l’occupant nazi et le pouvoir collaborationniste. En attendant, certains réseaux naissent au pied des statues perdues.

Le général Mangin avait une image controversée. A la fois militaire glorifié pour ses actions d’éclats et ses idées tactiques durant la grande guerre, et officier montré du doigt pour les morts qu’il aurait accumulé, il est resté dans les mémoires comme l’homme qui a commandé et popularisé les troupes noires. Au sortir de la guerre, il réussit à avoir deux ennemis irréductibles. Pétain et ses affidés le détestent car leurs conceptions militaires divergent fondamentalement et qu’il peut faire de l’ombre au glorieux Maréchal. Hitler déteste également Mangin. Il a permis la victoire française et l’humiliation allemande. Il est surtout le commandant en chef des troupes d’occupation en Rhénanie allemande, où il installe ses troupes issues des colonies. Les allemands voient cela comme une humiliation supplémentaire et développent une haine farouche contre cet homme victorieux et ami des noirs. Mangin meurt en 1925 après un repas entre amis. On soupçonne qu’il ait pu être empoissonné par des espions allemands. La veuve de Mangin refusera tous les honneurs proposés, à commencer par ceux Maréchal. Elle ne veut être redevable de rien à l’égard de Pétain. En 1928, Foch demande qu’on érige une statue à l’effigie de Mangin. Real Del Sarte la réalise. On y voit Mangin, monumental, le bras levé, l’index pointé, guider ses troupes en arme. Le militaire en grande tenue est en pleine action, au cœur du conflit armé. Il est entouré d’un tirailleur noir et d’un militaire qui hurle le rappel des troupes. Elle est installée près des Invalides, place Denys Cochin et inaugurée le 19 mars 1932. La première chose que feront les troupes allemandes, sur ordre d’Hitler, sera de détruire cette statue. Le 27 juin 1940, la statue de Mangin est déboulonnée et découpée au chalumeau. Le socle qui formait une pierre sur laquelle s’élevait la haute silhouette du militaire français, est ensuite détruit à la dynamite. Les gravats sont emportés et le sol nivelé. Rien ne reste de la statue sinon le souvenir de quelques militaires qui viennent spontanément sur cette place du septième arrondissement pour honorer la mémoire de Mangin et défier les premières exactions des troupes allemandes à Paris. C’est très exactement là que Paul Hauet retrouve un ancien camarade d’armes, Maurice de La Rochère. Ils regardent le désastre, celui qu’ils voient sous leurs yeux, celui auquel ils pensent. Les deux hommes n’ont pas besoin de parler. Mais ils ont des choses à se dire. Hauet sait que La Rochère ne serait être inactif. Ils se sont rencontrés sur les champs de bataille du Soudan. Leur amitié militaire est solide. Il sait que La Rochère déteste Pétain et plus encore l’invasion allemande. Au fur et à mesure de leur conversation autour de la place Cochin, La Rochère lui parle ouvertement. Son traditionalisme catholique ne souffre aucun compromis. Il refuse en bloc la situation et ce qu’elle annonce. Il balaye du revers de la main ses anciennes relations avec l’Action française. « Je sais, je sais, je vous ai longuement parlé, jadis, de mon amitié d’enfance avec Maurras. Il restera mon ami d’enfance et même si je peux partager certaines de ses analyses, rien ne pourrait me rapprocher de la crapulerie qui arrive. » Hauet est rassuré mais il sait que son camarade est précisément sur cette place pour les mêmes raisons que lui, la statue de Mangin n’était pas un prétexte mais un symbole. Hauet se penche, ramasse un morceau de granit rose. Ce débris du socle de la statue avait échappé à la vigilance des soldats allemands. En le montrant à La Rochère, Hauet lui dit « Ce fragment ira sur mon bureau pour tenir mes papiers. Nous allons avoir du travail à accomplir ensemble. » Les deux hommes saluent le lieu vide et partent chercher un endroit où parler.

La Rochère était un homme d’action, un militaire zélé, un fervent catholique avec un vieux fond monarchiste, âgé de 70 ans en 1940. C’est un homme que rien ne destine à la désobéissance, ou la sédition. Il agrège rapidement autour de lui des hommes et des femmes qui vont agir sous différentes formes : propagande, faux documents et surtout renseignements. Il a été officier dans les renseignements, il a une certaine connaissance des procédures propre au monde du renseignement. Il a surtout une opportunité formidable quand il croise la route d’Espérance Blain au début de l’Occupation. La Rochère intègre un petit groupe d’homme qui s’est formé pour tenter quelque chose. Son sens de l’organisation lui fait rapidement prendre la tête du petit groupe qui s’est baptisé Vérité française. Un vétérinaire de cette nébuleuse informelle, Philippe Sarrazin lui parle d’une connaissance qui travaille à la Préfecture de la Seine.

« Elle venait régulièrement pour son chien malade avant la guerre. De fil en aiguille, nous avons fini par nous lier amicalement. Elle ne supporte pas cette situation et voudrait se rendre utile.
— La revoyez-vous ? avait demandé La Rochère.
— La semaine prochaine pour son chien.
— Dites-lui que je vais solliciter un rendez-vous à la préfecture pour la rencontrer. Comment s’appelle son chien ?
— Hector… Pourquoi ?
— Ce sera mon code. Pour qu’elle me reconnaisse et soit en confiance, je lui demanderai des nouvelles d’Hector. »

C’est ainsi que La Rochère met un pied à la préfecture de la Seine. Espérance Blain travaille rue de la Bûcherie, à deux pas de Notre-Dame. Son service s’occupe de l’enseignement primaire mais elle est au cœur de la machine administrative. Elle le sait. La Rochère aussi. Il voit immédiatement l’intérêt d’une telle relation. Espérance Blain est une petite femme élégante de cinquante-deux ans. Elle ne suit pas la mode des magazines et porte des jupes à la coupe droite et sans fioriture. Comme lui avait dit Sarrazin, « Elle ne paye pas de mine ». Cependant La Rochère a remarqué son regard déterminé. Ils deviennent très rapidement complices malgré la réserve militaire de La Rochère. Espérance a le prénom le plus désigné pour la période. Elle fournit à son complice tous les documents officiels pour établir des faux : fiches de démobilisation, cartes d’alimentation, carte d’identité, laisser-passer de tous ordres, cachets, papiers à-en-tête. Plus encore, Espérance fournit également un petit bureau au militaire. Sa silhouette devient celle d’un honnête inspecteur général retraité de l’Éducation National. Il semble toujours actif dans la maison puisqu’il reçoit de nombreux visiteurs et travaille ardemment dans ce petit bureau équipé d’une machine à écrire et du papier de l’administration de la Révolution nationale. C’est ici que La Rochère rédige des tracts et dépose des documents sensibles. C’est également dans ce bureau qu’il code l’ensemble des renseignements qu’il collecte. Parfois quand Espérance passe discrète le voir pour donner des papiers subtilisés à l’administration, celui-ci répond souvent, sans lever la tête de son travail « Je chiffre, Espérance, je chiffre ! ». Il transforme les données et les plans en code qu’il transmet ensuite via son réseau aux services anglais. Espérance Blain, de son côté, ne se contente pas de subtiliser tel ou tel document, elle s’est trouvée un don incroyable pour recruter de nouveaux volontaires, si bien que, grâce à elle, une partie de l’administration centrale intègre son organisation. Du concierge au sous-directeur en passant par les secrétaires, Espérance Blain est à la tête d’un groupe particulièrement actif et nécessaire aux activités de Paul Hauet. Ce dernier a besoin de nombreux documents pour faciliter la fuite des fugitifs ou des clandestins. Jamais Espérance Blain ne croise Hauet ni Germaine Tillion. La Rochère et Hauet font très attention à maintenir une grande étanchéité dans les leurs actions. Les relais se font souvent par des boîtes aux lettres anonymes. Les informations circulent, en même temps qu’une prise de conscience du danger grandit. Tillion ne révèle rien de ses relations et connexions. Elle ne croise qu’une seule fois La Rochère, presque par hasard, parce que ce dernier est en contact étroit avec Boris Vildé et le groupe qui travaille, comme elle, au musée de l’Homme. Très rapidement, ce petit quatuor s’organise et sans fusionner. Ils tentent de maintenir un équilibre et un dialogue secret dans les distances propres aux réseaux clandestins. Chacun ne sait pas tout de l’autre.

Le mot même d’espion ou d’espionnage n’était pas entré dans l’esprit de Germaine. Elle a quitté une légalité qu’elle ne reconnait de toute façon plus. Mais elle n’a pas encore eu le temps de nommer ce qu’elle fait. Elle est dans une action qui prend toute son énergie, une action et une attention qui saisissent l’esprit. Les seules représentations connues sont celles de Mata-Hari. Elle est bien loin de tout cela. Elle pensait à cela sur son vélo, pédalant vers le boulevard Jourdan. Mata-Hari ! Ce qui fait une espionne efficace, c’était le sens de l’observation et la capacité de trouver un destinataire à ces observations. Le renseignement est tout ce qui compte alors. Mais il n’est rien s’il n’est pas articulé à un schéma de communication fiable. Il faut réussir à joindre Londres d’une manière pérenne et efficace. L’efficacité signifie alors « ne pas se faire prendre » et trouver les chemins de traverses vers la zone sud. Il faut savoir être nébuleux et clandestin au sein même de son réseau.

Mata-Hari ! Voilà donc la seule image que l’on garderait d’une Résistante ? Germaine Tillion n’est pas la seule femme dans sa situation, dans son engagement. Comme Espérance Blain ou Yvonne Oddon, elle s’engage très tôt et prend rapidement les rênes de l’organisation avec Hauet, faisant un travail de liaison et d’organisation avec différents groupes, jusqu’au rapprochement avec le groupe de Jacques Legrand Gloria SMH, ce réseau également créé par une femme, Jeanine Buffet-Picabia.